Evidemment, l’échelle était glissante. Un vieux manoir, doté de mécanismes magiques permettant d’ouvrir des dalles dans le sol à l’énonciation d’un mot, et qui avait apparemment manqué de zèle sur l’entretien des barreaux de l’échelle juste en dessous. Je dérapai et m’étalai dans la pièce sous moi, non sans m’occasionner quelques douleurs contondantes, qui ne manqueraient pas de meurtrir mon postérieur, qui se couvrirait sans doute rapidement de belles taches bleutées m’allant sans doute fort bien au teint.
La pièce où j’avais atterri était toute boisée : à la place du carrelage tenait un parquet massif. Les murs étaient recouverts de bois lisse, eux aussi, et la clarté des lieux s’expliquait par la présence de candélabres en nombre, contrastant avec la noirceur d’ébène des murs.
Une jeune femme, une enfant, en vérité, se tenait au centre de la pièce, toute de noir vêtue. Pâle, elle avait les cheveux noirs, attachés en deux couettes, et ses grands yeux baignés d’une lueur rougeâtre étaient fixés sur moi. La candeur de son apparence ne m’empêcha pas de me méfier d’elle, sitôt qu’elle ouvrit la bouche pour parler. Sadique, son discours semblait vouloir s’en prendre à moi. Que lui avais-je fait ? Je ne saurais l’affirmer. C’était de la cruauté gratuite, apparemment. Les résidents de ce manoir y semblaient coutumiers.
Mais je n’eus guère le temps de réfléchir plus longtemps à ses motivations : une brume noire sembla lui sortir de l’arrière train, et envahit tout un pan de mur. Elle prétendit que ça allait me distraire pendant un bon moment. Un bien maussade gaz, s’il m’était donné de juger. D’autant que les bruits de clapotis aqueux, et l’odeur nauséabonde qui se dégageaient de la noire fumée ne disaient rien qui vaille sur l’état de son colon. Mais je déchantai vite : une forme apparut, et traversa la demoiselle. Une forme horrible, qui m’était hélas familière, bien que plus petite ici que dans mes noirs souvenirs. Le Dieu Pieuvre. Celui que j’avais vaincu, en compagnie d’autres, dans les profondeurs des mines de Nosveris. Une représentation fort réaliste de cette chose immonde se tenait là, clapotant et grognant de toute son écœurante apparence. Je me figeai, prostré soudainement dans les souvenirs de cette chose qui pénétrait encore mes chairs, près tout ce temps. Plusieurs mois m’avaient été nécessaires pour me remettre de cette expédition, de ce combat, et de l’horreur que j’avais pu vivre dans cet enfer de noirceur et de cruauté. Plusieurs longs mois, durant lesquels je notai mes mémoires de cet événement, tentant de chasser dans l’alcool et les femmes sans saveur le souvenir de cette atrocité. Je n’y étais pas parvenu, et j’avais appris à vivre avec, bien que les rappeler à moi me soulevait le cœur, et m’emplissait de peur.
Mais là… là, c’était différent. Et la voix de la jeune fille immatérielle me rappela à l’ordre. Cette chose qui hantait mes rêves, mes souvenirs et ma chair, cette chose immonde, elle était morte. Définitivement morte. Elle n’existait plus, et n’avait plus lieu d’exister. Son culte-même avait été détruit. Plus personne ne tenait à cette divinité déchue, avatar d’une civilisation perdue. Selon la voix, la chose me laissait le loisir d’attaquer le premier. C’était ridicule. Une chimère, une illusion. Jamais tel monstre n’aurait ce type de délicatesse, j’en étais maintenant convaincu : tout était faux. Le monstre, la fumée, et même la petite fille. Je reculai pour m’adosser au mur, croisant les bras sur mon torse en gardant tant que possible une attitude détendue, reculée… Même si la vision m’émouvait plus qu’elle ne devrait. L’acuité de mon esprit, mon sens aigu du rationalisme m’aidaient à garder les idées claires. Je lançai, dédaigneux :
« J’ai déjà vaincu ce monstre. Il n’est qu’illusion, comme tout ce qui m’apparait ici. Cessez-donc de tenter de me faire peur, et indiquez-moi la sortie de cet endroit. Sur le champ. Ce jeu morbide a assez duré. »
Et je plongeai mon regard dans les petits yeux orangés et globuleux de la chose irréelle qui me faisait face. Une nouvelle énigme ? Peut-être… C’était un monstre à vaincre par l’esprit, non la force.
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- Selen Adhenor -
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