Lorsque Mëaren me rejoint, quelques minutes plus tard, au centre du cercle d'une quinzaine de mètres qui s'est formé, il a revêtu une lourde armure de plate de bon acier et a coiffé un heaume intégral, une vision qui me fait sérieusement grincer des dents car le sabre qui m'a été prêté n'a rien d'une arme capable de seulement cabosser une plaque d'acier massif. A contrario, je ne suis vêtu que d'un pagne et l'épée longue de mon adversaire n'aura donc aucune peine à trouver ma chair à la moindre erreur de ma part. Mais bon, personne n'a jamais dit que le combat se devait d'être équitable, seuls les preux imbéciles bourrés d'idéaux chevaleresques s'attachent à ce détail, les autres ne se soucient que d'une unique chose: abattre leur adversaire avant qu'il ne le fasse. Reste que le combat s’avérera des plus délicats pour moi, je ne dispose pas du redoutable avantage que me confère habituellement le maniement simultané de deux lames et je n'ai aucune protection susceptible de compenser un défaut de parade ou d'esquive. Mais c'est aussi en cette absence d'armure que résidera ma force dans cet affrontement: je serai plus léger, plus souple qu'avez vingt kilos de ferraille sur le dos, je me fatiguerai moins vite que lui et mon champ de vision sera bien meilleur que celui permis par le foutu heaume porté par Mëaren. On se rassure comme on peut...
"Tu viens de commettre ta dernière erreur, petit. Une ultime déclaration avant de mourir?"
Je lui souris froidement en me mettant en mouvement de façon à lui tourner autour tout en restant hors de portée de sa lame et en prenant soin de dissimuler mes capacités réelles:
"Je n'ai pas prévu de mourir aujourd'hui sieur. Mais je vais vous apprendre qui je suis afin que vous sachiez qui va prendre votre vie: je suis Tanaëth'tar Ithil, Lame du Crépuscule, champion de Sithi et dirigeant des Danseurs d'Opale."
Mon ennemi ricane moqueusement dans son heaume, rétorquant avec mépris tout en pivotant pour continuer à me faire face:
"Je savais déjà ton nom, vermisseau. Tu n'es rien, ta famille a été écrasée et ton tour est venu."
Je plisse les yeux à ces paroles, comment peut-il savoir qui je suis et ce qui est arrivé à mes parents? Je suis certain de ne jamais l'avoir vu à Nessima et je doute fort que l'histoire ait jamais atteint une autre ville, l'affaire ayant été soigneusement étouffée par Averenn et ses laquais. Sans cesser de bouger, je repense à la trop grande facilité avec laquelle il a accepté mes conditions à Raynna, une aisance que n'explique pas ce que j'ai découvert de ses manigances par la suite. Il lui aurait été facile alors de me capturer et de me livrer aux Eruïons au lieu de les laisser se charger de moi, alors pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Le bougre profite de mes cogitations pour se fendre subitement et pointer mon ventre de la pointe de sa lame, un coup basique que je pare d'un revers nerveux avant de me reculer vivement hors de sa portée.
"Vraiment? Je ne me souviens pourtant pas vous avoir déjà rencontré, ni même avoir entendu parler de vous. Mais peut-être étiez-vous en charge des latrines plutôt que général, à l'époque? Ceci expliquerait cela..."
De la provocation pure est simple, volontaire. Je veux savoir de quoi il retourne, le pousser à se mettre en colère et à laisser son orgueil le dominer afin qu'il parle et commette des erreurs, mais ce ne sera sans doute pas aussi simple que je l'espérais car il se contente de rire une nouvelle fois en me rétorquant:
"Tu es comme ton père: tu n'as jamais rien compris à ce qui se passait, te duper est si aisé que c'en est presque inintéressant."
Mais c'est qu'il tenterait de retourner mes armes contre moi, l'enfoiré! Surtout, surtout ne pas laisser la moindre prise à la colère que l'évocation de mon père pourrait facilement faire naître en moi, je dois garder une absolue maîtrise de mes émotions si je veux avoir une chance de m'en sortir. J'esquive une nouvelle attaque en direction de mon bras gauche et riposte d'une taillade visant ses yeux pour le forcer à reculer. Je sais très bien qu'elle ne risque pas de le blesser, mais rares sont ceux qui ne réagissent pas instinctivement quand quelque chose menace leurs prunelles. Il n'échappe pas à la règle et recule comme prévu pour esquiver mon sabre, mais sans m'offrir la moindre ouverture malheureusement. Je ne sais pas s'il a vraiment été général, j'en doute un peu, mais il sait se battre le saligaud!
"Vous êtes à la solde d'Averenn, c'est ça? Son allié peut-être?"
"Ahahaha! Que tu es amusant! Malgré toute sa morgue, Averenn n'est qu'un pion insignifiant sur l'échiquier, petit. Ce qui se passe échappe aussi totalement à sa compréhension qu'à la tienne, et jamais vous n'aurez la moindre chance de seulement entrevoir un plan qui vous dépasse de très loin."
Le fourbe en profite pour se lancer soudain dans une brutale série d'attaques de pointe vicieusement dispersées, manquant de peu me prendre en défaut, distrait que je suis par mes réflexions. Un vigoureux bond en arrière m'épargne la mort mais, ce faisant, j'ai omis de prendre en compte la foule qui nous entoure et sens soudain des mains me pousser sèchement dans le dos et me propulser vers l'épée qui vrombit toujours! Je parviens à la parer en catastrophe, mais mon geste est imparfait et la lourde lame me balafre salement l'épaule gauche avant de revenir à une vitesse foudroyante pour me trancher le col. Huées et cris de joie résonnent dans l'assemblée alors que je me jette précipitamment au sol pour esquiver le coup mortel, qui passe si près de mon cou que je sens contre ma peau le mouvement d'air que l'épée provoque. Je roule aussitôt sur moi-même pour me dégager de cette fâcheuse posture, mais Mëaren est rapide et n'entend pas me laisser le loisir de me reprendre. Sa lame pointe mon ventre, me forçant à une contorsion désespérée, puis ma cuisse droite, piquant cette fois douloureusement ma chair! Rageur, je m'empare d'une poignée de sable de ma main libre et la lui projette au visage, ce qui l'oblige à secouer furieusement la tête pour évacuer les grains qui se sont infiltrés dans les fentes de son heaume et donc dans ses yeux. J'en profite pour me relever hâtivement, non sans grimacer de douleur lorsque je prends appui sur ma cuisse blessée, et m'écarte en boitant afin d'avoir le temps de jeter un rapide coup d'oeil à mes blessures. Celle de l'épaule n'est apparemment qu'une estafilade, peu profonde mais saignant passablement. Celle de la cuisse est plus sérieuse, mais rien d'essentiel à mes mouvements ne semble avoir été touché, cela fait juste un mal de chien. Mon ennemi ne tarde pas à me refaire face, goguenard:
"Alors, "oracle", tu ne l'avais pas vu venir, celui-là?"
Plutôt que de lui répondre, je rassemble massivement mon énergie intérieure et la déploie de manière à améliorer ma maîtrise d'arme et ma précision, sacrifiant ainsi un peu de ma force qui ne me sert strictement à rien dans le cas présent. Mëaren repasse à l'attaque en me chargeant soudain comme un taureau dans le but de m'empaler, une technique des plus rustiques que je maîtrise aussi bien que lui mais qui, dans le cas présent, s'avère être un choix idiot car ce faisant il y perd en précision alors que je viens justement d'accroître la mienne. Je l'esquive souplement d'un entrechat sur la gauche et déploie une nouvelle fois mon ki pour riposter en portant un coup vif et puissant sur sa main d'arme, mais le bougre parvient de justesse à la ramener assez vite à lui et mon acier ne fait que claquer bruyamment sur la garde de son épée. Je bondis en arrière lorsqu'il enchaîne d'un revers visant mes côtes puis, alors que sa lame revient en coup droit, l’enveloppe joliment de la mienne en soutenant mon geste d'un peu de ki afin d'essayer de la lui arracher. Durant une fraction de seconde, j'ai l'impression que ma technique va réussir, mais mon rude adversaire est retors et, pivotant brutalement en prenant soin d'accompagner ma tentative de désarmement, il m'assène de sa main libre un formidable coup de poing bardé d'acier sur mon épaule déjà blessée! Et là, j'ai beau y être résistant, je jappe de douleur en titubant en arrière...
"Champion de Sithi, hein? Sans rire. Un vulgaire fermier, oui, je pourrais t'écraser à mains nues sans même transpirer..." ricane Mëaren en me collant au train.
Le pire, c'est que je me sens bel et bien dans la peau d'un paysan face à un guerrier aguerri, juste là, pas une seule fois je n'ai seulement réussi à le menacer sérieusement! Qui est ce type, par Sithi?! Et le sang que je perds en abondance commence à m'affaiblir insidieusement, si je n'en finis pas très vite je suis un Sindel mort... mais comment? Comment passer sa bons dieux d'armure avec mon arme trop légère? Viser les jointures, bien sûr, mais cet enfoiré les protège avec une remarquable efficacité. La donne serait différente si j'avais deux armes, je pourrais en utiliser une pour écarter son épée et l'autre trouverait alors à s'insinuer jusqu'aux points faibles de sa plate, mais avec une seule?
(Feinte-le, sois plus malin que lui!)
(Je fais de la broderie, là, à ton avis? Tu en as de bonnes...)
J'esquive deux rudes coups de taille et en pare un troisième in extremis tout en cherchant désespérément une faille dans sa défense, mais je n'en vois aucune. Ce mec est une véritable tour ambulante, les seules ouvertures que je distingue sont pareilles à des meurtrières, trop étroites et parfaites pour qu'en jaillisse la mort. Néanmoins le conseil de ma Faëra fait peu à peu son chemin et une stratégie commence à se dessiner dans mon esprit, risquée, incertaine, mais je n'ai pas mieux et ne rien tenter me conduira inexorablement à ma fin. Après avoir esquivé une dangereuse fente, je rassemble massivement mon ki et le modèle en une forme d'attaque qu'il ne peut avoir déjà vue: la danse de l'éclipse. J'entame aussitôt une véritable chorégraphie tournoyante de toute ma célérité, dissimulant mon sabre avec mon corps pour le faire jaillir de l'ombre à contre-pied de la défense de mon adversaire, encore et encore. La technique le surprend clairement et il perd pied un instant mais, lorsque ma lame trouve enfin la faille et s'y précipite au terme d'une ellipse foudroyante, ce n'est que pour riper sur sa plaque d'épaule au lieu de s'enfoncer comme prévu dans la jointure!
(Putain de sabre!)
Maniant une arme que je ne connais pas parfaitement, j'ai en effet sous-estimé sa courbure, d'un rien, mais un rien de trop. Et la riposte s'abat, brutale, sous la forme d'un véritable déluge de coups puissants qui me contraignent à toute une série d'esquives et de parades mettant ma résistance et mon souffle à rude épreuve. La mort dans l'âme, je prends conscience que ce salopard me surpasse dans le maniement des armes et que je ne lui résisterai plus bien longtemps car je sens déjà mes jambes trembler de fatigue sous moi. Comment Mëaren fait pour être encore aussi en forme avec le poids qu'il a sur le dos, ça je l'ignore, mais le fait est que contrairement à moi il ne semble pas même essoufflé. Il ne me lâche pas d'ailleurs, et enchaîne avec une contre-volte effrayante de rapidité qui me prend une nouvelle fois en défaut. Je n'ai que le temps d'interposer ma lame très imparfaitement, ce qui réussit néanmoins à faire pivoter légèrement l'épée de mon ennemi et, au lieu de me faire proprement trancher la jambe, c'est le plat de la lame qui me percute violemment à l'arrière du genou. Le choc est tel qu'il me contraint à mettre ledit genou en terre en grognant de douleur, une position désastreuse car déjà mon adversaire revient à la charge pour m'achever en riant:
"Bien le bonjour à tes parents, petit paysan!"
A l'instant où il se dresse au-dessus de moi pour en finir, je rassemble le maximum d'énergie spirituelle possible et joue ma dernière carte en la relâchant sans douceur. Sabre à l'horizontale juste au dessus de mon crâne, comme si j'espérais me protéger de son coup, je me ramasse sur moi-même, mimant ainsi l'attente du coup fatal. Puis, puisant dans mes ultimes ressources, je me projette soudain vers lui et vers le haut au moyen de ma jambe intacte et pliée, redressant dans le même temps mon sabre qui crisse atrocement contre l'épée qui s'abat et l'écarte ainsi juste assez de moi pour qu'il m'entame légèrement le cuir chevelu au lieu de me fendre le crâne. La pointe de mon arme, elle, trouve sans faillir le mince espace qui sépare le heaume du gorgerin et s'enfonce profondément dans la mâchoire, puis dans le crâne de mon adversaire. Collé à lui, je vois son regard s'écarquiller de stupeur et d'incompréhension, puis se brouiller alors que je retire ma lame et lui adresse quelques mots d'une voix glaciale:
"Technique de petit, ce sont les Thorkins qui me l'ont apprise. Approprié, non? Bien le bonjour à tes semblables, charogne!"
Contre toute attente, Mëaren parvient encore à croasser un faible rire en bafouillant d'une voix hachée:
"Ah ah ah! Crever...tous crever...foutus...dupés ju...jusqu'à l'os!"
Puis il s'effondre lourdement, m'obligeant à faire un pas de côté pour ne pas me retrouver coincé sous son cadavre. Une monstrueuse clameur s'élève à cet instant des Eruïons et des Sindeldi qui ont été les esclaves ou les prisonniers de cette vermine, me rappelant subitement où je me trouve. Vacillant, je me tourne vers la matriarche et m'incline quelque peu maladroitement devant elle en lui demandant:
"Votre honneur est-il suffisamment lavé, ma dame?"
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