Elle semble vouloir en savoir plus sur moi. Par intérêt ou simple politesse, elle m’invite à demi-mot à narrer ce que je nomme mes hauts-faits, terme qu’elle semble, par une question, peu porter dans son cœur. Je lâche un petit rictus amusé.
« Oui, ces actions qui font que les autres vous reconnaissent comme un héros, un sauveur, un aventurier de valeur, alors que certaines de celles-ci ne sont que le dixième des efforts qu’on a fourni pour un autre acte, non reconnu, celui-ci. »
Risques et récompenses n’étaient pas toujours liés. Une chose, cependant, prédomine toujours pour moi : l’aventure. Elle me fait me sentir vivant, à chaque instant. Via le risque, peut-être. Et je ne crache ni sur la gloire, ni sur la richesse que ça procure. Mais aucune de ces deux caractéristiques n’est l’essence de ma vie. Je poursuis :
« Oh, aucune guerre ouverte, comme ça a été le cas pour toi. Je ne serais pas un bon soldat… Pas assez de discipline. »
Et sans même savoir si ça l’intéresse vraiment, je commence à narrer le résumé de ma vie, tout en faisant des allez-retours dans la clairière, balançant mon arme dans ma main.
« Je n’ai jamais connu mes parents. Je n’en ai pas le souvenir, du moins. Lorsque j’étais jeune enfant, j’ai été abandonné dans la forêt bordant Tulorim, sur l’Imiftil. J’y ai été recueilli par un vieil elfe sylvain, qui s’était retiré de son peuple pour vivre seul ses derniers jours parmi les arbres et les animaux. Il a mis son dernier voyage de côté pour m’apprendre la plupart des choses que je sais actuellement : lecture, langage, histoire des peuples, géographie, survie… Il a été mon mentor dans bien des domaines. C’est lui qui, sans le vouloir, a mis l’aventure dans mon cœur. »
Son visage bienveillant se rappelle à mon souvenir, et après un soupir, je poursuis.
« Lorsqu’il a quitté ce monde, j’ai été livré à moi-même… Ce fut une période assez trouble, jusqu’à ce que je décide de rejoindre ce dont il m’avait toujours parlé : la civilisation. Tulorim, en l’occurrence. Ne sachant vers quoi me diriger, j’ai intégré la milice, et y ai fait mes armes. Démanteler des trafics d’armes, escorter une princesse du désert et faire naître son enfant, pourchasser des bandits… Ce boulot m’a fait pas mal voyager, et apprendre à connaître les peuples du nord de l’Imiftil. Et puis un jour, j’ai quitté Tulorim en compagnie d’un shaakt idéaliste, dont le vœu était de sauver les siens de la dictature des prêtresses noires. Il m’a emmené sur son navire, et c’est là que j’ai rencontré Fléau, qu’il m’a sauvé la vie lors d’une tempête. Arrivés à Caïx Imoros, nous avons fui la ville ensemble, après nous être rendu compte que les sindeldi n’étaient pas particulièrement bien vus, là-bas… »
La garde noire galopant à notre suite dans les ruelles étroites et souterraines de la cité shaakt… Pas vraiment un bon souvenir, mais ça n’a fait que renforcer mes liens avec Fléau.
« J’ai œuvré pas mal de temps pour l’objectif de cet elfe noir, Daïo. En vain, je pense… Puis, nous avons été engagés en tant que mercenaires par Kendra Kâr avec de nombreux autres aventuriers pour explorer une île mystérieuse sur laquelle la Cité Blanche avait des vues. Verloa, l’île aux Dragons. Un endroit dangereux, de mort et de souffrance. Là se situe une porte menant directement aux Enfers de Phaïtos, où nous sommes tous atterris. Daïo, Lothindil, Lelma et sa fille, Lillith… »
Lillith. Son évocation me rappelle qu’il me manque. M’indique qu’il me manque. Est-ce ce lien qui m’a toujours manqué, dans mes relations ô combien nombreuses avec les êtres de ce monde ?
« Andelys le général kendran, Averoès, et d’autres encore… Nous avons quitté le monde des morts après avoir combattu les traîtres de notre équipée, et vaincu le champion du dieu noir. C’est là que j’ai reçu cette lame, cette rapière que tu tiens. Un cadeau de Phaïtos. »
Un objet de mort… qui a fait couler le sang de nombreuses fois.
« Après notre retour à Kendra Kâr, j’ai coupé les ponts avec Daïo. Je suis parti vers une aventure toute autre, toujours au service de Kendra Kâr. »
Je lui montre mes brassards, au blason kendran affiché ostensiblement, même si mon cœur n’a jamais été du côté de la ville blanche.
« A la recherche d’un artefact puissant, recherché tant par Oaxaca que par ses ennemis. Plusieurs de ces objets, une fois rassemblés, auraient permis la victoire totale de l’un des camps sur l’autre. Cette quête de la Larme de Thimoros m’a emmené loin d’ici, sur un… autre monde. Gramenou. Un monde sous-marin. J’ai vaincu les gardiens de l’artefact, et l’ai ramené à Kendra Kâr, non sans perdre une personne qui m’était devenue chère… »
Sidë, cette elfe bleue qui m’a accompagné tout ce temps, et qui est morte pour me sauver.
« C’est là que j’ai appris mon… lien avec Sisstar. Elle a tenté de m’arrêter, de me tuer, mais j’ai fui. »
Ce n’est pas tout à fait exact, en vérité. Mais je n’ai pas envie d’évoquer le tournant principal de mon existence : la guilde des Amants de la Rose Sombre. Pas pour le moment, du moins. Ni ma rencontre avec Lysis.
« J’ai alors vécu d’aventures, de voyages sur Nirtim et de débauches au Temple des Plaisirs, à Kendra Kâr. »
Autant le présenter pour ce qu’il parait aux yeux des citadins…
« Jusqu’à me retrouver ici, perdu sur cette île, en ta compagnie. Une nouvelle aventure, encore. »
Je laisse le silence retomber. Je n’ai pas l’impression d’avoir porté mon récit au millième de ce qu’il a été réellement pour moi. De ce qu’il a vraiment compté. Pourtant, telle est mon histoire, mon récit, dont toute la partie des Amants a été occultée, toutefois. Mais toute ma sincérité ne peut trahir la promesse que je leur ai faite de ne pas révéler leur existence. Notre existence.
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