Mon récit fait réagir l’elfe blanche, qui lâche enfin un peu autre chose que ce détachement, ce retrait émotionnel, cette froideur prudente, ce mystère contrôlé. Avec un ton désappointé, elle annonce avoir participé à la prise d’Henehar par Oaxaca. Pour ma part, je n’ai eu vent de cette prise, fort lointaine des contrées que j’ai parcourues. Y avoir contribué… Je ne sais comment comprendre cette assertion synonyme d’aide, mais énoncée avec une telle rancœur blasée qu’elle n’a pu être qu’une erreur, qu’un échec personnel. Le dernier commentaire, arguant son appartenance entière à Yuïa, divinité glacée, me donne l’impression d’être en face d’une coquille vide plus que d’une personne complète. Un être vivant dont on aurait arraché le cœur, l’âme. Pion d’un dieu… Voilà qui n’est pas sans me rappeler une certaine elfe grise, trop acharnée à défendre son culte pour satisfaire ses propres désirs enfouis. A l’époque, j’ai été bien moins diplomate que je ne le suis aujourd’hui, et après maints coups de boutoir, après avoir récolté des semonces moralisantes, j’ai pu voir craquer, l’espace d’un instant bien trop court, au plus profond des enfers, la coquille de Lothindil, la plus têtue des cultistes du dieu de la terre.
Je décide, presque inconsciemment ceci-dit, tant cette assertion va à l’encontre de ma propre vision de la vie, de réagir plus vivement que la bienséance ne l’aurait exigé. Je me redresse un peu de mon appuis dorsal pour me pencher vers l’elfe.
« Vous avez tort. »
Trois mots, faiblement lancés dans les ténèbres naissantes de la soirée, que je m’empresse de compléter avec conviction.
« Je ne connais pas votre vie, ni votre passé, et je ne peux juger vos décisions et vos sentiments, mais jamais, jamais la vie ne peut être réduite à une telle définition de la servilité. Vous pouvez vénérez Yuïa, lui dédier votre vie et vos actes, mais pas vous considérer comme un instrument sans âme. Votre déesse, si puissante qu’elle puisse être, n’aurait aucune utilité d’une carcasse vide. La vie est synonyme de liberté. La liberté synonyme de choix… Et ces choix, il n’y a que vous qui pouvez les prendre. »
Mon ton se fait de plus en plus sec, sans le vouloir. C’est là une corde sensible de ma personnalité, sans cesse tiraillée entre l’ivresse de liberté, les contraintes imposées par ma nouvelle vie à Kendra Kâr, et la crainte de tout perdre, vie et liberté, et de le regretter amèrement… Sans doute essaie-je de me convaincre tout autant qu’elle, par ses mots sortis de ma bouche. Mais je suis trop à vif pour m’en rendre réellement compte.
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