Juste avant de prendre mon envol vers Arden, suite au constat de l’inintérêt notoire de la conversation entre le prince et sa suivante fidèle pour un tiers passant par-là, je reçois un message de Hrist via le pouvoir ô combien utile des Pendants d’Uraj concernant le couronnement de la future Reine Insilbêth d’Illyria. Apparemment, la noble descendante du roi sénile a trouvé judicieux de nommer l’assassiner hargneuse à la tête de la sécurité de la ville pour s’assurer que tout se passe au mieux. Nul n'aurait pu imaginer pire choix, en vérité, que celui-ci. Concernant la sécurité, du moins, un mot qui doit être totalement étranger au vocabulaire usuel de l’oiseau de proie que l’elfe grise psychopathe incarne. Hélas, j’ai bien des choses à faire pour me soucier de ça, et ne puis espérer qu’elle ne commettra à ce poste pas trop de dégâts inopportuns. Par chance, la nature de son message est double, et l’information suivante, si elle ne m’apaise pas, m’éclaire sur des doutes qui étreignaient mon être : l’alliance humaine délétère aurait demandé ni plus ni moins que l’abdication pure et simple de Coryphème au profit du pouvoir impérial de Valmarin, avec pour seule contrepartie le bénéfice de rester gouverneur de sa cité, sous-entendu qu’il aurait simplement été jeté aux oubliettes de l’histoire s’il n’acceptait pas, bien évidemment. Un marché vicieux, hors de propos, et terriblement malvenu d’un dirigeant comme celui de Valmarin, que je ne connais encore que peu, mais que j’apprends petit à petit à détester cordialement.
Le message se finit en appel de la part de la grise, qui me supplie presque de revenir afin que tout se passe au mieux pour le couronnement. Craint-elle quelque action contre la Reine ? Est-elle vraiment sincère dans sa volonté de la protéger ? Peut-être, bien que ce soit surprenant. Après tout, je ne peux me gausser de la connaître par cœur, la vilaine. Cette supplique ne me rassure cependant pas : les risques sont réels là-bas, et je sais pertinemment que je ne peux y retourner pour le moment, sous peine de voir sous peu débarquer, en sus de la guerre civile, une guerre d’invasion aux portes d’Illyria.
Toutes ces pensées m’accompagnent durant le trajet heureusement court qui me sépare d’Arden, à la grâce de mes nouveaux pouvoirs divins – bon dieu m’y habituerai-je un jour ? – et je ne tarde donc pas à survoler la cité, plus petite que les gigantesques métropoles rencontrées jusqu’ici sur Elysian. Au centre d’une vaste plaine, sur les bords d’un fleuve aux eaux claires, la cité prisonnière s’étend, paisible d’apparence. Mais je sais, moi, qu’une colère gronde en son sein, qu’une rancœur inflige mille tourments à ses habitants. Pourtant, tout respire la paix dans cette cité bien loin des cadors d’Elysian, avec ses petites maisons à colombages aux murs beiges ou colorés de teintes pastel. Fleurie, verte, la cité n’est pas un centre névralgique purement citadin, et prend d’agréables allures de petit village paisible.
Mais là où un soleil aurait été l’apanage de ce décor enchanteur, de lourds nuages s’amassent au-dessus de la cité alors que j’en approche, prêts à percer pour déverser la pluie sur une ambiance lourde se ressentant irrémédiablement. Comme si la cité est abandonnée, je note en m’approchant de nombreux volets clos, des boutiques fermées, et les rares badauds s’y promenant affichent une mine fermée, des habits sombres. Quelque chose de lourd peine à la cité entière, alors qu’en oiseau de mer, je plane au-dessus de ces ruelles. Des pleurs d’enfants me parviennent, sanglots incompris d’eux-mêmes plus que crises bruyantes. Eux non plus ne comprennent pas ce qui se passe.
Et soudain, je saisis d’une traite ce qui pèse tant en ce jour sur cette cité : fanions noirs évoquant le deuil, armée nombreuse assiégeant la cité, la cernant de toutes parts, tant les troupes pédestres de Shile que la flotte de Valmarin. Et surtout, surtout, cet amas de populace dans la rue principale de la cité, avec des visages fermés et tristes, subissant les premières gouttes d’un déluge de tristesse tombé du ciel sans sembler en pâtir. Les cloches du palais sonnent soudain, tintant frénétiquement mais sans joie. Et là, je vois ce que mon cœur a déjà compris : le cortège funèbre de la défunte reine a commencé. Une triste carriole tirée par quatre chevaux à la robe ébène s’avance dans la rue, exposant au regard de tous le corps sans vie de celle qui fut leur dirigeante, appréciée apparemment, et donc certainement juste et bonne. D’un âge avancé, la défunte rayonne d’une lueur froide pour sa dernière balade. Entièrement drapée de noir, ses cheveux de neige tranchent terriblement, tout comme le teint blafard qu’elle arbore, tranché de lèvres purpurines, dont le rappel entre ses mains croisées d’une rose violette marque tout un symbole. Elle est de ceux dont on peine à les imaginer sourire, mais une bonté certaine se lit en ses traits, et surtout en ceux, attristés, affligés, de son peuple.
Une émotion vive m’étreint, alors que je me pose dans une ruelle déserte pour reprendre mes traits originaux pour m’avancer ensuite parmi ces gens qui, émus, éplorés, jettent à la suite du cortège des fleurs pour commémorer leur reine assassiner. Si mes yeux se brouillent de larmes sans que j’en puisse comprendre l’origine, c’est bien la colère qui m’anime, et ma mâchoire est aussi serrée que mes poings. C’est injuste. Tellement injuste. Elle ne semble en rien mériter son sort. Quelle a été sa faute ? Repousser les pernicieuses avances d’un butor venu pour lui prendre ses biens, son pouvoir, son peuple, et la faire plier à ses désidératas ? Fi de ça : elle a été reine jusqu’au bout, et si je ne peux le confirmer par des faits, mon cœur le sent.
Je décide d’avancer dans la foule, de précéder le corbillard pour visionner sa destination, cherchant parmi les visages celui qui a perdu plus encore qu’une reine. Une mère. Ne sachant pas la moindre à quoi il ressemble, je me hasarde à poser la question autour de moi, abordant des badauds tristes d’un ton solennel.
« Où est le fils de la Reine ? Où est votre futur roi ? »
Je sais que mes mots sont une bravade, et qu’ici personne n’y croit sans doute plus, mais je décide d’assumer mes airs faussement naïfs et de donner un bon coup de pied dans la fourmilière. Sans les blesser, pourtant. En les nourrissant juste du même espoir qui m’habite. Un espoir de justice. Je guette, je guette non seulement pour apercevoir ce fils révoqué et fuyant, qui n’a pu négliger les funérailles de sa mère. Mais aussi la présence, insultante si effective, des assassins de sa majesté. Des commanditaires de sa mort : le Roi de Valmarin, le Roi-Guerrier de Sihle. Ces êtres qui sans même m’avoir été présentés sont devenus mes ennemis. Ces êtres qui, s’ils ne ploient pas devant moi et la justice sauvage d’un peuple en colère, mourront de ma main pour expier leurs fautes.
Pour toute réponse à mon interrogation, je reçois de la part des gens qui m’entourent des regards tristes et défaits, particulièrement touchés par l’événement, et qui ont visiblement du mal à en sortir. L’incompréhension, le doute se mêlent à leurs larmes, alors qu’un homme d’âge mur va me dire que le prince aurait disparu, qu’il aurait abandonné son peuple. Mais une vieille femme intervient pour affirmer avec vindicte qu’il est simplement parti en compagnie d’un magicien elfe bleu. Parti pour chercher de l’aide. Un elfe bleu ? Earnar est le seul que je connais en ce monde. Est-il de près ou de loin lié à tout ça ? L’occurrence serait étrange, improbable, et pourtant… Les elfes ne sont pas monnaie courante sur Elysian. Je coince l’information à vérifier dans un coin de mon esprit. Hélas, la vieille ne semble pas remporter l’unanimité parmi ses pairs, et plusieurs sont ceux à se tourner vers elle pour la traiter de vieille folle, n’accordant aucun crédit à ce qu’ils disent être des racontars sans fondement. Je serre les poings devant ce défaitisme patenté, me sentant bien plus proche de la vieille que de ces fatalistes affirmant sans rien tenter qu’ils sont irrémédiablement sous la coupe de Valmarin. Fermement, je prends la parole :
« Non. Rien n’est perdu pour personne. Ma présence ici n’en est qu’un témoin : des gens se battent encore pour votre liberté, pour faire payer ses crimes à cette maudite alliance entre Valmarin et Sihle. S’il est bien parti chercher de l’aide, ce n’est pas de doute dont votre prince ait besoin, mais bel et bien de soutien, de confiance. C’est ceux-ci qui feront d’Arden une ville soumise et triste ou une cité battante et libre. Et quand bien même votre souverain légitime vous abandonnerait, vous devez continuer à vous battre. Moi, je mènerai ce combat pour vous, à vos côtés. »
J’ai vite fait tomber mon masque candide, finalement. C’est d’espoir dont ce peuple a besoin, et j’espère l’incarner, de par la puissance que mon apparence peut inspirer. Il ne faut pas que le peuple baisse les bras, sans quoi tout est fichu. Déterminé, je reprends mes recherches non plus du prince, du coup, mais des représentants ennemis des armées assiégeant la cité. S’ils ne sont guère là, aujourd’hui, pour les funérailles de la Reine, alors j’attendrai la fin de celles-ci, par respect pour cette souveraine que je n’ai pas pu sauver à temps, victime d’une alliance contre nature que je m’efforce de mettre à mal. Je longe quoiqu’il en soit toujours le cortège pour suivre le corbillard royal. Et je lâche à la populace, au passage :
« Où sont les représentants des armées ennemies, en ce jour funeste ? Où sont les assassins de la Reine ? »
Cela déterminera, s’ils me répondent et que je ne les trouve pas sur place, si je devrai plutôt me rendre au palais de la cité, ou au sein des armées l’entourant.
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