La surprise de la princesse de voir devant elle son oncle a raison du mutisme paniqué qu’elle a conservé pendant toute la durée de notre trajet depuis les portes de la ville jusque dans cette cave d’auberge. Elle va se jeter dans les bras de celui qu’elle reconnait comme son oncle, mais se rend compte après un instant de la situation irrationnelle, et se tourne vers moi avec stupeur. Sa main se porte sur sa bouche quand elle découvre mon apparence réelle, bien loin de celle du garde de son père qu’elle pensait avoir accompagné ici. La servante se porte vers sa princesse, comme si nous voulions subitement l’attaquer. Taleb, de son côté, tente de calmer le jeu en apportant une réponse sur la situation à sa nièce, précisant que sans ces manœuvres indélicates, son paternel ne nous aurait jamais laissé l’approcher. Loin d’être rassurée ou apaisée, cependant, le regard de Leyla se durcit, et elle demande à son oncle ce qu’il veut. Elle s’interroge sur ce qu’est devenu le garde dont j’ai volé l’apparence, et sur mon identité. Elle ponctue sa question sans le moindre respect pour son sang, pliant aux mises en gardes fallacieuses de son père paranoïaque, se considérant subitement comme une prisonnière. Il tente de se justifier, en précisant qu’il ne lui veut aucun mal, me présentant comme un ami désirant le bien de tout Elysian, et accusant son père de causeur de torts pour son peuple. Il se tourne vers moi pour m’inviter à compléter ses dires, ce que je fais sans plus tarder, avec sérieux et calme.
« Plus que votre père, c'est l'alliance entre Sihle et Valmarin qui amène un déséquilibre néfaste des forces d'Elysian. L'empire qu'ils veulent bâtir n'existera pas, s'ils noient ses fondations dans le sang et la guerre. Et c'est vous, Valérian et vous-même, qui hériterez de ce vaste et instable territoire, où chacun vous détestera. C'est déjà le cas ici, à Arden, suite au meurtre ignoble de la Reine. Cela doit cesser. Pour le bien de tous, celui d'Elysian, mais aussi le vôtre. »
Je lui laisse une pause, courte, pour comprendre la portée de mes propos, puis j’enchaine.
« De bien plus graves soucis animent en ce moment cette terre, vouée à la destruction si ses peuples ne s'unissent pas et préfèrent se faire la guerre. J'aurais une question pour vous, princesse, si vous daignez y répondre : quelle est la nature de vos sentiments pour Valérian de Valmarin ? Le connaissez-vous ? Pensez-vous l'épouser par envie ? »
Puis, pour répondre à sa question et montrer ma bonne volonté et mon pacifisme, à défaut de pouvoir prouver mes bonnes intentions :
« Khafir va bien : j'ai orchestré un semblant d'attaque sur le campement pour détourner l'attention des gardes. Il doit éteindre l'incendie, actuellement. Je n'ai fait que voler son apparence temporairement. »
Sa réaction est loin de celle à laquelle je m’attends, cependant. Elle semble plus méfiante encore après mes paroles qu’avant, et s’écarte comme pour se mettre vainement hors de ma portée. Avec défi, elle rétorque qu’elle veut épouser Valérian parce qu’elle l’aime. Apparemment, ils sont tous les deux dans le même délire. Rien n’indique, cependant, qu’ils se soient déjà rencontrés, ni qu’ils n’aient partagé le moindre moment en privé, à deux. Je m’exclame :
« Mais le connaissez-vous, seulement ? »
Hargneuse, elle rétorque que oui, pensant que je la prends pour une chèvre. Je manque de lui répondre que je n’en suis pas loin, mais je me retiens et ravale, pour le bien commun, mon commentaire. Qu’est-ce que c’est que ça pour une réaction de pisseuse ? je fronce les sourcils, m’expliquant :
« Je ne pense rien de vous, je ne vous connais pas. Il vous aime en retour, soyez en assurée. Souhaitez-vous, par ailleurs, célébrer cet amour dans la guerre et le sang, et la haine, ou dans un monde en paix, comme le symbole d'une union ? »
Elle répond qu’elle n’a guère le choix, et que le fait qu’elle l’épouse ou non ne change rien au cours de la guerre. Je tourne des yeux. Quel manque d’ambition et de réalisme sur sa condition. En plus, elle a l’air de vouloir noyer le poisson. Je ne me laisse pas prendre :
« Vous ne répondez pas à ma question. Que souhaitez-vous, que vous l'imaginiez faisable ou non ? »
Elle répond, bien entendu, qu’elle veut un monde en paix, uni. Qui n’aurait pas répondu la même sans passer pour un tyran belliqueux fier et parvenu ? Au moins n’est-elle pas une putain de fanatique suivant la cause de la guerre pour la guerre comme son paternel, de ce que je sais de lui. Tatillon, je demandé :
« Et pensez-vous que cette guerre menée par vos pères aille dans ce sens ? »
Sans ciller, elle répond qu’ils cherchent à unifier Elysian. Je manque de pouffer, et rétorque, atterré :
« En tuant toute sa population comme ils ont tué la Reine d'Arden ? Pensez-vous vraiment que cela puisse marcher ? Pensez-vous que la paix se construira sur la peur et la mort ? »
Sa réponse me rudoie une fois encore, et je sens mes poings se serrer d’énervement. Elle affirme que la reine s’est sacrifiée pour sauver son peuple. Et que de tels sacrifices sont parfois nécessaires pour arriver à un but. Je serre la mâchoire, me retenant de lui faire une leçon de vocabulaire. C’était un meurtre, non un sacrifice : un sacrifice, c’est volontaire. Et faire un sacrifice pour parvenir à un but, c’est sacrifier quelque chose qu’on possède pour ce but, pas buter de sang-froid un être qui montre patte blanche. Amer, je secoue la tête et me contente de soulever ce qui fera avancer notre affaire.
« La vie de son... Mais par qui était-elle menacée, la vie de son peuple ? Seriez-vous prête à sacrifier la moitié de la population de la planète juste pour asseoir votre autorité ? »
Sûre d’elle, elle répond que le monde ne peut perdurer dans la division, et prône les besoins de l’unification. Foutaises. C’est de la manipulation de masse pour les esprits faibles et serviles, ça. L’explication officielle d’une prise de pouvoir violente et irraisonnée. Est-elle des esprits faibles ou des vils manipulateurs ? Rien ne l’indique pour l’heure, mais elle commence sérieusement à me courir sur le haricot, la princesse. Elle prend en exemple Sihle, unie par les sacrifices d’alors, et resplendissante maintenant. Avec plein de monde contre la politique en place, comme son propre oncle. Vive la beauté de surface. Je me fais plus dur en répondant :
« Sihle est la seule à prôner la division et la confrontation. Est-elle prête, pour la sauvegarde de ce monde, à se sacrifier elle-même ? »
Une petite provocation pour lui mettre devant les yeux ce que son roi et père demande au reste d’Elysian sans ciller. Puis, je secoue la tête et reprends sans attendre sa réponse : la question était rhétorique. Bien entendu que Sihle n’est pas prête à ça.
« Ce ne sont que d'hypocrites discours. Pour la sauvegarde de ce monde, pour la paix, pour l'union, et tant que le pardon est encore possible, il faut que cette alliance périclite. Vous pouvez m'aider à la faire céder. Ou vous dresser contre moi, car c'est mon but et je ne m'en détournerai pas, dussé-je tuer tous ceux qui s'opposeront à moi si je n'y parviens pas par une voie pacifique et diplomatique. »
Et là, la princesse joue l’effarouchée, elle qui parlait de sacrifice l’instant d’avant. Elle se dit outrée de mon ton. Une précieuse bien ridicule, finalement. De plus en plus amer de l’inhumanité de cette pétasse, je réponds sobrement, sèchement :
« Je suis celui qui vous propose une solution pacifique. Je suis l'allié d'Aaria'Weïla, le faiseur de Reine d'Illyria et le sauveur de la vie de votre promis. Mon nom est Cromax. »
Me prenant une fois encore de haut, elle affirme ne pas vouloir me croire en disant de surplus que ce ne sont que des noms. Sec, une fois de plus, je réplique :
« Ce sont des actes, non des noms. Vous avez demandé, je vous ai répondu. Libre à vous de me croire ou non. »
Je soupire. Plus que de tester les limites de ma patience, elle m’énerve pour de bon, cette fois.
« Vous êtes plus retorse que ce à quoi je m'attendais. Et obstinée, si vous ne voyez pas sagesse en mes mots. Est-ce si difficile à comprendre et à admettre ? »
Et là, au lieu d’admettre ses torts, elle se place en pauvre victime, se plaignant de s’être fait enlever dans son propre campement, et forcée de trahir son père et son peuple. Elle me provoque, même, en me demandant si elle doit tout de suite se jeter à mes pieds pour demander mon pardon. Cette fois, elle a dépassé les bornes. J’ai atteint mes limites de diplomatie, là. Elle joue la bornée précieuse, elle le sentira passer. Je me tourne vers Taleb, ne masquant plus mon impatience :
« Saurez-vous la raisonner, ou est-elle trop bouffie de fierté ? »
Puis, vers elle :
« Vous êtes celle qui peut mettre fin à cette guerre, et vous le ferez. De gré ou de force. Vivante au bras de votre aimé, ou morte à son côté. »
Puisqu’il en faut arriver aux menaces, je ne vais pas me gêner. Et ce sont loin d’être des menaces en l’air. Taleb, pour toute réponse, grimace, peu convaincu de mes mots. Qu’il vienne me critiquer, qu’il essaie seulement, lui qui m’a refilé le bébé entre les mains sans plus m’aider. C’est sa nièce, pas la mienne, merde. En plus, elle choisit de me prendre encore plus le chou en en rajoutant une couche, m’accusant moi d’utiliser la violence pour parvenir à mes fins, et me demandant de la tuer. La tentation est forte, sérieusement, mais je restreins ma pulsion, quand bien même est-ce contre ma nature. Car je sais que je ne tirerais rien de sa mort. Ceci dit, en ce qui la concerne, pour moi, c’est terminé. Elle a voulu jouer avec moi : elle va savourer sa défaite. Je me tourne vers Taleb, officiellement énervé :
« Bien. Donc nous n'en tirerons rien de positif maintenant. Je vous laisse prendre soin de votre nièce, le temps de régler quelques questions urgentes, comme une flotte belliqueuse pensant imposer sa loi à tout ce monde. Qu'elle ne quitte pas cet endroit. »
Et pour la saluer comme il se doit, je lui indique mes projets.
« Comprenez, princesse, que toutes ces vies que je vais prendre, vous pourrez les avoir sur la conscience, d'être restée coincée dans vos retranchement. Un... sacrifice nécessaire, comme vous appelez ça. »
Et alors que je me tourne résolument vers la porte pour m’en aller, elle me supplie de m’arrêter, et me demande ce que je compte faire, craintive et impérieuse. Avec un regard sanguinaire, tout à fait sérieux, je me tourne vers elle et sans plus mâcher mes mots, je lui dis :
« Brûler tous les navires de Valmarin que je trouverai sur ma route entre ici et Illyria. Tous. »
Horrifiée, elle reste un instant en silence, puis jette un œil à Taleb, qui confirme que j’en suis totalement capable. Serrant les dents, montrant enfin une faille, trop fière qu’elle est, mais pas complètement dénuée de morale pourtant, elle demande ce qu’elle peut faire pour les épargner. Je soupire, las, hésitant de la chance que je pourrais ou non lui laisser de se rattraper. Elle a dépassé les bornes, oui… mais ma volonté n’est pas dans le meurtre gratuit de toute une flotte. Aussi, soupirant, je referme la porte et planter mon regard dans le sien.
« Faire cesser cette guerre, peu importe le moyen. J'avais prévu, initialement, de vous tenir à l'écart pour mettre en péril votre mariage censé sceller l'union de vos pères, et ainsi tenter de faire monter une tension entre eux. Mais vous connaissez mieux que moi votre père : révélez-moi le moyen de mettre fin à cette guerre. Je dois l'arrêter, coûte que coûte, quel qu'en soit le prix. Pour l'avenir d'Elysian. Pas juste de Sihle ou de Valmarin. D'Elysian en entier. Je ne vous demande plus de me croire ou de me faire confiance, j'ai constaté que c'était vain. Mais cette guerre doit cesser, d'une manière ou d'une autre. »
Elle secoue la tête et répond, défaite :
« Nombreux sont ceux qui pensent que Bellangern est le véritable commanditaire de tout ceci. J'ignore ce qui l'a réellement poussé dans cette guerre, mais, actuellement, c'est Ashmane, mon père, qui prend les décisions les plus dures pour les deux. Je crois... Je crois qu'il ne voit rien d'autre que son propre pouvoir et sa volonté de rester à la tête des Clans malgré la fin de son mandat, devenir le véritable Roi-Guerrier qu'il dit être. Peut-être que si les clans étaient désunis... »
Elle laisse sa phrase en suspens. Et moi de grimacer :
« Comme vous le disiez, il est tard pour entreprendre de longues discussions avec les clans du Désert. La flotte de Valmarin vogue dès ce soir vers Illyria, et il faut l'arrêter avant qu'elle n'attaque la cité humaine. Ashmane, votre père, apprenant l'enlèvement de sa fille, pourrait-il faire temporairement cesser toute activité belliqueuse auprès de son allié marin ? »
Puis, après une courte réflexion :
« S'il peut, nous pourrons envisager une discussion avec les Clans. S'il veut, mais ne peut pas, j'arrêterai moi-même la flotte de Valmarin. Et alors nous pourrons envisager la discussion. S'il ne veut pas... ma foi, sa guerre amènera son lot de morts. »
Elle hésite un moment, avant de prononcer une conclusion entre deux eaux. Peut-être le fera-t-il, pendant un temps. Le temps qu’il lui faudra pour découvrir ce qu’il est advenu de sa princesse et fille. Ce qui me laisse une sacrée marge de manœuvre, avec mes possibilités de déplacement. Je hausse les épaules : ce n’est pas la meilleure des réponses, et je suis toujours irrité par son comportement précédent. Mais il faut faire bouger les choses.
« Alors, il est temps de lui apprendre votre sort, princesse. Dites à votre servante d'ôter ses habits : je vais en avoir besoin. »
Et sans plus attendre, je prends les traits de sa servante, devant leurs yeux ébahis. Une apparence qui, quoique j’aie déjà arboré le sexe féminin, ne m’est pas des plus confortables. Après un instant de stupeur, les deux femmes mal à l’aise vont concéder à ma demande, sous le regard attentif de Taleb, et me faire parvenir les habits de la servante, dont elle se dévêt à l’abri de la cape de Taleb, prêtée à Leyla pour l’occasion, sous sa demande. Je détourne moi-même le regard pour ne pas l’embarrasser plus que de rigueur. Une fois les vêtements confiés, par la princesse elle-même, je les enfile sans plus tarder, laissant sur place le superflu, ainsi que mon sac et ma rapière. Je ne garde sur moi que mon arme métamorphe, changée en épingle pour maintenir le drapé de mes habits. Pourvu de ma nouvelle apparence, et afin de m’habituer à ma nouvelle voix, j’annonce :
« Que nul ne bouge d'ici avant d'avoir de mes nouvelles. »
Et sans plus tarder, je quitte l’endroit avec ces consignes claires que j’espère respectées. Au moment de sortir de l'endroit, je reçois un message de Hrist, me prévenant de la situation à Illyria : elle sait que les armées d'Arden fondent sur Illyria, et m'assure la sauvegarde de la reine, et l'annihilation de l'assassin censé la tuer. Ainsi donc elle était bel et bien en danger. Je décide de lui répondre instantanément :
(Message reçu. Princesse de Sihle enlevée, je vais faire chanter son père pour que cette guerre cesse. Je m'occupe des armées de Valmarin venant de la mer : ils n'atteindront pas les abords d'Illyria.)
Il n’y a plus un moment à perdre : je dois rejoindre le campement au plus vite – en volant, donc – et me poserai non loin pour, sous cette apparence leur étant familière, tenter d’avoir une entrevue avec Ashmane lui-même. Et sans hésiter de rentrer dans mon rôle, en arborant un air paniqué.
[2720 mots]
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