Le vol bruissant des chauves-souris avait fini de passer, et le calme revenait enfin au-dessus de nos têtes courbées ; cependant, le jet de l’orque, si tel était son but, avait été efficace, et je craignais que ce retard, quoique bref, ne m’eut fait perdre des yeux l’individu que nous suivions. Relevant tout de go la tête, j’aperçus la silhouette ténue du fuyard, accroché difficilement à la paroi rocheuse que nous pouvions apercevoir, progressant lentement, sans accorder un seul regard dans notre direction ; peut-être ignorait-il finalement qu’il était suivi, et avait-il jeté sa torche pour continuer son ascension plus aisément ? Un sourire éclaira mon visage, comme cela n’avait pas été le cas depuis un certain temps. Il ne pourrait, à cette allure, aller bien loin : nous le tenions –et la sortie, plus que jamais, semblait se faire plus proche que jamais.
Avant même que je n’eus fait le moindre mouvement, Selen avait déjà bondi, tirant du fagot serré qui ne l’avait pas quitté depuis notre rencontre, une fine lance qui luisait faiblement dans la pénombre. Ses foulées étaient légères, et il progressait rapidement ; plus que jamais je me fis la réflexion que cet homme aussi sombre que ses fluides étaient clairs n’en était pas tout à fait un, et qu’un sang étrange devait couler dans ses veines. Quoiqu’il en était, je me mis à courir à se suite, le regard fixé sur notre cible, les muscles endoloris ; du sang coagulé obscurcissait ma vision, mon thorax était douloureux, et je n’arrivais pas, dans le tourbillon infernal de la survie, à me rappeler exactement comment je m’étais fait ces blessures. Il me fallait pourtant tenir. L’orque n’était plus très loin à présent, presque à notre portée, et la lance de Selen s’élevait au-dessus de sa tête ; pour ma part, j’essayais de rappeler à moi les ombres qui s’étaient déchaînées contre le frère du fuyard, mais elles ne répondaient désespérément pas à mes appels silencieux. En désespoir de cause, je glissai la main dans ma poche, espérant y trouver un quelconque projectile, quand…
Ma main rencontra une petite sphère dont j’ignorais la nature, et, incompréhensiblement, se resserra compulsivement autour. L’effet ne se fit pas attendre : ma vue s’obscurcit, ou plutôt c’était comme si la réalité s’était recouverte d’un voile opaque, trouble, qui brouillait les contours et effaçait les formes, et rendait les zones les plus obscures de mon champ de vision comme bouillonnantes, comme frémissantes, comme si, à l’étroit, la noirceur qui résidait là ne désirait que s’en extraire violemment. Entre mes côtes douloureuses, le rythme de mon cœur s’accéléra dangereusement, et le sang de mes tempes, comme la cavalcade d’un tambour obsédant, battait férocement. Je n’étais plus capable d’articuler la moindre pensée, je n’étais plus qu’entièrement sensation, et mon cœur tout entier réagissait douloureusement à ce contact étrange. Alors, dans ma main, la sphère devint brûlante, au point que je ne réprimai un cri qu’en serrant à m’en faire mal les mâchoires. Avec une lenteur incroyable, me sembla-t-il, la substance qui remplissait cet étrange grelot entrepris de pénétrer ma paume pour remonter lentement mes vaisseaux sanguins, vrillant de douleur chaque cellule. C’était comme si, dans chacun des capillaires, chacune des veines de mon bras, une aiguille enflammée entreprenait de remonter lentement le cours tempétueux du fleuve sanguin affolé, laissant derrière elle nerfs et tissus aussi insensibles que s’ils étaient morts. Tout s’accéléra alors brutalement, la douleur monta d’un cran, vrillant l’insoutenable, et ce raz-de-marée hurlant atteignit ma poitrine, atteignit mon cœur. Mes yeux se fermèrent, et un cri s’échappa de mes lèvres.
Je rouvris immédiatement les yeux, comme réveillé par le cri que j’avais poussé. Si le cours de mes pensées avait repris, la douleur était toujours insupportable ; je vis aussitôt que la lente remontée de l’étrange substance jusqu’à mon thorax n’avait dû durer qu’un instant à peine, le plus long et le plus douloureux de mon existence –la part dont je me souvenais du moins-, car Selen n’avait pas encore lâché son trait mortel. Je sortis ma main de ma poche ; la douleur revenait, mais cette fois-ci, je le sentais, sans savoir pourquoi, les ombres étaient là. Sans retarder un instant plus l’évacuation bienfaisante de la douleur, je pointai de la paume la silhouette de l’orque sur la paroi, laissant les ombres prendre leur envol.
Un léger éclat argenté dans mon champ de vision m’informa, dans la tourmente de l’action, que Selen avait lâché sa lance.