Vahalat me regarde, silencieux comme à son habitude. Il s’avance de quelques pas et fait claquer son bâton au sol avant de me toiser.
« Tu as déjà fait beaucoup, que ce soit pour renforcer ton esprit et ton corps. Ce n’est pas suffisant. Je vais te lancer un sortilège depuis longtemps oublié, te faire vivre ton creuset des épreuves » annonce-t-il d’un ton dur.
« Je commence à être habitué, Vahalat… » soupiré-je, las, comme à son habitude il ne me donne guère de détails.
Il me flanque aussitôt un formidable coup de son bâton dans les côtes et je m’écroule à terre.
« Tu n’es pas assez fort pour me manquer de respect. Appelle moi maître ou abstient toi de me nommer au lieu de faire preuve d’impudence. » siffle-t-il d’un ton colérique, me menaçant de son arme en bois.
« Pardon… maître. » je me redresse en évitant de le regarder et d’une voix timide lui demande :
« Qu’en est-il de ce sortilège que vous allez exécuter ? »
« Tu verras bien. Tout ce qui importe est que tu sois fort, abandonne ta lâcheté. »
(Toujours cette philosophie simpliste… Il faut être fort gnagnagna, il faut haïr la lâcheté gnagnagna…)
« Ai-je le choix ? » lui répondis-je les épaules abattues.
« Non. Pas si tu veux maîtriser ton état d’émotif, pas si tu veux me conserver comme maître. Je t’avais prévenu que le chemin serait ardu mais que jamais il ne fallait renoncer, au risque de me décevoir… »
Je déglutis avant de m’étirer rapidement, puis, regardant Vahalat, j’essaie de me montrer convaincant et lui déclare que je suis prêt. Bien entendu j’ai peur mais je crois en mon maître, il le faut, il est mon dernier espoir et si sa folie m’entraîne vers une sorte de mort, tant pis, je sais que j’aurais essayé.
Vahalat se place alors devant moi et plante son bâton entre nous. Ses mains partent dans un ballet complexe, des sillons de magie se forment dans les airs, prenant l’apparence d’un cercle concentrique avec en son centre une étoile faite de triangle juxtaposé. Je ressens soudainement des convulsions tandis que ma vue se trouble. Les arbres se tordent et le ciel semble prêt à me tomber dessus. Je hurle et pose mes mains contre mes oreilles alors qu’un sifflement assourdissant résonne contre mes tympans. Je tombe à genoux et continue de crier jusqu’à ne plus rien voir… un voile sombre recouvre mes yeux, je ne vois plus qu’un noir profond. Je frissonne et perds subitement prise avec le monde qui m’entoure…
Je reprends finalement conscience dans un cadre austère. Du blanc à perte de vue, tout n’est que blanc immaculé sans une once de couleur pour venir l’égayer. Je regarde totalement paniqué tout autour de moi mais ne distingue rien d’autre… Ma respiration est saccadée quand j’entreprends de marcher. Je continue de jeter des regards apeurés dans toutes les directions quand je distingue au loin un changement… La teinte semble ternir et je me précipite sans réfléchir.
J’arrive essoufflé et constate avec effroi que la grisaille a remplacé la blancheur éclatante sans que rien d’autre ne vienne en altérer la surface uniforme… Le sol commence alors à trembler et du sol s’extirpe un escalier aux nuances noires et blanches, tel un damier. Je ne parviens pas à distinguer la destination finale mais soulagé de voir là autre chose que le vide, je m’y rue et gravis les marches avec impatience. Il est haut mais j’arrive après quelques temps au sommet. Un sol part de l’escalier et forme un sol composé de dalles ébènes et opalescentes. J’avance avec circonspection, intrigué par ce brusque changement de décors…
Un bruit à ma droite me fait tourner sur moi-même et je découvre alors un spectre, une sorte de silhouette évanescente, composée de brume opalescente… Cette vision m’évoque celle d’une jeune fille aux yeux indistincts, ses cheveux tombant sur des épaules effacées. Je reste muet devant cette soudaine apparition qui ne semble me vouloir de mal… Elle reste là, flottant devant moi. Je décide de me sortir de ce silence devenant angoissant et pesant et d’une voix timide me présente et lui demande quel est ce lieu, sa signification… Sa voix résonne alors, comme du cristal, épurée de la moindre émotion. Une voix… glaciale, qui vous fait devenir l’enfant attentif devant sa mère.
« Ce lieu symbolise ton esprit… notre monde à nous, celui dans lequel les fluides qui t’habitent errent, toi, qui est un émotif. »
« Vous savez donc que je suis un émotif ? Seriez-vous l’incarnation du fluide de glace… ? » lui demandé-je avec hésitation.
« Comment ne pourrais-je le savoir ? Les êtres comme Toi sont intimement liés aux fluides. Et les êtres comme moi sont les incarnations même des fluides… Mais nous reprendrons plus tard, pour l’heure, tu devrais te préoccuper de… » sa voix se brise alors et j’entends un grognement féroce derrière moi…
Je me retourne lentement et me trouve confronté à un avatâr de la bestialité elle-même… Deux braises rougeoyantes, deux foyers de haine me scrutent. La chose s’approche, sa noirceur infinie semble prête à m’engloutir… une vague silhouette lupine s’approche à pas pesant, gronde tout bas et me défie du regard. Ses fines oreilles se dressent, prêtes à capter le moindre signal de danger.
« S’il te vainc, c’est ton âme elle-même qui sera corrompu. Il pourra alors agir à sa guise tandis que tu seras reclus ici, à jamais. » entendis-je venir de derrière moi. Ces paroles ne me rassurent guère mais je sais qu’elle dit vrai, pourquoi mentirait-elle après tout ?
Je comprends tout de suite que j’ai face à moi l’incarnation du fluide sombre… Il exsude la bestialité, semble prêt à me bondir dessus et à me déchirer la gorge. Je réalise également que c’est de cela que parlait Vahalat, voici mon creuset des épreuves. Je sais devoir affronter cette sombre facette qui se tapit en moi, qui n’attend que l’opportunité d’avoir le dessus.
Le loup sombre rugit avant de bondir, ses griffes lacèrent mes épaules et je chute sous son poids. Sa gueule béante me domine, un profond râle désincarné sort de sa gorge alors qu’il exhibe ses crocs. Des tentacules viciés s’extraient alors de sa carcasse et viennent se planter en moi. Je ne ressens pas de douleur physique mais mon âme est au supplice. Je la sens ravagée, attaquée par une force noire et sournoise. L’influence du fluide sombre croît à une vitesse folle, il insémine mes pensées, corromps mon cœur…
Je sens son emprise sur moi se refermer, me donnant l’impression de me noyer lentement dans un océan de noirceur, brutal et expéditif. Je suis immergé dans une obscurité qui me plonge dans une panique croissante, happé par un brouillard épais et opaque. J’essaie de me raccrocher à mon nom, à mon identité. Je ne veux pas être dévoré par le fluide sombre qui se tapit en moi, je suis Insanis, anciennement Mendax et plus en arrière encore, Gaudium. Je suis un Homme. Je ne veux pas finir comme ça, je veux encore vivre, respirer le doux fumet de la vie, la mordre à pleine dent. Je suis comme une petite flammèche perdue au plein milieu d’une tempête. Je continue désespérément de m’agripper à cette vague notion d’identité, continuant d’être environné par la profondeur de la nuit qui s’étend dans mon cœur.
« Je suis Gaudium ! Un être de chair et de sang ! Mon nom incarne l’espoir et la joie ! Je suis Mendax ! Un menteur, un félon, un homme prêt à tout pour survivre ! Je suis Insanis ! Le fou, changeant et inconstant hormis dans son désir d’exister ! JE.NE.VEUX.PAS.CEDER ! » hurlé-je, martelant avec encore plus de force les derniers mots.
Je sens alors l’obscur refluer, comme repoussé par ma volonté de vivre et de rester entier. Je le sens qui perd pied, se retire précipitamment. Je suis comme sorti d’un mauvais cauchemar et observe, silencieusement, le loup noir, symbole du fluide sombre qui me scrute à quelques mètres, sa queue entre les jambes, ses oreilles plaquées sur son visage.
Je me souviens l’avoir eu sur moi, et le voilà qui se tient loin, prudemment il se rapproche mais préserve toujours quelques mètres de séparation. Je comprends avoir fait le bon choix, mon arme est ma volonté à être, à vivre.
« Arrière putride monstre ! Je suis Insanis ! Je suis ton maître ! Plus jamais tu ne me domineras sans mon ordre ! Plus jamais ! » hurlé-je, le regard river sur mon rival.
Enfin, je ne peux plus vraiment le considérer comme un adversaire. Je saisis enfin qu’il fait partie de moi, qu’il est comme l’arme que l’homme brandit. C’est à moi de me contrôler car lui demander n’a aucun sens. Sa seule volonté est telle la mienne, de vivre, de fouler la terre. Si je n’ai pas la force de le dominer, alors il s’emparera de moi. Cette épreuve, je la sais maintenant gagné.
C’est donc avec assurance que je me dirige vers lui, qui bat aussitôt en retraite, grondant nerveusement. Le sol à mes pieds devient brillant et m’aveugle quelque peu puis tout s’effondre ! Je tombe sans avoir l’impression de chuter, je ne ressens bientôt plus rien et mes yeux se couvrent d’un épais voile sombre…
Quand ils s’ouvrent à nouveau, je vois Vahalat qui me contemple, accroupi auprès de moi. Il passe l’une de ses mains sur mon torse et provoque une douleur sourde. Je crisse des dents et il lève un petit miroir au-dessus. Je revois alors mon horrible visage scarifié, avec un air fatigué que je ne me connaissais pas, puis il le descend progressivement. C’est là que je peux observer des cicatrices en forme de griffe de chaque côté de mes épaules.
« Tu t’es bien battu. Il semble qu’il t’a tout de même laissé sa marque mais tu es sorti vainqueur. Ne pense cependant pas que cela ne soit déjà terminé ! Il va te falloir continuer à rester fort de corps et d’esprit si tu veux dominer ton émotivité. Pour le reste, je ne peux plus rien t’apprendre, il n’y a et n’aura jamais de secret. Un émotif est un être particulier, dont le corps et l’esprit doivent être affûtes. »
Je le regarde béat, la bouche grande ouverte, puis me reprends et acquiesce vivement. Je suis un peu déçu, mais je lui fais confiance et si pour lui, je suis prêt, alors je ne peux que le croire. Je me redresse difficilement, tient sur mes jambes qui me donnent l’impression d’être sur des échasses mal vissées.
« Merci maître. Je ne pourrais jamais assez-vous remercier. Il me faut maintenant rentrer sans tarder. Les membres du culte des Messagers attendent mon retour et je dois donc les rejoindre au plus vite. » déclaré-je avec conviction, un léger sourire aux commissures de mes lèvres.
Vahalat se contente de hocher la tête, je sais très bien qu’il n’est pas à l’aise avec les émotions.
« Tu es le premier de mes élèves à avoir tenu jusqu’au bout. Je suis… Bref. Adieu, donc. »
Je le remercie une nouvelle fois et décide de lui tourner le dos pour partir aussitôt. Je sais que je pourrai rester pour la nuit mais ai l’impression que cela ne rendrait que plus difficile mon départ. Je ne peux tout de même m’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur. Vahalat a failli le dire… mais je sais ce qu’il ressent, de la fierté, tout comme moi de l’avoir eu comme professeur. Il est des rencontres qui vous marquent pour toujours et je sais que Vahalat est de ceux-là. Sans me retourner je lui hurle que je ferai en sorte qu’il soit fier de moi.
Pendant plusieurs heures je traverse le labyrinthe et arrive finalement en dehors alors que le soleil commence d'abdiquer en faveur de la lune. Je me sens bien pour une des premières fois depuis longtemps. Je sais maintenant pouvoir me dominer, moi et mon émotivité. Je me sens enfin libre, enfin prêt à tout réussir. J'ai l'impression que plus rien ne peut m'arrêter ! Rien ni personne, non.
J'embrasse du regard le paysage qui s'étend devant moi, aspire une grande goulée d'air et hurle ma joie, je la hurle au monde, je veux qu'Il sache que je suis là, que j'existe et que bientôt, il m'appartiendra. Des chants mélodieux d'oiseaux ménestrels me parviennent et me ravissent. Je suis si heureux qu'un rien m'émerveille. Comme la couleur vermeil du ciel, les nuages indolents qui voguent, insouciants. Un renard vagabonde près de moi, je le ressens, l'entends, lui et ses petits halètements, ses rapides embardées pour rester dissimulé dans les fourrés.
C'est d'un œil nouveau que je contemple ce monde qu'est le mien. Je me sens enfin prêt à assumer ma destiné, je sais être promu à quelque chose de grandiose. Il me faut juste me donner les moyens, et le groupuscule d'Endor a daigné me l'accorder, cette chance tant attendue, cette main tendue...
C'est à ce moment que je prends conscience ne pas avoir prier Phaïtos depuis quelque temps déjà. Lui qui par le don qu'il m'a fait, me permets de me défendre, de survivre et même mieux, d'exister. Un sentiment pieux m’envahit aussitôt et je me prosterne à même la terre, mon front collé au sol dans un aveu de soumission la plus totale.
"Ah, père divin, berger de l'humanité. Ah, Phaïtos, toi que je vénère. Une nouvelle fois je te prie d'accepter ma totale obédience, ma reconnaissance... Toi qui m'a offert un pouvoir, une famille, toi qui a daigné m'accorder ton attention, je ne peux que te vouer une foi totale et sans fard."
Je continue quelque temps, je me surprends à ne pas vouloir arrêter et comprends alors... Je ne ment plus comme au début, j'ai été amené à l'aduler réellement et ce non plus par peur de me voir priver de mes pouvoirs. La prière se poursuit pendant quelques dizaines de minutes où je loue Phaïtos, lui parle comme à un père, un ami...
Quand je me redresse, je me sens en accord avec moi-même et entreprends alors de partir d'un bon pas en direction des chaînes montagneuses qui abrite le Castel d'Endor, mon nouveau chez-moi, le repaire des Messagers du corbeau.
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Merci à Inès pour cette magnifique signature !
Dernière édition par Mendax le Mer 14 Sep 2016 13:26, édité 1 fois.
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