<-- Les rues de Kendra KârMa Déesse ! Mais qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce c’est que… que… que… qu’un spectacle aussi abominable ?! Immortelle pourvoyeuse de connaissances, préserve moi des affres de la folie, car à la vérité, je crains d’y tomber lorsque je vois quelle horreur s’offre à mon regard : des corps, des corps partout, mutilés, déchiquetés, ensanglantés, piétinés, broyés, éparpillés là et laissés à leur mort comme au terme d’une ignoble messe noire digne des plus abominables fanatiques voués à Thimoros. Ce n’est pas possible, je dois être sous le coup d’une illusion qui me met sous le nez quelque chose d’aussi épouvantable, car de ma vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi atroce : c’est bien simple, on se croirait à Oranan après un raid orque pour que le résultat ait été une boucherie pareille, et je dois me raccrocher à tout ce que je peux, à commencer par ma foi pour m’empêcher de sombrer dans le délire, fermant les yeux pour me concentrer avant tout sur l’Empreinte de Rana qui me recouvre la peau comme une coquille bienfaisante contre les agressions extérieures plutôt que sur la puanteur nauséabonde qui m’agresse les narines comme un cortège de mort et qui me soulève le cœur. Reprenant ma respiration à inspirations courtes et saccadées, je finis par dresser gaillardement la tête et par desserrer le voile de mes paupières pour faire face au désastre plutôt que de rester là à trembloter comme un enfant en bas âge : je ne dois pas l’oublier, j’ai une mission à accomplir, et je dois me l’ancrer fermement dans l’esprit pour éviter que celui-ci ne s’en aille vagabonder vers des pensées peu ragoûtantes qui auraient vite fait de me faire perdre le contrôle de mon appareil digestif.
Là ! Justement, au loin, comme une lueur d’espoir au bout d’un tunnel de désolation, je peux voir trois fois quatre voiles claquant au vent, signal de leur départ imminent vers cette chasse au trésor à laquelle je dois me joindre, et si je veux pouvoir attraper ma chance au vol, je ne dois pas tarder… mais pour rejoindre cette nouvelle étape, promesse d’aventures palpitantes, il me faut d’abord traverser cette horrible marrée de cadavres. Oh Rana, permets à ton disciple de garder la tête aussi calme que la brise au lieu qu’il la laisse partir sans maîtrise ni sang-froid comme de violentes bourrasques qui ne pourraient mener qu’à la dispersion et au dénuement !
Récitant à voix basse les préceptes de sagesse ranaéens, je serre les poings et gonfle mes poumons d’un air qui est encore à peu près salubre avant de m’acheminer à grandes enjambées en direction du quartet de navires. Étant donné ma précipitation à vite franchir ce morbide tapis, la tentation m’est grande de me mettre à courir sans retenue pour rejoindre sans tarder ces navires salvateurs, mais rien qu’à la pensée de commettre la maladresse de trébucher et de m’étaler de tout mon long le nez dans un amas de chairs déchiquetées, un haut-le-cœur me soulève la poitrine.
Autour de moi, j’entends les gémissements et les larmoiements des survivants qui refluent hors du port, marée de rescapés du massacre sans doute irrévocablement traumatisée par une telle expérience d’épouvante, certains se traînant lamentablement sans même prêter attention à ce qui les entoure, trop préoccupés par leur douleur et leur horreur pour sembler distinguer grand-chose autour d’eux. Moi-même je préfère ne pas regarder autre chose que ce qu’il y a devant moins sous peine de me retrouver dans un état semblable à ces pauvres hères, et me mets à hausser le ton tout dans mes prières en sentant les larmes poindre en bordure de mes yeux, mes mains se crispant à un point qui devient douloureux bien que je n’en aie cure. Ah quand même, je dois offrir un drôle de spectacle à déambuler ainsi parmi les morts comme le personnage principal d’une tragédie qui aurait pris une ampleur surréaliste, et certains doivent même avoir de quoi ricaner à contempler un jeunot comme moi se démener avec ses émotions pour ne pas les laisser déborder en une affligeante démonstration qui ne ferait que rendre la scène macabre encore plus pathétique.
Mais d’ailleurs, qu’est-ce qui a bien pu provoquer un déchaînement de violence aussi terrible ? D’un coup d’œil, on peut se rendre compte que les gisants ne sont que des hommes et des femmes qui ne se distinguent en rien du citoyen Kendran moyen, ce qui laisse à croire qu’ils auraient été saisis d’une espèce de frénésie qui les aurait poussés à s’entretuer de la sorte, mais alors pourquoi ? Par quel enchantement maléfique digne de la puissance d’Oaxaca elle-même toutes ces personnes qui n’étaient a priori en rien prédisposées pour un affrontement de quelque nature qu’il soit se sont-elles mises à s’écharper comme des animaux sauvages pris d’une incompréhensible folie furieuse ? Je n’en sais rien… je n’en sais rien et je n’en saurai probablement toujours rien, même si je cogitais sur la question durant des jours entiers, car je suis bien conscient que je ne suis aucunement magicien, et que je me heurterais ainsi toujours à un infranchissable obstacle d’incompréhension toute profane. Ainsi, le mieux à faire est carrément de ne pas penser à tout cela, de faire tout simplement abstraction autant que possible de ce champ de bataille infernal : mon attitude peut sembler cruelle, mais lorsque le vent ne peut abattre un obstacle, il le contourne plutôt que de s’acharner en vain, et à son instar, je me concentre avant tout sur ces bateaux desquels je me rapproche progressivement. De toute évidence, les volontaires sont invités à se présenter au ponton du bâtiment de leur choix pour le recrutement, et en espérant qu’il ne soit pas trop tard pour intégrer un des équipages, lequel vais-je bien pouvoir choisir ? D’entrée de jeu, l’énorme carapace de métal clinquante qui me saute aux yeux et qui s’apparente davantage à une tortue de mer surdimensionnée qu’à un fier destrier des flots se voit rayée de ma liste de par son caractère peu véloce et peu attrayant. Idem pour le vaisseau aux couleurs de Tulorim, ville qui m’a laissé des souvenirs bien trop peu réjouissants pour que je puisse considérer me mêler à un groupement issu de ce milieu… c’est peut-être un tort, mais sur le moment, vraiment, très peu pour moi. Le navire de toute évidence pirate subit le même ostracisme de ma part, car bien que je n’aie –Zewen merci- jamais eu à frayer avec ces bandits de la mer, j’ai entendu à l’occasion des histoires sur ces lascars qui auraient de quoi faire frissonner même le samurai le plus aguerri.
Cela me laisse alors le choix entre le vaisseau Kendran et celui dont la facture même revendique son appartenance au monde elfique. Craignant de me voir mis à l’écart par une population d’une autre race que moi, ma préférence penche d’abord pour le premier candidat toujours en lice… d’autant qu’à moins que j’aie la berlue, il me paraît apercevoir le Capitaine Tiercevent parmi les membres d’équipage, ce qui renforce dans un premier temps ma conviction de me joindre à eux. Toutefois, je me fais soudain la réflexion qu’il vaut mieux opter pour une approche tactique et disséminer les membres du Temple de manière à glaner des informations d’autant plus efficacement plutôt que de trop concentrer les efforts que nous pourrions fournir. En plus, toute cette blancheur et le raffinement qui transparaît de l’équipée ne devraient me faire que du bien après l’épreuve que je suis en train de subir… s’ils veulent bien de moi à bord, ce qu’il me reste à vérifier.
Ma destination en tête, je continue donc d’avancer, mais soudain, un pas infortuné m’enfonce mon pied botté dans quelque chose de spongieux et de juteux qui émet un bruit mou écœurant qui provoque aussitôt une montée de bile dans ma gorge et me donne envie de m’arrêter là même pour éclater en sanglots et déclarer forfait devant tant d’horreur. Mais je n’abandonnerai pas, non, je prendrai sur moi et lutterai pied à pied pour ne pas baisser les bras si près du but ! Mordant sur ma chique, je tire un bon coup en serrant les dents pour dégager mon pied couvert d’une substance dont je devine facilement la nature tout en m’abstenant de m’y appesantir, devant me faire violence pour ne pas céder, ma répulsion finissant par se résoudre par deux larmes qui s’écoulent piteusement le long de mes joues et par un rude spasme de mon estomac qui ne mène heureusement pas au vomissement.
Enfin parvenu devant la passerelle d’accès du
Vaisseau-lune comme l’indique l’immatriculation peinte avec une élégance toute artistique sur la coque, il est maintenant temps de me faire valoir, ce qui ne va pas être évident étant donné mon état, mais bon, il faut voir cela comme l’étape finale de ces efforts, et je rassemble à moi mon courage pour prendre une bonne inspiration ragaillardissante afin de me redonner une contenance et héler dûment la compagnie elfique :
« Je suis Léonid Archevent, archer d’Oranan, et je souhaite me joindre à vous ! » M’exclamé-je sans détours, d’autant plus que je sens que je ne pourrais probablement pas en dire bien plus sans que ma voix en devienne piteusement chevrotante.
Reste à savoir si mon appel portera ses fruits ou si je ferai chou blanc, mais en tout cas, j’aurai eu le mérite de traverser un pareil parcours macabre sans tourner de l’œil, ce qui, je pense, n’est déjà pas mal pour quelqu’un comme moi qui est encore relativement bleu dans le domaine des péripéties diverses.
-->Chapitre 2: Le Vaisseau-Lune