Pulsion de mort, dégoût violent. Soudaine envie de connaître le goût du sang...
Montait en moi une nouvelle flamme en accord avec ma Sombre Déesse, un feu noir au désir de mort, renforçant ma volonté de vengeance, la complétant...
Force d'un soudain cri imprévisible, mon attention se glaçait, mes sens engourdis s'éveillaient de leur prison de paix. Le hurlement était omniprésent, sa source invisible, son râle un poison malsain qui figeait la foule, réduisant à néant la fusion vivante - en un néant de joie sordide et corrompue.
Puis une étincelle sur le bois sec, sur les têtes emplies d'une envie commune, insoutenable, et le brasier commença : l'agitation se transforma en ébullition, les quais s'enflammèrent d'une violence réveillée; un désir illogique et incontrôlable.
Je luttais, à mis-chemin de l'Échangeur, qui de part ses couleurs ne pouvait manquer d'être pris d'assaut par la plèbe possédée. Tout comme moi: j'étais en une renversante situation, un paradoxe qui faisait de mon calme mon guerrier, ma violence l'opprimé surpuissant.
Et je n'avais jusqu'à maintenant juré que par l'inverse.
Mes mains se crispèrent autour des chaînes cachées dans les replis de ma toge noirâtre, et mes yeux rouges devinrent proies de l'intensité débordante.
Ma plus grande volonté, mon plus grand désir ne luttait pas: seule ma raison, ma faible raison empourprée de mes folies solitaires, s'entêtait contre le désir du sang et de la mort, de ce goût délicieusement doux d'avoir en sa possession le droit de choisir qui vivrait, et qui mourrait.
Moi, peut-être...?*
Une bourrasque de haine prenait les habitants de Kendra Kâr, les dominant d'une hauteur incalculable, de cimes maléfiques. Et cette haine, les hommes du comté la ressentait : les marins souffraient sous les assauts de la foules, tous sur le quai où était amarré le galion sombre.
Et ils n'étaient pas les seuls : chaque navire, chacun des cinq navires, était plongé dans une tourment inattendue, autre de celles qu'ils avaient pour habitude de connaître.
L'âme humaine était vile, sournoise. Ses désirs et ses fascinations primaires transpiraient la simplicité : survie, copulation, mort. Et au port de la cité blanche, toutes cloches retentissantes, la raison disparue laissait le champ libre aux trois axiomes de la vie...
Anarazel, sous les affres de ses discordes nouvelles, s'accrochait désespérément à sa raison, et à son obligation primordiale : il était tenu de retourner au navire. Il l'était, pour sa Sombre Déesse dominante, qui vibrait au son nouveau de pulsations désireuses...
Puis la porte de son esprit céda sous l'action associée de ses désirs éveillés et de sa volonté aiguisée; elle céda, en ne laissant que ses obligations pour unique défense contre l'envahisseur déchirant, déchiré en son cœur à la sensibilité jubilant. Le démon ne pouvait lutter contre lui-même, contre la possession de son passé et d'une force aux conjonctions néfastes.
Ses muscles se décontractèrent soudain, l'intensité en ses yeux pourpres grandit. Il lui fallait regagner le navire, mais rien n'empêchait qu'il fit couler le sang d'innocents aux instincts éveillés...
La soudaine bataille devant la coque du galion lui laissait une étrange liberté : si tous s'y étaient rué, les étalages abandonnés gisants, les déserteurs fuyant les quais, il se trouvait dans un espace nouvellement généré; espace aux limites embrasées par la folie. Et il voyait tout : combats, navires agressés, coups de violence libérée.
Il contourna la mêlée par son côté libre, se retrouvant non loin de l'eau sale. Allait-il se jeter dans la bagarre, lui qui aimait la peur mais dont la folie n'était pas suicidaire? Allait-il tenter de regagner le sombre navire par la passerelle coutumière où se déroulait la majorité de la bagarre?
Non...Sa capuche vola dans son dos, dévoilant son visage déformé. Mais qui y ferait attention dans la vapeur sulfureuse des rixes?
Un petit garçon s'extirpa de la mêlé, trébuchant. Il s'agrippa aux pans de la sombre tunique, pour se relevé. Ce dernier devait avoir été pris par surprise dans les festivités enflammées de râles et de cris étrangement éveillés.
Son visage rond leva des yeux brillants d'une peur humide vers le visage sans nez, et un doux regard sembla un instant adoucir les deux rubis rougeoyant du visage blafard.
Puis le sang-mêlé ricana, et fit une action que lui-même s'était jurée de ne jamais commettre, sans pour autant n'en ressentir l'envie : son poing vola, frappant l'enfant près de la nuque frêle, le brassard nouvellement acquis rencontrant violemment la douce joue de l'innocence incarnée. Le petit corps partit à la renverse, et plongea inconscient dans l'eau sale.
Anarazel venait de tuer sans raison...
Puis il sortit ses chaînes, et les abattit en traitre sur un homme d'age mur lui présentant son dos. Certes légères, ses alliées l'assommeraient.
Ainsi, le démon aux sens réveillés pourrait atteindre la lourde corde d'amarrage de la poupe du galion, et accéder sans trop d'encombres au pont supérieur de celui-ci.
Il ne servait plus qu'une seule pensée :
je dois tenir mon engagement, monter à bord...