Les yeux pourpres prirent une couleur presque amicale, et le sang-mêlé descendit d'un saut sur le pont auprès de Mathis. Il inclina la tête, en signe de respect, main sur le cœur, tel qu'il aimait le faire. Anarazel respectait plus cet homme que tout l'équipage : ce dernier avait dès les premiers instants manifesté une confiance hors du commun envers le démon... Ou était-ce de l'inconscience?
"- Ami, nous le sommes plus maintenant sur ce navire qu'aucun de nous ne le fut jamais: tout n'est qu'affaire de contexte... Et celui-ci est parti pour durer."
Le sang-mêlé marqua une pause, observant furtivement Rosie monter à bord, demi-elfe tout de rouge vêtue enflammant de couleur le pont noir. Puis son attention se reporta sur Mathis, et il la replongea dans le regard de l'homme.
Son nom? Il le méritait bien...
"- Quant à mon identité, la voici dans sa totalité : Anarazel du manoir d'Ellhar, perdu dans les terres de Charlùm."
Puis les sourcils se froncèrent sur le visage blafard : Mathis avait parlé, et hésité... Qu'avait-il donc vu?
Puis le froid... Une sueur gelée s'écroula comme une banquise sur le dos d'Anarazel, le glaçant jusque dans ses entrailles; et même sa Sombre Déesse sembla arrêter ses chants macabres. La réalité lui était tombée dessus telle une avalanche de souvenirs; et il réalisait enfin l'ampleur du carnage...
Puis le chaud... Il avait tué. Lui, sans raison, avait ôté une vie. Lui qui s'était juré du contraire, venait de bafouer ses principes. Presque son seul principe... Un corps inerte gisait à l'instant, inconscient et sans doute noyé, dans les eaux salies du port souillé. Un corps de jeune garçon, et une âme à la blancheur de l'innocence, immaculée d'un futur à jamais éteint par sa faute.
Les doigts effilés du sang-mêlé tentèrent d'étrangler le bois de la rambarde, jointures mises à nues dans une blanche expression de dégoût. Et pas n'importe quel dégoût : le sien. Anarazel se dégoûtait de lui-même... Et ne contrôlait plus son visage, qui sous la capuche se tordit en une suite d'expressions, de la compassion au remord, en passant par la haine sans nom qu'il éprouvait. Mathis l'avait sans doute remarqué, mais le démon n'y fit pas immédiatement attention, détournant pour la première fois son regard de braise du nez réparé de l'homme.
Lui...Il avait tué sans raison, l'innocence et la paix.
Son regard redevint dur, et il redressa les yeux. Puis le sang-mêlé se maudit, se calomnia d'injures en son for intérieur, de sa bêtise, du mal qui coulait dans ses veines et qu'il ne pourrait jamais repousser, d'être né ainsi, et non comme les autres, d'avoir une mission qui ne lui laisserait jamais aucun répit, aucune paix... Et les âmes paisibles qui ne lui avaient rien fait, ou qui ne rentraient pas dans ses plans, n'avaient visiblement le droit de vivre sans lui...
Il était un fou, un condamné à porter les charges éternelles de la haine et de la répugnance, et jamais son âme, sa triste âme enchaînée, ne se libérerait... La mort même ne l'empêcherait pas de n'avoir exister dans les cœurs du monde; cœurs auxquels il voulait crier en un souffle surhumain : Regardez-moi, j'existe!
Et tout ceci retentit quelques instants dans son esprit brûlant d'une nouvelle flamme noire... Puis le calme se fit à nouveau, le calme tourmenté qu'il connaissait si bien.
Et il répondit enfin à Mathis :
"- J'ai déjà navigué, il est vrai. Mais avec des marchands, rien de comparable. Mon cœur, voyez-vous, aime la mer. Il espère que cette dernière lui fera oublier à qui il appartient, et ses nouveaux remords..."
Puis Anarazel se détourna, les yeux brillant d'une nouvelle lueur mouillée, qui en quelques instants fut étouffée.
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Ecrire, c'est tuer, prier, délirer. Pour combler l'écart. Abolir l'Entre. Et n'y parvenir jamais. [Michèle Mailhot]
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