Le chevalier ne se fit pas prier pour me répondre et se montra même prolixe au niveau des rumeurs courant parmi la noblesse kendrane et, très certainement, leurs serviteurs – ils connaissaient toujours les moindres ragots à colporter, chose que je pouvais tirer de ma propre expérience. Ils devaient d’ailleurs avoir répandu maintes histoires dans la ville, racontars qui n’avaient pas eu le temps de me parvenir jusqu’aux oreilles dans le tourbillon d’évènements qui m’étaient tombés dessus depuis que mes pas avaient de nouveau foulés le pavé de la ville blanche. Autant de versions que de personnes les racontant, amenant la confusion et alimentant l’incertitude quant à la véritable histoire. Parfaitement indifférent à ces détails insignifiants dans le cas présent, je pouvais voir la fierté de Torald d’avoir été choisi pour représenter sa famille et soutenir les couleurs de sa ville tandis qu’il me parlait. Malgré tout, il ne m’appris pas grand-chose de plus à part que le trésor tant convoité devait avoir une importance extrême pour les dirigeants de toutes les nations. Sans aucun doute possible, c’était la raison pour laquelle tant de mystères étaient maintenus autour de cet artefact, ou de ce lieu.
« Puissent les Dieux vous entendre et continuer de nous favoriser alors ! »
J’aurais aimé faire montre du même optimisme que le jeune homme quant à la suite du voyage, malheureusement les évènements macabres du port me portaient à craindre pour l’avenir de cette quête. Tout le chaos provoqué par ce maléfice semblait avoir bénéficié au bateau entièrement noir, à bord duquel il paraissait ni avoir nulle âme qui vive, je n’avais vu, ne serait-ce qu’entraperçu, aucun être sur le pont. Mais à bien y réfléchir, je n’avais pas pris le temps d’admirer les fiers navires en lice pour cette chasse, toute mon attention fixée sur la nécessité de me cacher et de trouver une échappatoire. Maintenant que le temps me le permettait, observer ce bateau me donnait froid dans le dos. Il s’éloignait de plus en plus, fendant les flots tel un navire fantôme, auréolé d’une aura malsaine à mes yeux. Sa disparition à l’horizon était en quelque sorte un soulagement, comme pour une menace qui partirait au loin. Ces occupants pouvaient-ils être à l’origine de l’infamie entachant à jamais le départ et les esprits des personnes présentes sur les docks ? Alors que mes pensées dérivées vers des images toutes plus lugubres les unes des autres, la paladine nous invita à rejoindre les cabines mises à notre disposition à bord. Cette proposition m’apparut alléchante, je commençais à me ressentir de la fatigue accumulée de ces derniers jours, tel un manteau trop lourd et trop étouffant, la tension salvatrice qui m’habitait me quittant peu à peu et érodant ma résistance. Cependant, je décidai de rester encore un moment avec le noble qui était venu spontanément vers moi. Beaucoup de questions demeuraient encore, pour moi qui ignorais totalement jusqu’au moment de mon arrivée dans Kendra Kâr qu’un tel évènement était organisé. Je devais bien avouer que la peur du vide laissé par l’absence d’Alassea contribua également en partie à cette décision, tandis que mon corps réclamait un véritable repos.
Assez rapidement, le pont se vida des aventuriers, d’abord Raek, suivi d’Antariasi qui arborait ses blessures comme des stigmates et enfin, Erfandir qui lui emboita le pas pour finir d’appliquer les soins d’après ce que je pus comprendre ; Logan et Aalys, quant à eux, demeurèrent sur le pont à bavarder. Alors que le ciel commençait à se parer de ses couleurs crépusculaires, des cris et des bruits de combats furent portés jusqu’à nous par le vent. Les pirates partaient à l’abordage du navire tulorain. Encore de la violence.
« Ça ne s’arrêtera donc jamais ? » murmurai-je pour moi-même, avec un regard et une moue que je devinais las et dégoûtés.
Combien de sang devrait-il être versé au cours de cette chasse ? A ce moment, le tintement d’une cloche retentit à bord de L’aigle des Océans me faisant craindre notre lot de problèmes. Mais l’équipage resta tranquille, de même pour le capitaine qui quitta simplement son poste, laissant sa place au second, avant de pénétrer à l’intérieur du bâtiment de guerre. Ce n’était pas une sonnerie d’alarme, mais simplement un avertissement pour dire que le repas était prêt. Je me sentais perplexe devant le paradoxe qui se présentait à moi : pendant que d’autres se battaient, nous allions tranquillement diner. Malgré tout, j’acceptai sans hésitation le bras de Torald, même si je savais que dans ces conditions je ne pourrais certainement pas avaler grand-chose, et demandai à mon tour au moussaillon :
« Excusez-moi, pourriez-vous me dire où se trouvent les cabines ? J’aimerais y déposer mes affaires. »
Après un regard morne vers un groupe de marins à l’avant, il nous fit signe de le suivre. Nous longeâmes le couloir, spacieux pour un navire, puis le jeune matelot s’arrêta devant une porte qu’il m’indiqua avant de nous dire que le dîner était servi dans la salle au bout du couloir. Sans demander si nous avions besoin d’autre chose, il fila sur le pont d’un pas leste et habitué aux remous de la mer. J’entrai dans une pièce toute en bois et meublée sobrement, le jeune chevalier patientant derrière la porte, et découvrit le confort de mon espace réservé. Je fus étonnée par l’agencement de celui-ci, ma chambre dans la maison du conseiller de Tulorim n’était pas plus grande, et serait même plus petite, que cette cabine qui se révélait certainement plus accueillante avec ces carafes de vin et d’eau mises à ma disposition. Avec un léger soupir, je déposai le bâton et la robe sur le lit, puis rangeai soigneusement les parchemins dans mon escarcelle, avant de rejoindre Torald et de me laisser conduire jusqu’à la salle. Comme les cabines, celle-ci était toute en bois et spacieuse, avec une table qui trônait fièrement en son milieu recouverte d’une nappe aux couleurs kendranes, plein de victuailles dignes d’un grand banquet. Pour un peu, j’aurais pu me croire partie dans une de ces croisières qui étaient parfois organisées par mon « maître » tulorain pour ces invités, bien que le cadre de L’aigle des Océans fût moins luxueux. Ce navire de guerre se donnait des airs de grand bateau de plaisance.
Tous étaient déjà attablés, excepté le jeune homme sombre et l’adolescent. Bien sûr le capitaine présidait avec sa fille située à sa droite mais il semblait y avoir un fossé avec les autres aventuriers qui s’étaient installés à l’autre bout de la solide table de bois, délaissant les quatre places les plus proches du maître à bord. Galamment, Torald sortit une chaise pour me permettre de m’asseoir à mon tour, à côté de l’homme blond toujours souriant et tentant de dérider Raek.
(Ce n’est certainement pas en l’accablant de questions ou de paroles que quelqu’un parviendra à lui arracher une réponse) pensai-je amusée, cet homme taciturne me rappelait de plus en plus le druide qui ne décrochait une parole que lorsqu’il y était obligé. (Je me demande bien ce que Ash est devenu, tant de temps s’est écoulé sans que je puisse retourner en Imiftil.)
J’adressai un sourire de remerciement sincère au noble avant de m’installer malgré mon manque d’appétit et tentais de cacher la lassitude qui s’emparait de moi, certaine que mes yeux d’ordinaire lumineux étaient sombres ce soir et mes traits tirés par le long et douloureux voyage pour parvenir jusqu’au bateau kendran. Peu importait, je ferais contre mauvaise fortune, bon cœur et, pour m’éclaircir les idées, je refusai l’offre de vin pour me servir un grand verre d’eau fraîche en attendant les derniers aventuriers qui ne devraient plus tarder. Je n’eus pas le temps de commencer à boire qu’effectivement Antariasi et Erfandir faisaient leur entrée dans la salle et hésitaient sur les places à prendre, du moins pour le serviteur des Dieux noirs qui devait souhaiter se trouver plus éloigné de la paladine. Tandis qu’ils se décidaient, le capitaine Longargent nous souhaita de nouveau la bienvenue à bord de L’aigle des Océans, sans oublier de nous inciter à fêter le départ de la chasse pour laquelle nous étions plutôt avantagés en ce premier jour en trinquant. Je me joignis aux autres avec plus d’entrain que je ne l’aurais pensé, levant mon verre comme tout le monde avant de me ressourcer avec cette eau bienfaitrice.
« Je me demandais Capitaine… Pouvez-vous nous en dire plus sur cette chasse ? »
Et tandis que je parlais, je ne pus empêcher une légère rougeur colorer mes joues, ma réserve de nouveau en alerte alors que je me demandais quelle mouche m’avait piquée à poser la question si directement. L’après-midi même, je n’avais pas osé tant cet homme m’impressionner. Les dés étaient jetés maintenant, je ne pouvais pas ravaler mes paroles et, de toute façon, je ne pensais pas être la seule à m’interroger. Tout ce que j’espérais était que la bonne ambiance que le capitaine voulait instaurer ne fût pas refroidie par une question qui me semblait légitime. Si dans les hautes sphères kendranes, tout le monde s’interrogeait, peu sur ce navire devait être au courant également.
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