Devant le silence qui s’installait de nouveau autour de la table, je suspendis mon geste, gardant mon assiette en main au lieu de la poser comme il y avait lieu de le faire. Tous avaient tourné leur attention vers moi et leurs regards me rongeaient. Je n’avais fait que débuter la conversation avec mes voisins, rien de plus, rien de moins. Alors, pourquoi tant d’intérêt pour ce que je venais de dire ? Je sentis mon cœur manquer un battement tandis qu’une pensée terrifiante pour moi se faisait jour dans mon esprit… J’avais parlé sans réfléchir de ma maîtrise de l’Air, espérant vainement que personne ne le relevât pas en attirant l’attention sur Torald tel que l’aurait fait une enfant, mais j’avais peut-être réussi à me mettre à dos chaque aventurier. Dans ma fatigue, je calquais sur leur réaction celle des habitants d’Othall, le petit village de mon enfance. Le rejet pur et simple sans aucune explication. Je ne remarquai pas qu’il n’en était rien, oublieuse qu’il n’en avait plus jamais été ainsi depuis que j’avais réussi à accepter cette magie comme une partie de moi-même, depuis ma fuite de la maison du conseiller tulorain. Mais je ne me laisserais plus abattre pour cela, je me l’étais juré au sanctuaire d’Elle, promettant de continuer d’avancer quoiqu’il arrivât. Aussi doucement que je le pouvais malgré mes muscles raidis par l’anxiété et le tambourinement de mon cœur contre mes côtes, je posai enfin mon assiette sur la nappe aux couleurs kendranes, prête à affronter ce qui s’ensuivrait.
Erfandir fut le premier à parler, attirant loin de moi les regards pesants, et se montra enthousiaste en présentant un plan pour rattraper notre retard sur le sinistre bateau, plan qui nécessitait la mise en œuvre de ma magie afin d’y parvenir, coordonner aux connaissances visibles de Logan en navigation et à l’expertise du capitaine quant au maniement d’un navire de guerre tel que L’Aigle des Océans. Je ne pouvais m’empêcher de le dévisager, une expression embarrassée et, plus certainement encore, incrédule ornant mon visage, pas sûre d’avoir réellement compris ce qu’il venait d’expliquer tant la confiance qu’il mettait en mes talents me paraissait inappropriée. Il ne me connaissait pas et, pourtant, ne semblait pas douter une seule seconde de ma réussite lors d’une telle tâche.
(Est-il tombé sur la tête ?!)
Le choc des paroles de l’adolescent m’ouvrit les yeux sur la véritable réaction de mes compagnons d’aventure, ils ne voyaient pas en moi l’image du monstre que les villageois m’avaient renvoyé. Pour eux, j’étais simplement une des leurs, avec mes propres capacités, et ils m’acceptaient comme tel. Le silence revint, rapidement rompu par la prise de parole du capitaine. Il se refusait d’agir ainsi, arguant de la difficulté d’une telle entreprise pour ma personne, chose dont je lui fus extrêmement reconnaissante. Soulagement de courte durée puisqu’il finit sur une nouvelle hésitation en abordant le fait que mes capacités, et sans nul doute celles des autres aventuriers, seraient nécessaires à d’autres « moments » de la chasse. Pourquoi une telle hésitation alors que nous avions été recrutés justement pour ça ? Que devait-il donc arriver qu’il préférât nous taire ? La détresse de ma méprise s’en était allée au loin, amenant une once de détente malgré l’angoissante révélation des non-dits du sibyllin barbu. Je tentai de me convaincre que je devais voir tout en noir ce soir, résultante de ma captivité et de ma fuite.
Comme pour la première fois, Jena vola au secours de son père en rebondissant sur mes paroles et se présenta elle-même, même si cela avait déjà été fait par le capitaine au début de l’après-midi. Chacun sembla d’accord de suivre mon exemple, d’abord Torald qui confirma sa connaissance de l’escrime, puis Aalys, jeune femme originaire des Duchés et à l’esprit aventureux prononcé. Au tour de Logan, la porte de la salle s’ouvrit dans un grand claquement, bois contre bois, et libéra le passage à un marin affolé, interdisant toutes nouvelles paroles aux aventuriers. Son apparition mais surtout sa déclaration fut comme un éclat de tonnerre dans un ciel bleu sans nuage, stupéfiantes et glaçantes. Les ennuis nous avaient également rattrapés. A mes yeux, ce n’était que le juste retour des choses et cette annonce n’était que la confirmation du paradoxe qui s’était présenté à moi au moment de descendre dîner, contresens qui ne devait pas exister, nous aussi allions avoir notre lot de difficultés. Le festin ne devait pas être, n’aurait pas dû être. Tous, excepté le lugubre bateau qui nous devançait, j’en avais la conviction profonde. Comme dans un rêve, ou devrais-je plutôt dire un cauchemar, je me levai en même temps que mes compagnons, tel un pantin obéissant aux ordres d’un marionnettiste. D’un pas mécanique, l’esprit comme vidé de toute réflexion possible où les derniers mots du marin étaient repris en échos, je remontai le couloir jusqu’à ma porte et pénétrai dans la cabine. Un des attaquants aurait aussi bien pu se trouver dans la petite pièce sans que je le visse de prime abord. Des bruits de pas de course et de chocs sourds au-dessus de ma tête et dans le couloir menant au pont mêlés à celui entêtant d’une cloche qui sonnait à tout va me ramenèrent peu à peu à la réalité.
(Armez-vous !)
Comme si la vie revenait en moi, je commençai enfin à réfléchir à ce que je devais prendre pour accomplir ce qui était attendu de moi. Défendre le navire et tout de suite ! Sans perdre une fraction de seconde de plus, j’attachai le curieux poignard de bois à ma ceinture et me saisis de ma nouvelle arme, tout en bois également et portant une gemme d’un vert bleuté au niveau de gravures imageant les courants aériens par des volutes alambiquées. Il était étrange que ces détails me marquassent à ce point alors que je m’armais pour un combat contre des ennemis inconnus venus de l’océan. Qu’importe, mon bâton m’apporta une curieuse impression à laquelle je n’avais pas fait attention dans mon empressement à parvenir jusqu’au navire pour fuir la ville, une sensation d’appel et de reconnaissance avec mes fluides que je sentis s’éveiller tandis que des parcelles de confiance s’essaimaient en moi.
(Avec ça, il ne sera plus aussi facile de m’avoir.)
Mon regard se porta de nouveau vers le lit où était étalée la robe blanche, ornée des mêmes volutes que sur l’éolien bâton dans des tons également de bleu et de vert. Le vendeur m’avait assurée de la qualité de ses articles et la question de perdre du temps à l’enfiler m’effleura. Mais des cris de rages dans le couloir m’amenèrent à y jeter un coup d’œil et je risquai de me faire emporter par Antariasi qui s’introduisit tel un fou dans sa propre cabine pour en ressortir une poignée de secondes plus tard armé d’une serpe. Le voir dans un état de liesse à l’idée de se battre me fit vraiment froid dans le dos, détruire la vie semblait l’emplir d’une joie mauvaise. Malgré la retenue dont il avait fait montre depuis son recrutement sur ce bateau, sa dévotion pour les Dieux noirs paraissait le porter vers le pont, comme un assoiffé se jetant sur l’eau d’une fontaine. Sans un regard en arrière et délaissant mes doutes, je cramponnai mon arme des deux mains et emboitai le pas au sombre jeune homme jusqu’au niveau d’Erfandir et de la paladine. L’adolescent ne savait que faire pour aider dans le combat qui allait suivre, si quelqu’un parvenait à ouvrir la porte qui ne cédait sous aucun effort.
« Vous pouvez déjà prier votre Déesse pour qu’elle nous aide. Et si ce sont vraiment des engeances de Moura qui nous attaquent, demandez-lui qu’elle intercède auprès de sa sœur pour nous. Ce ne sera sûrement pas suffisant mais sait-on jamais ! »
Moi-même en ce moment, j’aurais bien aimé avoir réellement foi en quelque chose qui nous protège si ça pouvait m’apporter cette confiance dans l’avenir que certains arboraient en toutes circonstances. Je souris bravement aux serviteurs de la Déesse de la lumière, cherchant à donner courage autant qu’à en recevoir. Chose difficile avec les bruits et les cris qui nous parvenaient du pont, à moitié étouffés par le lourd panneau de bois toujours fermée. L’inquiétude quant à ce que nous devions affronter et la nécessité de l’instant refoulaient une fois de plus la lassitude qui m’habitait au second plan, affolaient mon cœur qui se déchaînait comme un beau diable et asséchaient ma bouche. Tous les aventuriers, moi y compris, étions comme agglutinés dans le couloir et presqu’à la queue leu-leu, devant la porte qui refusait obstinément de s’ouvrir.
« Qu’est-ce qui retient cette porte ? » demandai-je à ceux qui s’évertuer à trouver la solution et se situer entre moi et la dite porte.
_________________
|