A croire que Rana était avec moi en cette sinistre journée, les fluides parcourant mon corps prirent la forme de ce nouveau sort que je venais d’apprendre, bourrasques impétueuses et effrénées que je dirigeais vers notre funeste ennemi. Il n’y avait pas de place dans ce combat pour la joie légère de la réussite mais je profitai pleinement de la dose d’optimisme qu’elle m’apportait pour jeter toutes mes forces dans ces vents furieux, rafales furibondes que j’imaginais bien souffler dans les enfers de Phaïtos. Peu après, les flots venteux furent rejoints par une traînée noirâtre, emplie de la même énergie que la gigantesque boule de néant lancée au même moment par le nécromancien, une énergie qui me paraissait malsaine et redoutable. Je compris d’un coup ce que signifiait cette sensation en présence de ces fluides, ils étaient composés d’une mana liée aux Dieux sombres. Et tandis que le tourbillon formé par nos deux sorts réunis vint se nourrir d’une nouvelle magie lumineuse provenant de Jena, je sus sans détourner le regard qu’Antariasi était parvenu à nous porter son aide dans cet assaut que j’osais espérer être le dernier. Dans ce cauchemar éveillé, j’apprenais à associer ce que je ressentais à chacune des magies qui crépitaient dans l’air tout autour de moi, les ténèbres luttant contre elles-mêmes, la lumière, l’air et l’électricité réunis.
Je sentais toujours les fines éclairs me parcourir, protectrices selon les dires de Raek et j’en eus la preuve quand les flux concentrés de magies se rencontrèrent, provoquant une explosion d’une puissance à couper le souffle et d’une luminosité aveuglante. Nul doute pouvait subsister dans mon esprit, sans elle je me serais retrouvée projetée à terre comme le reste de l’équipage et aurais brisé involontairement la communion de nos sorts. Cet homme ne parlait peut-être pas et n’agissait que ponctuellement et discrètement mais, dans le cas présent, nous lui devions tous une fière chandelle. La rupture de l’affrontement entre nous et l’encapé aurait tourné au drame, emportant en premier Jena qui s’était battue avec hargne aux côtés de Logan pour percer la muraille d’ossements de cet ost infernal, pour finalement nous faucher tous les uns après les autres. Malheureusement, c’était ce qui risquait d’arriver malgré tous nos efforts conjugués. Pour ma part, j’investissais dans ma magie tout mon ressentiment, toute ma volonté, mais aucun de nous trois ne parvenait à enrailler l’avancée inexorable de ce sort impie. C’était proprement incompréhensible, inconcevable.
(Comment peut-il résister ?… Il est seul et…)
Cet être des Ténèbres devait posséder une puissance incroyable pour avoir réussi à soulever une telle armée de squelettes et posséder des forces suffisantes pour nous opprimer de la sorte avec cette terrible menace que constituait la boule plus noire que les ténèbres nous entourant. Le problème était que je ne pouvais plus faire grand-chose à part tenir coûte que coûte, ne pas faiblir alors que je sentais tout mon corps se tétaniser, mes muscles criant de douleur et mon esprit de violence impuissante. Et nous luttions tous pour ne concéder pas concéder trop aisément le pas devant l’adversité, nous bataillions pour éviter la déroute totale qui s’ensuivrait.
(Je vous en prie, donnez-moi la force de résister.)
Je ne pouvais pas parler, les dents serrées en une moue douloureuse et farouche, et pourtant pour la première fois de ma vie, ou presque, je priais avec ferveur Rana pour qu’elle nous vînt en aide. A ce moment et dans ces circonstances, il me semblait qu’elle-seule pouvait nous aider. Ce fut cet instant que choisit Logan pour se précipiter vers le nécromancien, bien trop occupé avec nous semblait-il pour réussir à se protéger d’une attaque directe au corps à corps. Mal lui en pris, le sympathique blond fut renvoyer d’un geste négligeant de la main du noir serviteur, presque moqueur face à cette vaine tentative selon lui. Face à cette déconvenue cuisante pour l’aventurier, je sentis remonter en moi les doutes, acide pour le cœur et l’esprit, étouffant l’espoir et le courage. Je nous voyais tous condamnés alors qu’aucune autre issue ne s’offrait à moi. Je me battis dès lors contre lui et contre moi, rattrapant les bribes d’optimisme et d’espoir qui m’avaient envahie plus tôt, les rassemblant tant bien que mal. Si chacun de nous abandonner, alors nous succomberions.
(Mais que faire face à lui ?…)
Toujours cette question, qui me revenait comme une rengaine, sans réponse… A moins que… Si son attention était détournée en le harcelant continuellement, nous pourrions peut-être prendre le dessus. Nous aurions ainsi le temps de renforcer nos sorts sans lui en laisser la chance. Mais le destin en voulut autrement. Comme dans une mauvaise histoire, ce fut au tour de Torald de se jeter, au sens littéral du terme, dans l’affrontement magique qui se déroulait sur le pont du magnifique navire kendran. Le noble chevalier avait décidé de se sacrifier en s’interposant entre les deux flux magiques opposés et, par la-même, remplissait le serment qu’il avait prononcé au départ du port de sa ville mais pas de la manière dont je l’avais entendu. A l’instant où je compris ce qu’il faisait, je tentai de retenir la magie, la rappeler à moi pour que cessât cette folie sans nom. Il y avait sûrement une autre solution, il DEVAIT y avoir une autre solution. Le sang glacé et le cœur aux bords des lèvres, je le vis recevoir de plein fouet les pouvoirs déchaînés alors que je réalisais qu’il n’y avait pas de moyen d’enfermer de nouveau une telle puissance libérée, ou s’il en existait, aucun que je connus.
« Non… Non… Non… »
Déni à peine audible de la réalité, de la monstrueuse vérité qui s’offrait à nous alors que le corps sans vie retombait sur les planches du pont, couvertes du sang des marins et des aventuriers blessés. Nul autre son ne pouvait sortir de ma gorge nouée par des sanglots qui se refusaient de sortir. Je devais cauchemarder, j’étais allée me reposer dans ma cabine et mes craintes dues à mon enlèvement et le massacre du port, la mort frappant partout et tout le monde sans distinction, s’ingéniaient à créer cette vision de malheurs. J’allais me réveiller bientôt pour découvrir que la journée n’était pas terminée. J’attendais donc, sans notion de ce qui se passait autour de moi et complètement anesthésiée moralement, et je restais à la même place pendant un moment, ne prenant même pas conscience du départ railleur du sombre meurtrier, ni de l’explosion de colère du jeune guérisseur, les yeux dans le vague, les bras ballant contre moi, une poupée de chiffon sans âme.
(Meurtrier… Je le suis aussi… Mon sort l’a frappé tout autant que celui du nécromancien… Notre… Non, ma faiblesse l’a conduit à ça.)
Après ce qui me paraissait une éternité, cette pensée me fit revenir au présent et aux remords qui trépignaient d’impatience à venir et revenir sans cesse me hanter. Je sentis de nouveau le souffle du vent marin sur ma peau, simple brise comme une caresse apaisante dans le tourbillon de reproches que je m’adressais. Pourquoi avait-il fallu qu’il s’en allât comme ça ? Lui qui était si fier et ardent dans son engagement dans la chasse ? Sa mort était injuste et injustifiable à mes yeux. Dans une quête inconsciente de réconfort, je réunis le peu de fluides aériens qu’il me restait et tentai de percevoir la présence d’Alassea. Le vide fut encore là, plus effrayant que jamais. Ces derniers jours avaient peut-être signé un nouveau tournant dans ma vie, une césure lente et douloureuse avec ce que j’étais avant de quitter malgré moi Lúinwë.
Alors dans un sursaut pour ne pas perdre ce qui était moi et détourner mon esprit de ces noirs égarements, j’embrassai le triste et lugubre spectacle que représentait les marins se débarrassant des corps de leurs compagnons tombés au combat ou aidant les blessés à se réunir autour d’Erfandir. Ce jeune homme avait apparemment beaucoup de sang-froid et n’hésitait pas à prendre les rênes pour que les choses avançassent dans la bonne direction après la tragédie que l’on venait de vivre. De même pour Antariasi qui se démenait pour accorder une bénédiction à ces hommes courageux qui s’étaient battus pour leur navire et leur vie.
(Chose que l’on ne peut pas dire du capitaine. Ce pleutre ne mérite absolument pas la confiance de son équipage !)
Lasse, désabusée et dégoutée, je descendis dans ma cabine pour y prendre les draps propres de mon lit, simples draps de coton blanc, ainsi que ma gourde emplie de la décoction faite par Fingolfin, peut-être pourrait-elle sauver quelques vies. Je remontai ensuite pour aller recouvrir le corps de Torald, laissé là où il avait chu. Chaque homme tombé au combat méritait notre considération mais aucun autre n’avait été si défiguré que le jeune homme châtain et, pour son geste, il méritait qu’on en garde une autre image que ces chairs rendues presque méconnaissables. Dans un coin de mon esprit, je me répugnais, je restais froide et distante, tous mes sentiments enfermés dans le déni qui s'installait en moi mais la gorge toujours serrée et les yeux anormalement brillants. Pourtant je pris la décision de continuer jusqu’à ce que le dernier blessé fût soigné et je rejoignis le vaillant adolescent qui nous enjoignait à aller nous reposer alors que lui-même s’imposait la tâche des soins.
« Je ne pourrais pas dormir tout de suite avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui, jeune guérisseur. Je n’ai guère de connaissance dans l’art des soins mais je peux apprendre et vous aider. Et je n’accepterai aucun refus, le repos est nécessaire pour tout le monde, vous y compris. Ca ira plus vite en agissant ensemble… »
Disant cela, je m’installai et commençai à déchirer avec mon couteau les draps restant, bien plus propres que les chiffons amenés par les marins kendrans, afin d’en faire des pansements dignes de ce nom.
« Et voici une décoction de saule, je ne sais si elle peut servir mais je la mets à votre disposition. » ajoutai-je en lui indiquant la flasque à ma ceinture, avant de reprendre mon labeur.
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