Les infinies précautions que j’avais prises pour me relever s’étaient avérées payantes ; le sol était resté parfaitement lisse, et je n’avais pas eu la désagréable surprise de voir surgir entre les brins d’herbe épars les épaisses racines animées. Je pris avec délice une grande goulée d'air. L’atmosphère semblait viciée, mais je me rendais compte que j’avais, sans y penser, retenu mon souffle pendant tout le temps que je me relevais précautionneusement. Décidément, la cause qui animait ces racines, qui n’avaient rien de naturel, restait bien mystérieuse… mon regard tomba sur Gwae. Ayant repris ses esprits, et, à mon grand bonheur, ayant cessé de débiter sans reprendre son souffle tout ce qui lui passait par la tête, elle entreprenait à présent de venir en aide à Epardo. A l’aide d’une dague acérée, elle tranchait sans pitié les serpents noueux qui enserraient l’orque colossal ; furieuses, les racines semblaient tenter de riposter et lancer leurs moignons épineux vers l’elfe. Etrangement, dès qu’elles s’approchaient des bottes de la belle, elles se rétractaient, comme au contact d’une source de chaleur intense. Il me faudrait éclaircir cela, en plus de tout le reste…
Une fois débarrassé de ces satanées racines qui l’entravait, Epardo se redressa avec mille précautions, observant la même stratégie que nous. Il y avait quelque chose d’étrange, et même de comique, de voir cette force de la nature tenter de se relever avec autant de légèreté que s’il était une créature aussi aérienne qu'un elfe. Il remercia alors Gwae avec une chaleur étonnante ; tout deux étaient de redoutables combattants, et ils avaient manqué de peu de s’entretuer dans la salle précédente. Ils ne pouvaient avoir la mémoire si courte.
Devant nous, le chemin s’enfonçait dans la forêt artificielle qui était certainement, je n’en doutais pas un instant, remplie des déplaisants artifices de notre hôte inconnu. Il n’était pas question que nous avancions plus en avant si l’elfe et l’orque avaient, comme je le soupçonnais depuis un certain moment, plus d’informations que nous sur les lieux et leurs dangers. Alors que je m’apprêtais à me diriger vers eux pour glisser quelques mots à Epardo qui, me semblait-il, me prenait plus en sympathie que l’elfe aux cheveux marins. Mon attention fut alors attirée ailleurs ; j’eus la nette impression que mes compagnons échangeaient quelques mots derrière moi, bien que leurs voix ne me parvinssent mal. Je me retournai ; Selen affichait une mine concentrée, et Rasliak avait les yeux fermés, semblant rechercher lui aussi la provenance du bruit. Je me déplaçai lentement vers la lisière des grands arbres ; les bruits de voix provenaient de là, c’était certain. Tout à coup, la voix fut presque parfaitement audible ; soit le bavard parlait à un dur d’oreille, soit il souhaitait qu’on l’entende. On entendit un ricanement désagréable, qui vint me vriller les tympans. Ainsi on ne pouvait pas sortir de cette forêt sans autorisation… nous n’étions pas arrivés au bout de nos peines.
A ces mots, Rasliak leva la main pour attirer notre attention et, peut-être, pour nous intimer le silence. Seulement, les deux voix bien renseignées allaient s’enfuir ; alors que je m’apprêtais à chercher un moyen de les immobiliser, Selen s’empara d’une fine javeline qu’il pointa dangereusement vers l’arbre d’où provenait les deux voix. Il pouvait toujours les rater.
J’avais si peu envie que ces deux créatures aux voix criardes s’enfuient que, presque instinctivement, je tendis la main vers l’arbre. C’était une chance unique de se sortir de cette étape sans trop de dommage, nous ne pouvions la laisser passer. Mon cerveau mit plus de temps à comprendre ce que je m’apprêtais à faire que mon corps ; quelque part dans ma poitrine, une digue céda, laissant bouillonner une énergie que je connaissais bien et, qu’habituellement, je préférais ignorer. Libéré de toute entrave, ce fluide se précipita dans mon bras tendu, malmenant mes muscles et mes os jusqu’à me tirer une grimace de douleur. Arrivé dans mon poing fermé, le flot sombre tourbillonna violemment, manquant de me briser les phalanges. J’ouvris la paume, pour me débarrasser de cette effervescence douloureuse ; un souffle opaque et sombre, aussi sombre que le dieu que les croyants nomment Thimoros, jaillit vers les branches basses d’où provenaient les voix, à ma plus grande surprise.
_________________ Erow.
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