Le nain sursauta à la vue des deux créatures écarlates et s’écria, de sa voix éraillée aux accents presque joyeux :
« Les p’tits sacripants, ils sont trop rapides, j’les ai déjà perdu de vue. J’sais pas ce que l’plus laid avait dans l’cou mais ça clinquait drôlement. »
« Ah… vous les connaissez ? Vous connaissez les habitants de ces lieux, monsieur Nain ? Vous êtes suspect, par Moura, et d’autant plus suspect que vous devez bien être mon ami. »
Voilà qui fut dit tout simplement, et sans le moindre doute, d’un ton qui prenait des teintes agressives sans que cette intention soit pleinement consciente. Les petites bêtes étaient en effet particulièrement véloces, et pour Rose épuisée l’idée de mettre en mouvement chaque muscle de son corps dans une fuite désespérée vers ces improbables cibles, était pure vanité et ne se proposait même pas. Elle remarqua soudain combien son souffle était précipité et irrégulier. Comme un animal suffoqué ou un être accablé d’angoisse, elle ne parvenait plus à réguler l’air qui entrait à lourds flots dans ses poumons déployés et débordés, et ne voulait plus en sortir qu’à peine avant une autre inspiration excessive. Bien qu’elle ne l’eût pas auparavant remarqué, il semblait que cela durait depuis quelques temps déjà. Elle se désintéressa du buisson dans lequel avaient disparu les diablotins et leva les yeux vers le nain qui, à présent qu’il avait descendu la pente jusqu’à elle, ne la dépassait plus guère, bien que dans la largeur du massif guerrier l’on eût pu mettre trois ou quatre elfes du gabarit de la nôtre ; il regardait encore avec une étrange expression de regret et d’amertume le chemin pris par les fuyards, comme s’il eût voulu les retenir par la seule force de son regard, les rappeler, les tirer à lui pour résoudre leur mystère. Dans ce regard détourné, la jeune fille lut tout ce qu’il fallait pour se détromper : sans doute ne savait-il pas effectivement ce qu’étaient ces menus monstres, et il y avait fort à parier qu’il eût beaucoup donné pour en apprendre davantage. Une autre intuition traversa son esprit :
« Est-ce que… est-ce que ces deux choses qui viennent de passer… peuvent nous faire sortir de là… tous les deux ? »
La surventilation commençait à provoquer ses pénibles effets, tout tourna soudain, la forêt, l’eau tant désirée mais encore rejetée à plus tard, le nain même, inquiet et visiblement déjà éprouvé par d’autres persécutions, le sol sur lequel gisaient les agressives racines. Sans qu’aucune pensée formulée en des termes précis ne lui vienne, elle décida qu’il était temps de mettre fin à cela et, découvrant à moitié ses dents dans une grimace de douleur et de férocité redoublées, elle fit violence à son corps entier, laissant là son esprit affaibli, et concentra en elle la force et la magie dont elle disposait encore, légèrement ressourcée par la proximité du pur liquide.
Les tremblements de ses membres cessèrent tout à fait, son souffle se soumit immédiatement à sa triste volonté qui, soudain, était devenue seule souveraine. Plus aucun geste désormais ne serait spontané ou plutôt, tous le seraient, mais placés sous l’implacable tyrannie de ce que son intuition aurait impérieusement décidé. Ce sacrifice de cette façon d’être et de laisser à son corps le soin d’aller où il voulait, à ses pensées de s’égarer loin, le plus loin possible, dans d’interminables fantaisies qui évoluaient au fil des jours et des nuits passés au-dehors ou des rares moments consacrés aux ontaris dans l’adorable petite maison aux abords de la ville, à Luinwë baignée d’eau salée ; ce sacrifice la rendait, au fond d’elle, terriblement triste, toute liberté était perdue, sacrifiée au cruel service de l’utilité et de la survie dénuée d’imagination et de ressources réelles. Est-il vraiment sensé de faire taire l’intelligence naturelle au profit d’un calcul malhabile et fiévreux, que n’altérait ni ne soutenait aucun sentiment ? Le pas était pourtant fait et il faudrait une émotion terriblement forte pour briser cet état d’esprit qui fait naître les tyrans ratés. Lorsque le second son retentit, le nain et l’elfe tournèrent la tête vers son origine en même temps, alertes et anxieux, prêts à réagir à n’importe quoi. C’était un bruit sourd, comme si un corps inerte avait heurté une terre compacte. Il y devait y avoir par là une grande agitation, et certains échos ressemblaient même à des voix, des voix de Parlants, articulées et conscientes ; cela s’emplifia, et deux timbres parmi quelques autres sonnèrent étrangement familiers.
(Quoi ? Raliak et Gwaë ? … Non, impossible.)
Cela n’était, sans doute, qu’une illusion de plus, et un cœur de marbre et un esprit sauvage comme l’étaient ceux de Rose en cet instant ne se laissait certes pas berner par de pareils leurres. Le nain, au contraire, s’écria soudain, péremptoire et frénétique :
« Faut aller voir par là ! »
Un sourire ironique et désespéré allait naître sur les lèvres sèches de la jeune elfe, quand soudain il s’éteignit. Au-dessus d’eux, dans l’encadrement de la porte de la forge, une silhouette les regardait en descendant lentement vers l’endroit où ils se tenaient tous deux. L’on ne voyait pas encore son visage, mais son allure était lasse et détachée, un être de haute taille, amaigri et imperceptiblement voûté, au port de tête droit, mais mobile comme ces maîtres oiseaux qui, craignant à tout instant un danger mortel, dodelinent en tous sens, doucement mais sans cesse aucune, tels des marionettes blasées. Un drôle de phénomène advint en Rose. Quelque chose se brisa, quelque chose qui s’était peu à peu construit en elle et était devenu puissant, assez vigoureux pour l’enfermer tout entière dans un étau serré, et qui prétendait l’enferrer ainsi pour la protéger. Une immense vague, le raz-de-marée d’un véritable océan s’éleva et submergea la dure résistance derrière laquelle elle avait voulu se dissimuler et s’endormir, et l’eau fraîche parcourut tout son être, passa dans son sang trop longtemps chauffé par le soleil malsain de cet endroit infernal et brisa toutes les digues. Le visage de la jeune fille s’illumina soudain.
« Amaryliel ! »
Car c’était bien lui, c’était bien enfin lui qui descendait vers eux, aussi peu pressé que s’il la rejoignait sans grand entrain sur le port ou dans la plaine. Si ce premier cri était comme le tout premier, s’il renfermait une joie immense qui submergeait tout, les mots suivants exprimèrent soudain une colère non contenue, et c’était cette fois de reproches et de rancœur que la vague était pleine :
« Amaryliel, te voilà enfin ! Pourquoi as-tu tant tardé ? Tu as fait le paresseux et l’indolent comme toujours, n’est-ce pas, tu t’es battu tout seul et tu as laissé le nain partir devant sans toi ! Tu ne viens que maintenant ? C’est bien la peine. Hâte-toi, à présent, il faut s’en aller. Si vous êtes content ici, c’est bien, moi je m’en vais, pressez-vous donc un peu, monsieur l’égaré. »
Le dangereux état de contrôle extrême qui avait menacé la jeune elfe avait été heureusement vaincu, tant qu’à présent elle rayonnait d’un éclat particulier qui lui conférait une énergie débordante. Adressant un sourire d’excuse au nain, dont elle se déclarait dorénavant une camarade loyale et fidèle à moins qu'il ne se révélât autre qu'il ne paraissait en cet instant, elle s’éloigna à reculons, à grands pas, vers la forêt profonde qui s’étendait en contre-bas. Bien qu'elle n'attendît pas de réponse de son camarade vertement réprimandé, elle entendit la voix tant espérée prononcer lentement :
"Bölin et... Rose qui s'enfuit?"
« Monsieur le nain, c'est donc comme cela que vous vous appelez? Enchantée, monsieur Bölin ! Je ne veux pas voir ce qu’il se passe là-bas. Il faut partir, il faut bouger, pourquoi ne pas partir à la recherche de vos diablotins ? Ils sont bien quelque part, il faut y aller, il ne faut pas… rester ici… Je ne sais pas. Mais je suis contente de vous connaître. »
Après lui avoir à nouveau adressé un large sourire sincère et attendri, elle n’y tint plus et, faisant face à l’orée du bois, elle courut vers cette étendue verte de hauts arbres pleins de vie. Quelque chose la poussait irrésistiblement à libérer l’irrépressible force libre qui éclatait en elle, et les cris qu’ils entendaient encore au loin l’effrayaient assez. Avant se lancer à la poursuite d'un ailleurs plus clément et plus aqueux, elle avait cru distinguer des bruits de combats et d’armes blanches maniées. En vérité, Rose était passablement terrorisée par l’origine de cette agitation, et n’aspirait qu’au calme. Maintenant elle avait un repère, un unique repère, mais comme il était précieux, cet endroit où l’on pouvait placer sa certitude et sa confiance !
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Dernière édition par Rose le Dim 10 Oct 2010 10:41, édité 1 fois.
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