[Rattrapage de la maj du 19 juillet et du combat libre qui suit]
Le souffle sombre se propagea dans l’air à toute vitesse, parfaitement silencieux, dégageant sur sa trajectoire d’étranges volutes noires et tourmentées qui évoquaient les courbes que produit une goutte d’encre tombée dans une coupe d’eau claire. Une légère odeur de souffre m’effleura les narines, me tirant une grimace que ne faisaient qu’accentuer les démangeaisons douloureuses de mon bras laissées par l’énergie obscure à son passage. Cette manifestation magique me laissa stupéfait ; certes, depuis que j’avais pénétré ces antres périlleux, je savais qu’une étrange force dont je ne connaissais ni la nature ni la substance m’habitait, palpitant parfois lentement dans mes entrailles, mais elle ne s’était jamais manifestée de façon aussi concrète. Ce tourbillon opaque qui semblait ternir les couleurs à son passage ressemblait à ces étranges pouvoirs que détiennent les sorciers des légendes et des rumeurs ; et j’avais la certitude que ce talent sombre dont je ne connaissais pas encore l’étendue prenait sa source dans ce passé qui ne m’appartenait plus, et qu’il me permettrait de remonter le cours de mes souvenirs perdus.
Je fus de nouveau accaparé par la situation et arraché de mes réflexions. Alors que le maléfice s’apprêtait à s’abattre sur la branche imposante et touffue, l’éclair d’acier de Selen atteint sa cible ; un glapissement de douleur déchira le silence, suivit du bruit caractéristique d’un corps traversant violement les branchages. Une étrange créature se réceptionna durement sur le sol, une blessure suintante à la cuisse, présentant un épiderme rougeâtre, ridiculement laide, pas plus grande qu’un enfant ; c’était l’exacte représentation des êtres malfaisants que l’on invente et raconte aux enfants, et qui peuple l’imaginaire des hommes. J’aurais souris, si mon regard n’avait pas croisé celui du petit démon ; une froideur terrible y régnait, et la colère immense qui emplissait ses pupilles minuscules et brillantes semblait prête à se répandre sur nous.
Un craquement sourd résonna ; mon charme avait atteint sa cible. La branche s’abattit lourdement, laissant jaillir de son feuillage une autre de ces créatures à l’allure malfaisante. Avant que je ne pusse esquisser un mouvement, la petite bête à l’allure méchante se remit sur pied, tirant une dague de petite taille, qui aurait presque eut l’air inoffensive si l’acier n’avait pas eu une étrange couleur rougeoyante peu rassurante.
A mes côtés, Selen lança aux diablotins une de ses répliques pleines de morgue qui, j’en étais certain, n’atteindrait pas son but ; quand l’heure était à l’abordage, il n’y avait plus qu’à tirer son sabre. Je fis cliqueter le gantelet clouté qui m’alourdissait le bras droit, testant mes muscles ; il y avait bien longtemps que je n’avais pas pris part à un combat, et les boursouflures de mon avant-bras souffraient du frottement de l’acier froid. Au même instant, l’un des deux petits monstres, en réponse à Selen, poussa un borborygme vaguement articulé dont je ne compris pas le sens, mais qui laissait aisément deviner l’inclinaison des créatures à notre encontre. Elles étaient mécontentes et appelaient à l’aide. J’eus juste le temps de voir bondir des fourrés plusieurs de leurs congénères, avant que le diablotin que j’avais délogé de la branche ne me bondisse dessus.
Je fus pris par surprise, alors même que je savais qu’il allait attaquer ; il projeta sa lame rougeâtre vers mon ventre, son petit visage bouffi contracté par une haine proprement incroyable. Je maudis mon manque d’entraînement, tandis que je faisais un pas en arrière parfaitement inutile, manquant de trébucher. Comme dans un rêve, je vis la lame chauffée à blanc se rapprocher inéluctablement de mon ventre ; je me surpris, durant la demi seconde qui précéda ma réaction, à en imaginer le résultat. Les tissus se déchireraient, laissant échapper viscères et boyaux ; je ne mourrais même pas sur le coup, et devrais rester sur le sol, à manger la poussière détestable de cet enfer artificiel, attendant patiemment que la douleur s’éloigne et que la mort vienne me cueillir. A vrai dire, la mort ne m’était pas permise : je me devais de revoir le ciel et la mer, il était simplement hors de question que je reste, chairs pourrissantes, à jamais dans ces souterrains pervers. Tant qu’à mourir, autant que ce soit par la noyade ; après tout, j’y avais déjà survécu une fois, en y laissant ma mémoire. Ma bouche s’étira légèrement. Je m’étais éloigné de la situation de façon risible ; trêve d’état d’âme. Je réussis enfin à ordonner à mon corps de bouger.
Malheureusement, ma réaction était venue trop tard ; j’avais mis mon bras droit en travers de la trajectoire de la lame, et ne pus que la dévier. La dague rougeoyante ricocha avec un tintement étonnamment clair sur l’acier piqueté de mon gantelet, et m’érafla le flanc. La douleur remonta jusqu’à mes nerfs lacrymaux, et mes yeux s’embuèrent, brouillant légèrement ma vision. Un élancement terrible se répandit dans mon corps comme une onde à la surface de l’eau, tandis qu’une odeur de chair brûlée me monta aux narines, répondant au crépitement et à la fumée qui s’était dégagée au contact de la lame. La souffrance eut paradoxalement un étrange effet désinhibant ; tous les coups que j’avais échangés dans des tavernes crasseuses, sur le pont de bateaux marchands ou encore au coin de ruelles sombres me revinrent en mémoire. Je savais me battre. J’abattis de toutes mes forces le lourd gantelet sur le crâne de l’immonde petite créature qui, le bras tendu en avant, le corps en extension, était resté à découvert. Le choc fut lourd, et j’eus la satisfaction de sentir sous mon poing la chair se tuméfier et l’os craquer légèrement.
Le diablotin ne poussa pas un cri, n’émit pas un seul son ; je ne sentis même pas son corps frémir. Alors que j’avais l’impression de lui avoir assené un coup suffisamment puissant pour assommer un colosse, je le vis reculer de deux pas en titubant légèrement, gardant le regard braqué sur moi, clair et vif, plein d’une haine calculatrice. Je parcourus du regard le corps rachitique de la créature, fixant avec incompréhension ses os fins et ses muscles atrophiés ; il avait peut-être la corpulence et la taille d’un enfant, mais c’était un adversaire autrement plus redoutable. Un peu de sang coulait, suivant son arcade proéminente pour goutter sur son épaule.
Il n’avait cependant pas eu la présence d’esprit de replacer sa garde, ni de se mettre hors de mon champ d’action ; ne laissant pas passer cette chance, je lui jetai mon pied dans le torse avec rage et frustration. J’avais cependant oublié ma blessure au flanc ; avec une grimace douloureuse, je sentis mes chairs tranchées hurler. La douleur affaiblit mes appuis, et mon coup n’eut pas la puissance escomptée. Je l’atteins pourtant à l’épaule, le projetant en arrière. Il tomba lourdement, et je crus une fois de plus, à tort, l’avoir vaincu.
Il s’était pourtant relevé aussitôt, avec une célérité inattendue. Cependant, la violence de mes coups commençait à faire effet, et à engourdir ses mouvement ; sa dague s’arrêta net contre les clous aigus de mon gantelet. Dès lors, je sus que je ne risquais plus grand chose : sa frappe n’avait plus la précision et la force qui m’avaient tant surpris au début. Je souris. Mon poing s’écrasa avec violence sur sa face déformée par la souffrance, et la satisfaction malsaine qui m’envahit me surprit par son intensité. C’était presque du plaisir, le plaisir d’être toujours en vie, d’assujettir ses ennemis, de les soumettre par sa seule force physique – c’était une sensation si grisante qu’elle s’approchait presque de l’ivresse. Je la réprimais pourtant aussitôt ; l’ivresse donne un sentiment de toute-puissance totalement illusoire, et je n’oubliais pas qu’au dessus de nous, à la fois lointain et proche, le maître de ce jeu diabolique régissait notre existence fragile.
L’humanoïde était à terre. Je devais lui avoir brisé la cloison nasale, d’après le bruit inquiétant qu’il faisait en essayant de respirer. Son visage n’avait plus grand-chose de reconnaissable, seuls ses yeux continuaient de briller. Un léger voile cependant les recouvraient, comme si la créature n’avait plus toute sa conscience. Avec une ardeur à nouveau étonnante, il rampa vers moi avec une vitesse honorable, tentant de m’enfoncer dans le pied sa dague acide. Je fis un pas en arrière, et l’acier bouillant s’enfonça en sifflant dans la terre meuble. Du talon de ma botte usée, ignorant la douleur lancinante qui irradiait de mon flanc, je lui écrasai consciencieusement la main, sentant une à une se briser toute ses phalanges. Pour la première fois, le diablotin poussa un cri où perçait une fureur désespérée et pleine d’impuissance. Il roula sur le dos en éructant, recouvert de sang et de poussière mêlés. Ses yeux, minuscules et mangés par les boursouflures, continuaient de me fixer. Lentement, je dégainai mon vieux sabre à la lame usée et, d’un coup net, le décapitai.
Instantanément, des flammes montèrent le long de ma lame, et le corps mutilé disparut. En quelques secondes, il ne restait devant moi plus qu’un tas de cendres grises et froides, qu’une brise inexplicable vint éparpiller doucement, par petites touches, découvrant sous le petit amas flétri, la dague et le bonnet de la créature malfaisante. Je repoussai l’instinct superstitieux du marin qui m’aurait ordonné de ne pas toucher à ces restes d’outre-tombe, et attrapai la dague, que je fourrai dans mon sac, avant de m’emparer du bonnet.
Dès que ma main entra en contact avec le couvre-chef ridicule, quelque chose remua au milieu de mes viscères, comme des palpitations gourmandes. Leur intensité crut rapidement, jusqu’à me donner la nausée. Je scrutai alors le grelot ; je m’étais fourvoyé. Ce que j’avais pris pour une petite clochette ou une idiotie de la même teneur était en réalité une petite sphère translucide, d’une matière proche du verre, renfermant un fluide sombre. La substance contenue était difficilement identifiable, oscillant entre le gazeux et le liquide en fonction de l’angle sous lequel je la fixai. Curieux, je la fourrai à son tour dans ma poche : je l’examinerais de plus près dès que j’en aurais le temps.
_________________ Erow.
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