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Alors qu'il s'en allait vers la fête, presque à contrecœur, le borgne fut arrêté par l'explosion (non littérale) de Karz, outré au plus au point par le manque de respect du borgne envers ceux qui avaient donné leur vie en toute bonne foi.
- Hey le borgne. Et si tu fermais ta gueule un peu ? Si tu te servais un minimum de ta cervelle avant de l'ouvrir pour déblatérer des conneries. Soit, tu ne veux pas être un héros. C'est ton choix, comme c'est le mien, mais ne t'avises surtout pas de cracher sur tout le monde comme un enfoiré. Comme si tu détenais la réponse et les solutions. Et surtout, SURTOUT, ne t'avise pas de mettre les Ynoriens et cette connasse d'Oaxaca dans les même sac. Et surtout pas devant moi. Tu ne sais rien. Tu n'as pas conscience de ce dont elle est capable. Tu n'as pas conscience de ce qu'elle fait tous les jours à ceux qu'elle a décidé de prendre pour cible. Même ceux qu'elle veut enrôler, comme...Comme je l'ai été, elle n'y va pas de main morte. Le jour où tu auras foutu les pieds dans un certain bagne, tu auras déjà un peu plus de légitimité pour ouvrir ta grande gueule. Et si jamais ça suffit pas à te faire taire...
Il joignit à ses paroles l'image de son corps mutilé, mélange monstrueux de chair et d'acier.
- ...Voilà ce dont elle est capable. Voilà le genre de chose qu'elle fait. Et tu oses comparer les Ynoriens à la Catin d'Omyre ? Oui la demoiselle a raison. Il faut une sacré force, un sacré courage, probablement une certaine forme d'héroïsme pour s'opposer à la Reine Noire. Alors juste...Je t'en prie...FERME TA PUTAIN DE GUEULE !
Un silence pesant s'était installé et Sirius, secoué par l'intensité des sentiments de Karz, n'osa répliquer. Après un instant qui sembla comme une éternité, il s'en alla vers la fête sans dire un mot. Il entendit tout de même la prière d'Honoka qui, bien qu'elle parlait à tout le monde, ne le concernait pas moins. C'était l'évidence : après les événements légendaires qui avaient eu lieu un an auparavant, ces aventuriers ne pouvaient pas être considérés autrement que comme des héros. Et ils devaient agir comme tel, afin de donner à cette guerre tout son sens. Heartless n'approuvait pas cela. Toute sa jeunesse il avait pourchassé des chimères, rêvé qu'un jour il serait adulé par le monde, mais il s'était rendu compte que ce titre était parfois attribué trop vite. Il se demanda, alors qu'il descendait les escaliers avec le reste, si les hommes et femmes légendaires dont il avait entendu jadis les incroyables histoires étaient confortables dans l'idée qu'on en faisait des idoles. C'était probable, après tout la guerre, le test ultime, n'avait pas le même goût dans la réalité et la fiction, et l'on n'était pas forcément fier de ce qu'on y avait accompli.
La fête en elle-même, à la grande surprise des aventuriers, avait tout d'un rêve. Ils avaient marché entourés d'or, et assistaient à un banquet grandiose avec d'illustres personnages de ce monde et de l'autre, dans une herbe aux couleurs du métal précieux. Un tel paysage était impensable sur Yuimen, et semblait lié à la magie qui avait été mise à l’œuvre lorsque Karz avait fait de l'or du champ de bataille devant lui. Sirius n'avait qu'une vague idée de la situation sur Aliaénon, mais tout indiquait qu'elle était positive. Cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Il n'avait nul mépris pour ce monde, il avait juste l'impression qu'il était déconnecté de tout ce qu'il avait connu, idyllique, presque irréel. Et surtout, il n'y avait aucun ami, même pas d'ennemi. Juste quelques regrets étouffés et des histoires à raconter au bistrot, auxquelles personne jamais ne croira.
Les aventuriers s'étaient rassemblés entre eux ou avec leurs amis d'Aliaénon, tandis qu'Heartless, après avoir attrapé une bouteille de vin et une cuisse de poulet, ou de l'animal qui passait pour du poulet sur cette planète, demeurait pensif devant les statues qui célébraient les actes des Yuiméniens.
Et célébrés, ils l'étaient ! Des statues d'or, grandiloquentes, frappées de leurs illustres noms. C'est ainsi que le borgne découvrit à sa surprise qu'il avait un temps croisé des gens célèbres, mais dont il n'avait même pas pris la peine de saisir les noms. Il n'en revenait pas que la frêle gamine, désormais réincarnée en orque, qui s'était sacrifiée de manière idiote pour à la fin accélérer la réussite du plan de Naral, était en vérité l'héroïne connue sous le nom de Lothindil. Les autres noms lui disaient vaguement quelque chose, il nota celui de l'humoran énervant, Sirat, et celui de Karz, le mécanique.
Il y avait même une statue pour lui ! Il était sculpté grand et fort, plus qu'il ne l'était, et brandissant la tête massive d'un orque, hurlant sa victoire. Cela provoqua chez lui un petit rire déconcerté. Alors c'était comme ça qu'on le voyait, grand pourfendeur d'orques ? A regarder l’œuvre d'art, on aurait dit qu'il en avait tué par la dizaine dans une rage justifiée, alors qu'en vérité, il était juste perdu sur le champ de bataille et tentait tant bien que mal de comprendre les intentions de ceux qui servaient Oaxaca. C'était désormais sûr, le Heartless qui regardait n'était pas le même que celui qui était regardé. Cette sculpture d'or, de lui triomphant, était tout ce qu'il aurait pu rêver, un ou deux ans auparavant, mais il se sentait tellement étranger à ce que celle-ci représentait qu'il ressentit pour la première fois, au fond de lui-même, la vanité de telles aspirations. Alors que Sirius commençait peu à s'adonner à des réflexions moroses, un détail captiva son attention, et il se mit à rire aux éclats.
- Pf ! Pffffhahahahahahahahahaha !! Un héros est né ce jour-là ! Un héros est né ! Hahahahahahahaha...
Heartless s'éloigna en riant de la statue en dessous de laquelle était inscrit le seul nom qu'il avait jamais donné au milieu de toute cette sacrée mascarade, le nom qu'il avait donné au scribe à l'entrée d'Oranan : Garvin. Puisse-t-il être célébré pour les siècles à venir. Sirius Heartless irait forger sa légende à sa façon.
Piquant une autre cuisse de poulet, il se dirigea ensuite, non sans une légère hésitation, vers Karz. Il ne savait pas vraiment pourquoi il souhaitait lui parler, mais quelque part, il avait été touché par l'ampleur de sa tristesse, et il voulait tenter de remettre les pendules à l'heure. Il fit en sorte de s'immiscer à un moment où le cyborg n'était pas sollicité.
- Hé euh. Karz, c'est ça ? Je um... pardon pour plus tôt. J'aurais pas dû descendre tout le monde comme ça. Juste... j'ai tellement pensé à c'mot là, héros, mais avec tout ce qui s'est passé eh... Il a un goût de chaussette.
Sentant qu'il n'était pas à l'aise dans ce genre de situations (il avait dû s'excuser deux ou trois fois dans sa vie en tout), il leva sa bouteille à moitié vide.
- La bibine a bon goût, par contre.
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