A sa dernière question, Therion n’obtint qu’une réponse imparfaite : l’humaine proposa d’aller constater par eux-mêmes l’origine de ce bouleversement de la terre. Son ton ne semblait pas normal, pas proche de celui qu’elle avait employé jusque là, peu de temps avant, ou quand il l’avait rencontré pour la première fois, et que Celle qui se bat bien était encore là. Comme elle achevait de proposer ce nouveau plan, elle s’élança dans la direction supposée du bruit, à l’est, laissant le liykor noir dans la clairière, indécis quant à la conduite à tenir. Au moment où l’humaine et sa bête s’étaient mises en mouvement, il avait adopté par réflexe une position d’attaque, son instinct prenant le pas sur son appréciation de la situation, pour se tenir prêt au combat si les circonstances l’avaient exigé. Il n’en fut rien, et cette fois, son esprit lupin devrait tourner à plein pour prendre une décision, et vite : déjà il devinait la silhouette de l’humaine s’éloigner dans le couvert de la végétation luxuriante.
En moins d’une poignée de seconde, il opta à son tour pour la course, jugeant qu’il serait toujours temps de chasser là-bas, et de savoir de quoi il s’agissait. Sentir la terre trembler ne lui paraissait pas être un phénomène des plus normaux, et sa curiosité de chasseur prenait le pas sur son agacement vis-à-vis des relations sociales qu’il entretenait avec les êtres pensant des lieux : il fallait savoir, connaître le territoire de chasse pour mieux capturer les proies. Comme la foudre allume des feux qui chassent de grands cerfs vers les griffes de ceux qui savent exploiter cet avantage, ce qui avait fait trembler la terre pouvait aussi bien lui servir dans sa traque plus ambitieuse.
Le sillage de la femme et de son fauve n’était pas aussi net que celui que Therion allait se frayer. Le liykor noir pouvait sans trop de peine soumettre sa masse imposante aux contraintes de la discrétion, et cacher s’il le fallait à des poursuivants une part de ses traces, cependant cette préoccupation n’avait pas lieu d’être. A l’instar du brok’nud se frayant un chemin dans les halliers, de toute sa vitesse, de tout son poids et de toute sa détermination, il comptait bien malmener ce qui se trouverait sur son passage. Ses pattes musclées lancèrent ce projectile vivant vers son but, et trois branches basses d’un arbre en firent les frais alors qu’elles eurent l’heur mauvais de se trouver sur la trajectoire d’une épaule puissante. Des rameaux plus fins encore fouettaient le museau de la bête en marche, lui causant des douleurs pointues, un certain agacement, et le pantalon de toile hérité de l’asservissement d’Omyre subissait les outrages de certains épineux, d’accrochages forcés qui ça et là prenaient quelques lambeaux de tissu. De tout cela, Therion n’avait cure. Il dégaina la lame sombre, faucha quelques lianes sur son passage…
Et tomba droit sur le fossé creusé par un ruisseau. Emporté par l’inertie de sa course, trahi par son propre poids, il glissa le long de la berge, bascula vers l’avant. Couché comme un pont par-dessus l’onde, il se releva, prenant appui sur l’épée plantée dans la vase, et pesta contre cet obstacle, son imprudence passagère : il payait là le prix de son empressement, car les échos de sa traversée impétueuse de la forêt avaient couvert à ses oreilles le doux murmure du ru. En amont de la vase qu’il avait remué, il s’accorda quelques secondes pour laper l’eau claire. Quitte à avoir perdu du temps, autant que cela se soit fait à bon escient. Interrompu dans son élan, il faudrait bien au liykor faire le point, retrouver une trace, une piste. Sur la terre humide de la berge, il remarqua des traces, plus profondes que celles d’un pied : le cerf en laisse de pareille lorsqu’il s’élance par-dessus un obstacle. Dominant le ruisselet, un entrelacs de branches basses mais solides, offrent à qui le souhaite des prises sures pour s’élever dans les frondaisons.
Therion se souvenait bien d’avoir suivi l’elfe-bête et l’humaine dans leur course au dessus de sol, et il chercha les marques, pour les trouver vite : là des griffes s’étaient plantées dans l’écorce, sans aucun doute celle du fauve dont il percevait l’odeur puissante. Une nouvelle ardeur au ventre – la satisfaction d’avoir retrouvé une piste – le liykor noir s’élança de nouveau dans les buissons que l’humaine avait voulu éviter en choisissant le parcours des écureuils, impraticable pour quelqu’un de sa stature.
Par deux fois il prit une mauvaise direction, alors qu’il croyait entendre un mouvement dans le couvert : son odorat lui rappelait alors qu’il avait courru le mauvais lièvre, aussi fit-il deux fois demi-tour, pour mieux guetter les traces, et perdre encore de précieuses secondes. Pour autant, il ne s’en inquiétait pas : tant que la piste n’était pas froide, que rien ne venait troubler les marques olfactives laissées de point en point, quand la sueur s’était déposée sur les branches saisies, quand la bave du félin en course avait perlé sur le feuillage, il pouvait encore compenser la subtilité des parcours par la force brute et son endurance.
La traque se poursuivait encore, il haletait maintenant, hésitant un peu à abandonner la cotte de maille, mais négligeant toujours de respecter la quiétude du bois. La motivation lui manquait à peine : son retard, il l’avait repris, soit que la femme l’ait attendu pour rester en vue, soit que son parcours brutal ait compensé ses erreurs et errances passagères. La tache bondissante, la silhouette humanoïde plus claire sur la végétation, lui servait maintenant de repère, et ses oreilles pivotaient vers la respiration plus courte des deux êtres en train d’ouvrir la voie.
Une combe d’épineux redoutables, semblables à des ronces, disposant toutefois d’épines bien plus longues et acérées, mit sa patience à rude épreuve, et il fut tenté de laisser là sa poursuite. Pour laisser une humaine et son gros chat sauvage l’emporter ? Etre digne du Père et de la Mère lui donna encore la force et la détermination, et dans un rugissement il invoqua leur nom avant de contourner l’obstacle. Une fois de plus, il avait perdu ses guides de vue. Mais comme il avançait, mobilisant son flair pour n’être pas définitivement sur le carreau, un nouveau son se fit entendre, le roulement sec de la pierre contre la pierre, des rebonds et enfin le silence. Dans la forêt, c’était à ses oreilles incongru, assez pour qu’il se dirigeât vers cet élément auditif perturbateur.
Bordé de hauts arbres, les pieds pris de mousses, lianes, et racines, un promontoire rocheux semblait s’élever au travers par-dessus les cimes, et le liykor noir jugea qu’il pouvait faire un excellent observatoire de la forêt, voire de ses alentours. La petite végétation accrochée au roc portait des traces de passage, et à son tour il grimpa, plus lentement cependant que lorsqu’il progressait au sol, loin de se sentir la patte aussi sûr que le bouquetin.
Arrivé en haut, non sans peine, il découvrit une sorte de plate-forme où l’attendaient, figés la femme et son familier. Au loin, comme eux, il voyait se dresser hors du sol un amas de roche et de terre, emportant avec lui le sol et ceux qui le foulaient. Estimant la taille de la chose par rapport aux arbres de la forêt, Therion poussa un jappement étonné.
« C’est d’une grande banalité – littéralement, en liykor : ce qui est souvent sur le chemin du chasseur – cette chose là ? C’est de ça que parlait ton mâle lorsqu’il disait que la forêt peut se défendre ? »
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La faim chasse le loup du bois...
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