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L'Ishtar sourit très fugacement à mon propos ironique, un petit éclat dans ses prunelles d'ambre me laisse supposer qu'elle a compris ma plaisanterie, mais presque immédiatement elle retrouve sa rigoureuse impassibilité silencieuse. Je me demandais si elle était capable de manifester certaines émotions, à la voir là aussi stoïque face à l'arrivée d'un groupe d'êtres venus d'un autre monde et fort disparate au niveau des races, me voilà donc renseigné, bien que le signe manifesté soit des plus minces. Me dirigeant ensuite vers Guasina pour lui proposer de la véhiculer si besoin, je songe que cette retenue témoignée par Yuralria n'est pas pour me déplaire dans le fond, j'ai toujours eu horreur des excités incapables de dominer leurs émotions. La lutine me répond avec enjouement, un sourire qui me semble sincère sur les lèvres, mais le qualificatif qu'elle m'attribue me fait sourire intérieurement. Aimable. Je crois bien que c'est la première fois en un peu plus de quatre siècles qu'un être use de ce mot pour me décrire.
J'entends d'une oreille la glaciale réponse de l'Ekhii femelle à la sardine écervelée, qui tentait de se rapprocher d'elle, et du coin de l'oeil je discerne le sourire ouvertement sardonique de son mâle. Encore une tentative bien maladroite, d'autant plus qu'il n'y a pas la moindre chaise dans la salle...
Songeur, je me dis qu'il me sera difficile de considérer notre groupe comme une vraie équipe de confiance. A part Cromax et peut-être la Lutine, je ne parviens pas à me convaincre que les autres seront d'une quelconque efficacité, et encore moins que je puisse en venir à avoir assez foi en eux pour leur confier ma vie en cas de coup dur. L'Earion a la cervelle d'une moule, l'Hinïon ne pense qu'à flagorner et se débinera sans doute au moindre danger, le jeune Humain...moui, lui peut-être, pour autant qu'il apprenne que la gentillesse peut être une faiblesse mortelle. Reste le dernier venu, celui qui faisait des messes basses avec l'Earion, mais en ce qui le concerne, je réserve mon jugement, n'ayant pas assez d'éléments sur sa personne pour me faire un avis. Reste que ce n'est qu'un Humain également, et que cette race inférieure n'a jamais été bonne à grand chose.
La Reine d'Ilmatar prend à ce moment la parole, interrompant le cours de mes pensées, et lève une coupe en direction de l'assemblée à la suite du toast proposé par Cromax, nous adressant à tous cette même phrase qu'elle m'avait dite lors de notre rencontre. Sans doute une expression de courtoisie locale, bien que je la trouve légèrement étrange dans le contexte qui nous a amené ici. Enfin, autre peuple, autres mœurs. Pour la première fois, je la vois perdre son expression souriante, devinant alors qu'elle s'apprête à nous expliquer plus concrètement la raison de notre présence sur Elysian, et donc le problème qui les préoccupe. Un bref regard circulaire m'apprend que tous les élémentaires sont devenus graves et sérieux, voici donc venu le moment que nous attendions tous avec impatience depuis que nous avons franchi la porte de la milice de Tulorim...
J'écoute avec la plus vive attention, observant discrètement les réactions de tout un chacun aux propos pour le moins inquiétants, du moins pour les élémentaires, d'Aaria'Weïla. Lorsqu'elle parle de la menace de disparition pure et simple de leurs peuples, je ne peux m'empêcher de repenser aux légendes d'Eden, et mon regard se pose un peu plus longtemps que ne le voudrait la courtoisie sur l'Ishtar, qui représente pour moi ce passé Sindel de manière presque surréaliste. Je me demande si la dualité qui la compose ne la rendrait pas plus fragile que les autres, son équilibre pouvant éventuellement être plus facilement rompu. Et les Sindeldi sont placés pour connaître les conséquences effroyables de la rupture d'un fluide unique mêlant ceux de lumière et d'obscurité. Yuimen a déjà servi de refuge à notre peuple, devra-t'elle servir une nouvelle fois de terre d'asile si nous échouons à trouver la cause de ce drainage, puis à le faire cesser? Serait-ce seulement possible, si nécessaire? Pas avec la méthode du sceptre que nous avons employée, en tous les cas, d'après ce qui se raconte au Naora, si les Sindeldi ont pu quitter leur monde natal, ils ne l'ont dû qu'à la bienveillance de Sithi. Or ce monde n'a plus de divinités, selon ce que Jillian nous en a dit. Non que je prenne tous ses dires pour argent comptant, mais en tant que proche d'une reine dirigeant vraisemblablement un royaume important sur ce monde, il doit être plutôt bien informé.
La reine nous explique alors les raisons l'ayant poussée à faire appel à une bande aussi décousue plutôt qu'aux troupes régulières de Tulorim, arguant en outre de leur propre incapacité à passer inaperçus du fait de leurs fluides apparents. Un pari...hum. Elle nous présente cela comme une action presque évidente, banale, mais pour moi cela ressemble bien davantage à une tentative de la dernière chance. Je me retiens de justesse de lui couper la parole d'une question, parvenant à la garder par devers moi pour l'instant. Il serait quelque peu malvenu de ma part d'interrompre aussi cavalièrement une reine, m'indique mon vague sens des convenances. Je fais bien de me taire, d'ailleurs, car Aaria'Weïla poursuit aussitôt en nous révélant la manière dont nous pourrons parvenir à maîtriser ce qu'elle appelle "Muutos".
Ainsi il y a des esprits sur Elysian, à défaut de divinités, voilà une information d'importance! La suite de son discours en revanche me plonge dans une réflexion allant s'assombrissant, mon visage se modelant en un ténébreux masque de pierre rigoureusement impénétrable destiné à dissimuler ce que m'inspire l'idée de me coltiner en petit comité notre frivole loupiote lubrique pendant des jours et des jours...Mon regard se pose sur l'Hinïon avec toute la chaleur d'une banquise millénaire, brièvement, puis s'adoucit en une expression plus neutre en déviant lentement sur Yuralria qui se trouve juste à côté de l'elfe de boudoir. Je plisse les yeux en réalisant qu'elle s'est littéralement assombrie durant les quelques minutes qu'a duré l'exposé de la reine, surpris et perplexe à ce changement profond qui la rend plus mystérieuse encore. Un bref regard par l'une des fenêtres m'apprend que la nuit est tombée, elle est donc "physiquement" directement liée au rythme des jours et des nuits? Voilà qui est absolument fascinant!
Je la contemple sans penser le moins du monde à m'en dissimuler, plongé que je suis dans un profond étonnement. Elle parait sentir mon regard, car ses prunelles d'ambre, couleur si semblable à celle de mes propres yeux, viennent se river aux miennes, magnétiques, ensorcelantes dans leur absolue neutralité. Équilibre plutôt que neutralité en réalité, car dans l'immédiat je n'ai pas l'impression qu'elle me dévisage de manière neutre, bien au contraire, même si je n'arrive pas à définir l'exacte nature de ce qui transparaît dans son regard. Je réalise subitement que je la fixe avec une insistance qui pourrait lui sembler grossière, mais je ne parviens pas à me détacher des puits ambrés de l'Ishtar, par Meno m'a-t'elle envoûté?! Mes sourcils se froncent à cette idée, ma puissante musculature se crispe imperceptiblement, durcissant encore mes traits rudes d'un relief prononcé, mes doigts se ploient et se déploient, comme lorsque je m'apprête à démolir un adversaire! Je prends une ample respiration pour me détendre, pas question de cogner sur quelqu'un ici, envoûtement ou pas!
La légère détente que me permet cette résolution ferme change subtilement ma pensée, ou plus exactement me fait prendre conscience que je n'ai absolument pas la moindre envie de fracasser qui ou quoi que ce soit, et elle moins que quiconque encore. Je remarque alors l'infime sourire qui ourle ses lèvres, et l'éclat imperceptiblement amusé, voire doucement moqueur, qui luit dans ses yeux. Je sens à cet instant mon visage se modeler en un sourire incroyablement...chaleureux?! Dieux! Que m'arrive-t'il?! Je suis certain de ne jamais avoir regardé un être ainsi de mon existence, alors par les vents maudits de Sarnissa qu'est-ce qui me prend?! Je m'efforce de toute ma volonté d'effacer ce sourire de mon visage et de reprendre mon masque d'austérité coutumier, mais que Meno me consume, je n'y parviens pas! Pas plus que je ne parviens à détacher mon regard du sien! J'ai l'atroce sensation de rougir fortement, lorsque je réalise que j'ai perdu toute notion du temps écoulé depuis que je la fixe comme le dernier des rustres, et que j'imagine toutes les autres personnes présentes me dévisager de regards lourdement réprobateurs devant ce manque de tact absolu. Mais d'une oreille quelque peu distraite j'entends que la reine poursuit son discours, que je laisse s'inscrire dans ma mémoire pour l'examiner plus tard, peu de chances donc que je sois le centre de l'attention générale, à mon plus grand soulagement. Le sourire de l'Ishtar s'élargit discrètement, et d'un petit signe du menton elle me fait signe de diriger mon regard sur...moi-même? Profondément perturbé, je baisse enfin les yeux et observe mon corps, ouvrant des prunelles aussi vastes que des assiettes en découvrant de fugaces étincelles parcourant les volutes d'ombre qui s'échappent de moi, comme de petites étoiles filantes qui traceraient leurs arabesques au hasard des contorsions de mon fluide d'obscurité!
(Bordel! Cette fois je l'étripe cette foutue loupiote! C'est contagieux sa saleté de lumière! Non, attends un peu...c'est impossible, il n'y peut rien. Il a l'air plutôt gentil, sous ses dehors de courtisan de bas étage, pourquoi lui en vouloir? Mais si ce n'est pas lui...alors quoi?! Ce foutu bon sang de monde? Mais pourquoi maintenant, et pas à notre arrivée?! Je ferais bien de ficher le camp d'ici fissa et...hum, non. Je...je veux...quoi? Les aider? L'aider elle? Hey, Kerenn! Reprends-toi bons dieux! Qu'est-ce que j'en ai à fiche de ces peuples? Et de cette petite Ishtar fluette à plus forte raison?! Rien du tout! J'ai une dette à payer et c'est la seule raison de ma présence ici! Une fois que j'aurais ce que je suis venu chercher, je me casse! Et...merde! Merde merde merde! Je ne vais pas commencer maintenant à me mentir à moi-même, hors de question! Mais par les enfers, POURQUOI ai-je la furieuse envie d'aider cette Ishtar, cette reine et même...l'autre tête à claques de cornu?!)
C'est à peine si j'entends les questions de Faëlis, de Cromax puis de Guasina. J'ai envie de hurler. A pleins poumons, jusqu'à ce que ce foutu palais s'écroule sur la tête de tous ces êtres. J'ai envie d'aller droit vers cette Yuralria et de la prendre dans mes bras pour la réconforter, non comme un amant pourrait le faire, mais plutôt comme un frère. J'ai envie d'écraser comme un cloporte la loupiote qui la drague avec la finesse d'un troll. J'ai envie de lui administrer une tape amicale sur l'épaule et de lui piquer facétieusement le fruit qu'il tend précisément à l'Ishtar en ce moment même avant de rire avec lui de cette farce. J'ai envie d'un gros carnage sanglant, et en même temps d'une atmosphère paisible, envie de meurtre, de haine, envie d'amitié, d'amour, et...
(Holà! ça va pas la tête?! Je ne vais pas me mettre à me comporter comme la loupiote ou Cromax, quand même! Faut pas pousser Sithi dans les orties! Je pensais que cette foutue amnésie était une conséquence suffisante du coup que je me suis pris dans le museau, mais apparemment ce n'était qu'un début! Je fais quoi, là?!)
Comme une zombie décérébré, j'avance sans en avoir vraiment conscience vers l'Ishtar, droit sur elle, sans la quitter des yeux. Par chance il n'y a personne sur mon chemin car le malheureux aurait été rudement bousculé. Je ne m'arrête que lorsque je suis face à elle, assez proche pour la toucher, juste assez loin pour préserver les règles de la bienséance. Je réalise que je n'ai pas même prêté attention à l'Hinïon ce qui, pour une raison qui m'échappe totalement, me met légèrement mal à l'aise. Je m'adresse donc à Yuralria, mais aussi à lui, en m'inclinant avec une courtoisie que j'ignorais posséder devant l'Ishtar:
"Permettrez-vous, Dame, Sieur, que je me joigne à vous quelques instants?"
Yuralria acquiesce à ma demande d'un infime signe de tête, un mince sourire toujours présent sur ses lèvres. Je n'ai pas besoin de plus pour lui dire à mi-voix, d'un ton si doux que je me demande aussi fugacement qu'idiotement qui est en train de parler:
"Mes hommage, Dame Yuralria. Je me nomme Kerenn. Je crois...que d'une certaine façon...nous partageons quelque chose, bien que...je ne comprenne pas. Peut-être pourrez-vous m'apporter certaines explications en temps opportun, puisque il parait que je vais avoir le privilège de voyager quelques temps à vos côtés?"
Une bribe de lucidité me revient, en entendant les nouvelles élucubrations ahurissantes de l'elfe poiscaille, et je songe que je ferais peut-être mieux, dans l'immédiat, de poser à la reine les nombreuses questions qui se sont formées dans mon esprit malgré mon trouble. Mais...je remets cela à plus tard, captivé et fasciné par cette élémentaire duale aux yeux d'ambre, qui parait avoir engendré en moi un phénomène que je suis totalement incapable de comprendre.
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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