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Aux paroles de Faëlis, je hausse un sourcil amusé, le détaille de pied en cap d'un regard perçant puis lui rétorque avec assurance d'un ton aimable, bien que teinté d'une pointe de sarcasme:
"Voyons sieur, si j'étais assez immature pour songer à me quereller avec un adolescent de votre acabit, vous offrir un simple miroir suffirait à me débarrasser durablement de vous."
L'hésitation et le trouble de Yuralria ne m'échappent pas, ce cuistre d'elfe-falot n'a-t'il donc pas la moindre courtoisie, pour mettre ainsi dans l'embarras une dame? Cette pensée suffit à faire basculer mon esprit dans un état plus commun en ce qui me concerne, et je m'apprête à moucher sévèrement l'Hinïon de quelques mots bien sentis dépourvus cette fois de toute amabilité. Me laisser ennuyer par ce fat à peine sorti de l'enfance sans réagir n'est pas précisément dans mes habitudes, et je sais que je n'aurais pas la moindre peine à le ridiculiser assez sévèrement pour lui ôter toute envie de jamais recommencer. Par chance pour lui, Jillian intervient à cet instant et le tact du général me ramène à des pensées plus positives, je lui adresse un simple signe de tête en signe de remerciement et de gratitude, heureux au final d'éviter une confrontation qui ne ferait que rendre notre tâche plus difficile.
Dès que la petite bougie s'est éloignée de quelques pas, entraînée par le général, Yuralria acquiesce à ma demande et, sans paraître remarquer mon bras à moitié offert, se dirige vers l'une des portes vitrées menant à l'extérieur. Je lui emboite le pas, et ne tarde pas à découvrir un lieu enchanteur, sous la forme d'un jardin plongé dans la pénombre. Deux terrasses couvertes jouxtent la sortie, qui donne en face sur un escalier menant au jardin proprement dit, visiblement riche en variétés d'arbres et d'arbustes fleuris. Je referme en douceur la porte derrière moi puis franchis d'un bond souple les quelques marches, respirant avec un délice mêlé de soulagement l'air nocturne pur et frais. Je ne crois pas avoir jamais prêté attention aux fleurs, en dehors de celles dotées de quelques propriétés utiles, mais à présent, je ne peux m'empêcher d'éprouver un certain émerveillement à la vision de ce cadre paisible. Je m'approche du premier buisson pour saisir délicatement entre mes doigts une branche chargée de blanches corolles et humer le parfum léger qui s'en dégage, prenant bien soin de ne pas la briser ou l'abimer.
Abandonnant ma surprenante curiosité à l'égard des végétaux de ce monde, je me redresse et me tourne vers Yuralria, qui m'observe de son air éternellement neutre, lui disant de ma voix la plus douce en rivant mes prunelles d'ambre aux siennes:
"Je suis désolé que ma demande ait engendré cette situation désagréable pour vous, Dame. Faisons quelques pas, voulez-vous?"
Elle hoche simplement la tête pour signifier son accord, et nous empruntons côte à côte l'un des chemins qui semble parcourir le lieu, d'un pas que je m'efforce de calquer sur le sien, ne voulant la contraindre à se hâter du fait de la longueur de mes enjambées. J'en profite pour admirer les alentours en silence, trouvant ce jardin tout simplement magique à la lueur des étoiles et des deux lunes somptueuses qui le parent d'une aura très particulière à mes yeux. Un léger sourire ourle mes lèvres alors que je songe que c'est la première fois de mon existence que je me promène en compagnie d'une inconnue, ou simplement d'une femme, dans un cadre aussi paisible. Je savoure ces instants d'une manière qui n'aurait pas été envisageable quelques jours plus tôt, m'apaisant au fil de nos pas et appréciant le mutisme serein de mon improbable accompagnatrice. Nul besoin pour elle de meubler le silence de vaines paroles, visiblement, et cela me convient à merveille car j'ai le temps de réfléchir à la manière d'aborder le sujet qui me tracasse, bien éloigné des espoirs frivoles à peines dissimulés de l'Hinïon de salon.
(Mais par Meno, comment lui parler de ce que je ressens? Elle ne sait rien de moi, mais je me vois assez mal lui raconter ma vie, d'autant plus que je me souviens pas de la moitié...mais même, en ne tenant compte que de ce dont je me rappelle...comment réagirait-elle si elle savait...ce que j'ai été? Mépris? Pitié? Fuite? Indifférence? Et pourquoi est-ce que je me soucie de ça, d'ailleurs? Que m'importe ce qu'elle pense de moi? Dieux! D'où viennent ces foutues questions?! Je suis ce que je suis et c'est tout, je n'ai rien à faire des états d'âme des faibles! Mouais. Je suis ce que je suis...c'est bien le problème, au fond. Un bon sang de coup de hache et me voilà aussi émotif et incertain qu'une pucelle en plein émoi, il y a de quoi en hurler de rage! Réduit à sentir des fleurs dans un jardin...et pire, apprécier ça...tu parles d'une déchéance! Enfers, si Maerhin voyait ça elle m'égorgerait sans ciller pour m'apprendre à me comporter comme un de ces foutus courtisans de Tahelta! Et ce serait une faveur, quelque part! Pourtant...pourtant j'ai une féroce envie de vivre, et ces maudites fleurs...sentaient bon. Alors quoi?! Devenir peu à peu comme la loupiote? Jamais!!! JAMAIS!!! Une lopette dégoulinante d'obséquiosité...il y a mieux comme titre de gloire...bref, je n'ai pas dix manières de m'en sortir, il faut que je comprenne ce qui m'arrive, et pour ça...)
Je soupire profondément, puisant dans tout mon courage pour m'arrêter et faire face à Yuralria, la dévisageant avec intensité dans le vain espoir de me rassurer sur la manière dont elle prendra ce que je vais bien devoir lui révéler. Mais je ne lis en ses prunelles que cet amusement déjà observé, l'Ishtar n'est pas aussi aisément lisible. Quoi qu'il en soit, je ne discerne aucune moquerie, juste cet amusement devant une situation qu'elle...Hum. Aurait-elle connu pareil trouble par le passé? Comment pourrait-elle m'expliquer ce qui m'arrive si ce n'était pas le cas? A-t'elle dû elle aussi trouver un équilibre entre sa part d'obscurité et celle de lumière? Car j'ai bien l'impression que c'est quelque chose du genre qui m'arrive. Peut-être, à moins que les Ishtars ne suivent une formation les préparant à ce genre de problème. Comment savoir, si ce n'est en lui posant la question? Moui, mais pas maintenant, pas encore. Je me décide enfin, m'adressant à elle à mi-voix, d'un ton pensif:
"Je ne comprends pas ce qui m'arrive, Yuralria. Je n'ai jamais douté, jamais hésité sur la manière de conduire ma vie. Et voilà que l'incertitude me taraude, je..ne sais plus."
Je grimace légèrement, profondément gêné de me confier ainsi à une parfaite inconnue. Seulement, si je ne trouve pas de l'aide, il se pourrait bien que je finisse par devenir fou à force de doute...je poursuis donc, grave, sérieux:
"Vous avez proposé de m'aider, et pourtant vous ne savez rien de moi, pas plus que je ne vous connais. Dans la région dont je viens...personne n'aide son prochain, en dehors de cercles très restreints de proches, et encore. Qu'une personne montre une faiblesse et c'est sa fin qu'il signe. La confiance est plus rare encore que l'eau, dans le désert du Naora, mon pays natal. Seuls les plus forts, les plus durs, survivent, les autres...subissent, et meurent rapidement."
Je laisse filer quelques secondes de silence, pour lui laisser le temps d'assimiler mes mots, puis j'enchaîne:
"En toute logique, je devrais donc me méfier de vous, vous dissimuler ce que j'éprouve pour vous montrer une façade impitoyable et infranchissable, ainsi que je l'ai toujours fait. Pourtant...j'ignore pourquoi, mais j'ai envie de vous faire confiance, d'être franc avec vous, ce qui...me trouble beaucoup. Non que j'aie jamais pris plaisir aux mensonges, mais la dissimulation est...était une seconde nature chez moi. Alors, je ne sais pas si je fais bien, l'avenir le dira, mais avant que vous ne décidiez si oui ou non vous souhaitez vraiment m'aider, je veux que vous sachiez un peu à qui vous avez affaire. Je crois que c'est préférable."
Je désigne quelques-unes des cicatrices visibles sur mon visage, mon cou, mes mains:
"Dans le monde qui m'a vu naître, Dame, je suis un tueur. Un soldat appartenant à une unité d'élite chargée d'accomplir des missions qui ne laissent souvent guère d'espoir de retour. Je ne chercherai pas d'excuse en vous disant que je n'ai fait que suivre les ordres, ce serait vous mentir. J'aimais ce que je faisais. J'ai passé plus de trois siècles à massacrer des êtres, des Elfes noirs principalement, hommes, femmes, enfants, au nom d'un idéal: la protection de mon peuple. Je n'ai jamais hésité à éliminer qui que ce soit, bien que je n'aie jamais éprouvé de plaisir à l'acte de tuer en lui-même. J'aimais cette vie de danger, sentir mon existence sur le fil de la lame alors que je dansais avec la mort, j'aimais la grisante sensation d'avoir triomphé de mes ennemis, et d'avoir survécu une fois de plus. Pas de questions, jamais, je faisais ce que j'étais censé faire, et je passais à la suite."
Un nouvel instant de silence, avant de reprendre en désignant la balafre horizontale qui me défigure:
"Il y a quelques mois, une traque a mal tourné, j'ai pris un coup de hache en plein visage. J'aurais dû y rester, mais le hasard a fait que j'ai été amené à une magicienne de feu qui m'a soigné. Mais lorsque je me suis réveillé...je ne me souvenais pas de mon nom, encore moins de mon passé. Puis, peu à peu les souvenirs ont commencé à revenir, tout particulièrement depuis mon arrivée sur votre monde, pour une raison que j'ignore. Et voilà que ces souvenirs...me dérangent. Je ne me reconnais plus. J'ai le sentiment d'avoir fait fausse route...mais en même temps...je ne regrette rien. Seulement, je me sens...différent."
Mes lèvres se relèvent en une moue sarcastique:
"Il y a cinq minutes, j'ai respiré le parfum de fleurs. Cela ne m'était jamais arrivé. Pendant que nous marchions...j'ai réalisé que j'avais du plaisir à me balader ainsi avec vous, et cela non plus n'a rien à voir avec ce que j'étais. Plus tôt, dans la salle, j'ai éprouvé une envie puissante de vous aider à résoudre votre problème de fluides, pas pour en tirer quelque bénéfice, mais simplement parce que cela me paraissait évident de ne pas vous laisser dépérir sans tout tenter. Là encore je ne me reconnais pas. J'ai toujours vécu comme un fauve solitaire, et voilà que je me mets à rêvasser d'amitié, d'amour et je ne sais quelles autres fadaises encore. Il y a dix minutes, après les explications de la reine, j'avais envie de vous serrer dans mes bras pour vous réconforter, vous rassurer et vous dire que tout irait bien, par les Puissances pouvez-vous imaginer ça?!"
Une sourde colère point dans ma voix à ces derniers mots, mêlée d'incompréhension rageuse qui n'est en rien destinée à mon interlocutrice, mais réalisant qu'elle pourrait le prendre pour elle, je rajoute d'un ton subitement radouci:
"Pardonnez-moi, Dame, ma colère n'est pas dirigée contre vous, au contraire. Je comprendrais que vous ne souhaitiez plus m'aider à la lumière de ce que je viens de vous révéler, je ne vous en voudrais aucunement. Toutefois, si vous décidiez malgré tout de m'aider à comprendre ce qui m'arrive..."
Je n'achève pas ma phrase, les mots ne signifieraient rien. Mais dans mes prunelles toujours rivées aux siennes brûle une flamme qui, bien que farouche et sauvage, se nuance de douceur et d'une étincelle d'affection tout à fait inhabituelle qui ne demande qu'à naître. Je n'en ai bien évidemment pas une conscience claire, plongé que je suis dans les affres d'un désarroi si profond que pour la première fois de mon existence je me résous à demander l'aide de quelqu'un.
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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