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La réponse de Yuralria à mes paroles évoquant le problème qui préoccupe son peuple et l'admiration que j'éprouve de les voir si nobles et droits dans ces circonstances n'est qu'un murmure. Le ton de sa voix n'avait guère varié jusqu'à présent, aussi ce changement m'en dit-il long sur l'intensité de ce qu'elle éprouve au fond d'elle-même, derrière ce masque d'impassibilité qu'elle conserve soigneusement. Lorsque elle me remercie de lui proposer mon soutien, j'incline simplement le visage, comme si c'était là la chose la plus naturelle qui soit. Et de fait, pour moi cela l'est. Ce constat devrait m'alarmer, ai-je déjà proposé à qui que ce soit de partager ses craintes, son trouble? Non. Je sais que non. Si quelqu'un était venu vers moi dans l'espoir de trouver une oreille attentive et compatissante...Meno sait que ma réaction aurait été cinglante, méprisante. Mon propre masque, en y songeant, qui m'évitait d'avoir à affronter le chaos des sentiments, des émotions. Je considérais cette capacité à renier toute forme de compassion comme une force, j'en tirais fierté en quelque sorte, convaincu que cela faisait de moi quelqu'un de plus résistant, de plus apte à survivre. Et sans doute était-ce la cas à Raynna, où tous les rapports elfiques étaient fondés sur la seule force, physique ou mentale, mais ici...avec elle...cela me semble simplement absurde, bien plus déplacé que les gestes que j'ai eu envers la jeune Ishtar. Ce profond changement ne m'inquiète pas pourtant, plus, je trouve cet échange avec elle plus riche que tous ceux que j'aie jamais eu avec quiconque, et je suis heureux qu'il soit possible.
Elle semble dubitative quant à l'aide que nous pourrions éventuellement leur apporter concernant l'étude des artefacts antiques découverts, mais n'exclut pas totalement cette possibilité, bien que d'après elle la majorité de ces objets ne soient pas forcément liés à une divinité. Cela me semble effectivement évident, la plupart doivent être des objets courants, mais qui sait? Peut-être connaissons-nous l'usage de certains d'entre eux, les utilisant encore sur Yuimen? J'aviserai, une fois que nous serons à Niyx, pour autant que les siens m'accordent le droit de les examiner évidemment.
Yuralria me laisse porter sa main à mes lèvres en observant mon geste avec incertitude, ne semblant pas vraiment en comprendre la nature. Et par les dieux quoi de plus logique? Je ne la comprends pas vraiment moi-même. J'aime ce contact, toutefois, la texture soyeuse de sa peau contre la mienne, contre mes lèvres, la subtile et délicate fragrance qui en émane, la fragilité apparente de sa main dans les miennes, sont pour moi un monde sensitif inconnu qui s'ouvre. Elle relève les yeux, me souriant avec timidité, puis détourne le regard alors que je la questionne sur sa vie, plus intimement que je n'ai jamais interrogé un être. Ses joues me semblent prendre une teinte légèrement plus sombre. Par Meno, est-elle en train de rougir?! J'en ai bien l'impression! Mon intention n'était pas de la gêner, mais cette nouvelle marque de sa capacité à éprouver des émotions me touche profondément, engendrant en moi des sentiments contradictoires qui se bousculent dans le plus grand désordre.
(Que se passe-t'il?! Que suis-je en train de faire, là?! Suis-je en train de me laisser diriger par mes émotions, au détriment de toute logique? Je ne la connais pas, pas plus qu'elle ne me connait. Je ne devrais pas la mettre mal à l'aise ainsi, suis-je donc devenu à ce point incapable de me maîtriser? Incapable...non, pas vraiment. Je pourrais...je pourrais reprendre mes habitudes, me montrer poli mais distant. Alors quoi? Pourquoi...n'en ai-je...pas envie?! Mmm. Parce que...je me sens...bien, avec elle. Mais nous ne sommes pas venus ici pour jouer aux jolis coeurs, bon sang! Nous avons une mission, le reste ne devrait pas m'importer! Je devrais l'interroger sur ce drainage, plutôt que de lui poser de foutues questions sur elle-même! Lui demander si elle a un époux...non mais je vais où, là?! Regarde-toi Kerenn! Ma trogne ressemble à un champ de bataille, le reste ne vaut pas mieux, c'est à peine si je me souviens de mon nom, ne le voit-elle pas?! Pourquoi ne fiche-t'elle pas le camp en courant?! Parce qu'elle a besoin de nous, que son peuple a besoin de nous? Puissances que je détesterais ça! Ce serait comme nécessaire sacrifice de sa part, est-il possible qu'elle camoufle sa répulsion parce que cela lui semble indispensable à sa survie, à la survie des siens?! Je ne serais qu'un ignoble salopard si c'était le cas...)
Comme pour confirmer mes pensées, elle retire sa main des miennes, mais pourquoi si lentement? Son geste est presque caressant, elle aurait pu rompre le contact plus fraîchement sans problème, et cela ne fait qu'attiser mes doutes sur ce qu'elle éprouve en réalité. Elle se remet à marcher, silencieuse, plongée dans ses propres pensées, et mon trouble est tel que j'hésite à lui emboiter le pas. Avec un instant de retard je me décide pourtant, me portant à sa hauteur d'une longue enjambée, déterminé à me montrer plus neutre à l'avenir. Nous faisons ainsi quelques pas, plongés dans notre mutisme, quand soudain elle rompt le silence pour répondre à mes interrogations trop personnelles. Je l'écoute avec le plus grand intérêt, me morigénant intérieurement de l'éprouver, de ressentir tant de plaisir à la découvrir plus avant. Je m'efforce de conserver mon habituel et si confortable détachement, ou plutôt de le reprendre car pour l'instant, détaché je suis fort loin de l'être. Au fil des ses paroles, je parviens à calmer mon rythme cardiaque, lentement, non sans mal, et mon visage reprend son expression figée, impassible. Elle me retourne l'une de mes questions, me demandant si je me souviens d'un intérêt particulier, ce qui me soutire une légère moue songeuse. Je m'apprête à lui répondre d'une banalité, histoire de quitter cette pente sentimentale glissante sur laquelle je nous ai entraînés, mais après un instant trop bref pour m'en laisser le temps elle poursuit en abordant cette interrogation que je lui ai adressée sur son ressenti présent. A ses premiers mots, je suppose qu'elle va simplement éluder la chose, mais elle lève à nouveau les yeux sur moi pour accrocher mon regard, sans cesser de marcher, et me répond.
Ainsi, pas plus que moi elle ne parvient à déterminer ce qu'elle éprouve. Elle m'avoue ne pas avoir l'habitude de telles conversations, ni des émotions qu'elle découvre, inconnues, nouvelles. Une nouvelle fois je songe que j'ai été trop loin, qu'elle ne peut tolérer mes questions que parce ne pas le faire risquerait de les priver de mon aide, et que si elle pensait avoir le choix, elle me rabrouerait vertement. Mais ses derniers mots soufflent comme chandelle au vent ce sentiment, me prenant si profondément de court que je m'arrête net, incrédule, la dévisageant avec surprise. Pas envie de cesser ces discussions touchant à notre sphère la plus privée? Voilà bien une phrase qui réduit à néant mes craintes, rien ne l'obligeait à ouvrir ainsi plus largement cette porte. Je garde le silence quelques instants, la scrutant intensément, trop étonné, troublé, pour lui répondre immédiatement. Je sens que quelque chose se dénoue dans mon ventre, dans ma poitrine, dans mon âme, bienfaisante sensation qui me fait pousser un discret soupir de soulagement. Puis, choisissant mes mots avec soin, je lui murmure, hésitant:
"J'en suis infiniment heureux, Yuralria. Je craignais...que vous vous sentiez...obligée de...supporter ma présence, mes interrogations."
Je lui souris, d'abord avec une certaine gêne, timide, puis peu à peu plus ouvertement.
"A moi de répondre à votre question, maintenant. Je ne me souviens pas avoir éprouvé une quelconque passion, hormis peut-être pour la puissance car cela seul garantissait ma survie. Je n'ai pas toujours été celui que vous avez devant vous. Enfant, j'étais de petite taille, maigre, et quand on nait et vit dans un bagne, cela signifie être écrasé, utilisé, battu, méprisé, humilié. Se nourrir était un défi quotidien, seuls les plus forts ou les plus chanceux mangent à leur faim à Raynna. Mais je voulais vivre, de toutes mes forces. Un jour, il y a eu une bataille rangée dans les rues, assez sanglante pour que la garde intervienne. J'ai eu de la chance, j'étais jeune et j'ai été placé dans un orphelinat militaire. Je me suis alors juré de devenir assez puissant pour nul, jamais plus, ne soit en mesure de me dominer. Et j'y suis parvenu, au fil des ans. Les bagnards ont appris à me craindre, je crois que même mes compagnons soldats me redoutaient. A la moindre provocation je réagissais comme un animal enragé, écrasant sans pitié tous ceux qui osaient me dire un mot de travers. Sans doute serais-je encore ce Sindel, sans ce coup de hache qui m'a défiguré. J'ai failli perdre la vie, et j'y ai perdu la très discutable "beauté" qui me restait, mais cela ne m'avait jamais importé. J'étais vivant et c'est tout ce qui comptait."
Un silence, alors que je repense à ce passé, je prends une ample respiration et tourne mon regard vers les lunes en poursuivant d'un ton profondément songeur:
"Maintenant...la vie m'apparait bien différemment. Les miens doivent me penser mort, et je serais bien incapable de reprendre la place que j'occupais dans l'armée. Je n'en ai plus les capacités, ne me souvenant presque pas de ma formation. Cela devrait me désoler, mais..."
Je me tourne à nouveau vers elle, sérieux, rivant mon regard au sien:
"Vous parliez avant de savoir juger des bons et des mauvais aspects d’une chose pour ensuite aviser de leur dénouement en toute objectivité. Eh bien voilà, c'est très simple: je suis heureux d'être là, dans ces jardins, avec vous. Pour rien au monde je n'échangerais ces instants contre la possibilité de retrouver ma vie d'avant si une "force" quelconque me le proposait. Alors quels mots mettre sur ce que je ressens? Je ne sais pas trop. Mais si vous me demandez quel est mon intérêt aujourd'hui, il se résume en un mot: vous."
Je me sens rougir en prononçant ces paroles, mais je ne baisse pas les yeux, achevant ma longue tirade d'un ton ferme où transparait mon inflexible volonté:
"L'idée qu'on vous fasse du mal m'est intolérable, Yuralria. Alors le responsable de ce drainage, je le trouverai et il paiera, qu'il soit un simple être vivant ou qu'il possède la puissance d'un dieu. Je retournerai ce monde de fond en comble s'il le faut, mais vous vivrez, vous et les vôtres. Je veux vous voir sourire, je veux vous voir heureuse et partager autant que vous me le permettrez ce bonheur avec vous. Gardez espoir, douce Yuralria, bientôt vous serez libre de vivre sans cette malédiction abjecte."
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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