La créature dit vouloir s’appeler Terhenetar, sans vouloir se présenter d’une autre manière. Ça valait bien la peine de faire tant de circonvolutions pour se présenter. Je hausse un sourcil en n’empêchant pas un petit sourire en coin ourler mes lèvres. L’être aux voix multiples, qui rendent une impression si étrange quand on l’écoute, a sans doute une haute estime de lui-même. Et sans doute a-t-il raison, au final, puisqu’incarner le vent, ce n’est pas donné à tout le monde. Même les sylphes, même Aaria’Weïla ne peuvent vraiment y prétendre. À mesure que le loup blanc me répond, je sens le vent se faire plus fort, plus violent, dans la clairière. Comme s’il voulait gonfler à notre approche, battant les mèches sur mon visage, et soulevant mes habits tremblants. Il avoue mon accointance particulière avec le vent, précisant qu’il s’agit du plus libre des éléments, et je n’en ressors pas sans une certaine fierté, même si ça n’est peut-être que flatterie. Je ne connais rien de cet être qui me juge et me conseille, qui dit vouloir me guider, aussi je décide arbitrairement de lui prêter ma confiance, au moins un instant. Je ne cède pas facilement mais… C’est Aaria’Weïla qui m’a mené à lui, et je lui fais confiance, à elle. Sans le moindre doute possible.
Quand vient le tour des explications sur ses connaissances de mon passé, je pose un doigt sur ma bouche tout en maintenant de ma main mon menton, sourcils froncés, pour tenter de comprendre sans rien en louper l’explication. Il est le vent. Le fluide aérien. Oui, ça j’avais commencé à le comprendre. Mais ça n’explique pas en soi qu’il ait accès à mes pensées. Et ça n’est d’ailleurs pas le cas : ce n’est pas aux pensées qu’il a accès, mais aux scènes, passées et futures. Le vent est partout, l’air est omniprésent… Sans peut-être dans les mondes comme Gramenou bien sûr. Mais ils ont cette constante : témoins des gestes et paroles. Ne dit-on pas, après tout, que si les écrits restent, les paroles s’envolent ? Nul ne s’était jusqu’ici demander où elles allaient alors. Maintenant, je le sais. Et je sais que le vent, finalement, porte bien plus loin et longtemps les événements qu’un bout de parchemin. Encore une expression humaine vide de sens pour un elfe : à la mesure de leur courte vie. Ainsi, Terhenetar, sans forcément le vouloir, se trouve être une banque de données monstrueuse, qui par chance ne semble pas mettre à profit ces grandes connaissances. Désincarné, il ne semble pas vouloir prendre parti des élémentaires ou d’un camp pour la bataille à venir. Il n’empêche, je me promets qu’après l’épreuve qu’il me soumettra, je le questionnerai sur Elysian et le drainage du fluide. S’il a accès à des événements où seules les ombres étaient présentes, sur un monde éloigné, quid de celui où il vit, parmi un peuple le représentant si bien ?
Mais pour l’heure, la question ne se pose pas. Sans que je puisse répondre, il m’annonce que ça va commencer. Ça. Je ne sais pas à quoi m’attendre, mais il a l’air déterminé, aussi opiné-je du chef en le laissant s’approcher de moi un peu plus, et poser sa truffe humide sur mon front. Les vents de la clairière s’éveillèrent davantage encore, faisant claquer ma cape comme un drapeau dans mon dos, et dégageant les mèches de mon visage pour les faire voleter à l’arrière de ma tête, aussi libres et rebelles que le vent lui-même. Mais je n’en ai plus conscience. Mon regard est attiré sur la marque bleutée qu’il a sur le front, qui s’est mise à briller intensément. En vérité, je ne peux plus regarder ailleurs, subjugué par cette lumière qui s’intensifie vite et fort, m’aveuglant comme un flash sur ma rétine. Et tout se perd. Comme le sifflement après une explosion, mes yeux restent éblouis après le flash, même si mes paupières sont désormais fermées. J’ai à peine conscience de tomber. Mon esprit se dérobe à mon corps…
Ça n’est que chair sans vie qui choit dans la neige. Lysis n’attend pas la précision de l’esprit pour prendre sa forme humanoïde, chassée de mes pensées, pour se jeter à genoux à côté de ma carcasse. La neige a amorti le choc, et je ne suis pas blessé. Le regard de feu de ma faera se pose sur le loup, qui vient me donner un coup de museau pour vérifier mon inconscience, mêlé de crainte et de courroux. Par chance, il la rassure directement, précisant que je m’éveillerai vite, que mon esprit a été chassé de mon corps pour intégrer le sien propre. L’esprit d’un esprit. Lysis, elle, ne réagit pas trop vivement, mais n’en semble guère convaincue. Elle se glisse sur la neige, et la chaleur naturelle de son corps flamboyant fait fondre la neige autour. Elle saisit ma tête et la pose sur ses cuisses, la maintenant d’une main alors que l’autre me caresse doucement les joues, comme pour les réchauffer. Elle jette un regard perdu vers Terhenetar.
« Est-il en danger ? »L’esprit se fait rassurant, à sa question. Ma vie n’est pas en danger, et je ne risque rien… Elle ne semble pas s’en rassurer pour autant, mais abandonne l’esprit à sa contemplation pour elle-même me regarder, visage fermé, alors que ses mains chaleureuses frôlent ma peau sans que je les sente…
***
Car je suis déjà loin, inconscient même de la scène qui vient de se dérouler. Lorsque je suis tombé, je n’ai senti aucun choc, comme si mon esprit s’était libéré de mon corps. J’ai eu l’impression d’être le vent, un instant, sans trop savoir exactement ce que ça signifie. Et je l’ignore toujours. Je parais flotter, mais sans que ce soit ça exactement. Car pour flotter, il faut être physique, tangible. Là, je ne suis ni l’un ni l’autre. Je flotte en moi-même, autour de moi-même. Je ne suis plus. Comme si j’étais, en vérité, le vent moi-même. Tout autour est flou. Rien n’est sombre ni clair, j’ai l’impression d’être dans un brouillard grisâtre qui m’empêche tout rapprochement avec une réalité. Puis cela s’éclaircit, et tout autour est blanc, immaculé. Ni plafond, ni murs, ni même sol sous mes pieds. Pieds que je n’ai même pas en vérité. Je suis un rien, nulle part.
J’avance malgré tout dans ce décor sans décor, pas après pas, me mouvant comme si je possédais encore un corps. Mais rien ne vient, ni n’apparait. Il n’y a que ce grand vide blanc.
Mais soudain, avec une brutalité sans nom, une explosion retentit, m’aveugle et me rend sourd… pendant une fraction de seconde. Et ce vide vierge de toute idée se remplit dans ce très court laps de temps d’images mouvantes et de sons, d’écrans sans consistance me révélant d’innombrables scènes me concernant de près ou de loin. Des souvenirs, des pensées. Ou du moins est-ce ainsi que je les perçois. Sauf qu’elle ne sont pas dans ma tête : elles sont face à moi. Et filant moi-même comme le vent pour les rattraper dans leur course folle, je m’attarde sur certaines qui attirent mon attention. Et quoi de plus probant, pour l’attirer, que les cris. Les cris qui ont troublé et troublent encore ma vie.
Un cri.Celui conjoint de deux nourrissons hurlant dans un berceau unique. Jumeaux, ils partagent leur peine et leur ire post-natale au sein du giron familial. Le cadre est flou, vite posé. Une demeure d’un faste évident et d’une architecture curieuse, mais assombris par les mines des parents. Deux elfes gris, penchés sur le berceau où hurlent les deux enfançons nés de leurs tripes. Un fier dignitaire au regard sombre et aux cheveux de jais portant en broche sur ses habits en brocard de soir verte et dorée le symbole des Ninsalits, le corps des diplomates de Tahelta. Et une jeune elfe à la longue chevelure immaculée, aux yeux gris et clairs emplis de larmes, vêtue non moins richement, et portant autour du cou un pendentif d’argent en forme de croissant de lune représentant son statut de servante de Sithi, et plus particulièrement d’Ithilnas, chargée de cérémonie des temples du Naora. Mes parents. À leur côté, un visage que j’ai déjà aperçu en songe, au-dessus d’un corps musclé et massif. La peau sombre, les cheveux fins et clairs, un regard de rubis incandescent : un Hafiz de Kers, ce massif guerrier qui, plus tard, m’a perdu au sein de la forêt de Tulorim.
Dans le couffin confortable, les deux enfants hurlent de concert. D’argent aux mèches noires et blanches. Ma sœur et moi, identiques à cet âge, dans nos barbotières de coton sauvage. Par-dessus nous, la voix du Hafiz retentit, sombre et grave. Elle ne me parvient qu’en bribes effacées par la vitesse du souvenir.
« … Mon épouse et moi-même en prendrons soin… choisir entre les deux… sera élevé selon vos préceptes et… »Une promesse faite par un ami à mes parents, deux sacrifices et un choix impossible. La vision s’estompe, fuit plus loin, alors que mon esprit est attiré ailleurs.
Un cri.Celui d’une mère apprenant le mal dont sa fille souffre, incurable selon les prêtres de Sithi. La seule des deux qui lui reste. Elle s’effondre à genoux, parjure, crie et hurle sa peine, sa colère, sa tristesse. Elle en appelle à Sithi, l’accuse de son absence. Le souvenir se voile, comme à travers des larmes. Et dans les yeux de mon père, je vois ma mère se faire traîner dehors par ceux qui ont maudit son nom, dans le passé : les Ithilausters, prêtres de la lune. Incapable d’agir, caché sous une coule ample. Son visage n’est pas le bienvenu dans les temples de Sithi. Et désormais, son épouse perdue se fait aussi excommunier. Les larmes coulent, la vision se voile et s’assombrit.
Un cri.Je tourne la tête, que je n’ai pas. Une autre image se force à moi, alors que je la poursuis, avançant à son côté commune rafale suivrait sa sœur au cœur d’une tempête. Celui d’un homme pris de folie, qui choit avec son adversaire d’un balcon de bois, au cœur d’une sombre cité creusée dans la roche ocre du désert. Estera. Je revois son regard, alors qu’il m’a percé à jour et, ne comprenant pas mes motivations, a fini par perdre l’esprit avec comme seul but sa volonté de me tuer, de m’occire. Je revois notre affrontement, cette rixe finie par son trépas, noyé dans le sän. La folie qui l’animait, la perte de toute raison, malgré notre proximité, notre entente des débuts, à la dois naïve et franche. Et le feu, le feu qui dévora son âme et tous les résidents d’Ard’Melior.
Un cri.Le cri de Freush Von Lasch, quémandant au Conseil de Tulorim le silence devant le rapport du Capitaine de la milice concernant Saldana. Des éclats de voix fusent dans tous les sens, confus. Certains évoquent l’étrangeté de la disparition d’Estera, d’autre débattent de la présence d’un certain Cromax dans les affaires de la milice. Une bénédiction légendaire, selon certains, un risque notable, pour d’autres. Ils évoquent mes partenariats avec Kendra Kâr, l’inconstance notable de ma renommée, mes frasques déplacées… Mais aussi le courage et l’efficacité de mes plus grands faits d’armes, le lien fort que je peux entretenir avec Saldana depuis ma position de chef d’Ardis. Mes visites sur Gramenou, Elysian, Verloa. Et le capitaine de la milice, pris entre deux feux, défendant son sergent, et palissant de jalousie sous les compliments faits non pas à sa milice, mais à moi directement. Les sons s’effacent comme les images. Je n’en saurai pas plus. J’arrête ma course et bifurque vers une autre vision.
Un cri.La douleur, la peine, la combativité mise à sa plus rude épreuve, celle qui l’a vue sacrifier sa vie pour celle d’un autre, pour la réussite de leur mission commune. Une silhouette aux mèches blanches sur fond noir fuit, au fond de la grotte, vers l’entrée, alors que l’elfe bleue fait face à une harde d’hommes-lézards, et à une autre elfe grise, qui la toise avec mépris. Sa voix, celle de Sisstar, emprisonnée en ma sœur, retentit.
« Ce n’est pas toi que je veux, c’est lui ! Lui qui mourra sous ma lame. Pourquoi te sacrifier pour lui ? »Et la rouquine à la peau bleutée, de répondre, le sang coulant de sa bouche et le souffle court, le visage tordu par la douleur des lames qui la transpercent :
« Parce qu’il peut t’arrêter. Je crois en lui. »Et de ses yeux, je vois ma sœur brandir sa lame et lui enfoncer dans la poitrine. Tout devient noir. Elle est morte. Et les images s’enchainent sans pitié pour les sentiments qui m’envahissent, qui me percutent. Révélations, tristesse, fierté, regrets et espoir… Je m’y perds moi-même tant tout dévale devant mes yeux, comme autant de courants venteux.
Un cri.Un cri, encore, un nouveau. Celui de ma sœur, encore une fois, qui fait cette fois face à Crean. Ils viennent d’apprendre par Oaxaca mon implication dans leurs affaires, et elle s’est murée de rage, dévastant ses appartements. Crean, mon ennemi vaincu, dont j’ai réduit les projets à néant, la regarde silencieusement, un regard mauvais sur la face. Et sa voix qui réplique sombrement au miroir qui vient de voler dans un hurlement de rage à travers la pièce.
« Plus il sera proche, plus il sera accessible et exposé. La vengeance viendra. La mort aussi. Il faut nous montrer patients. »Sisstar, dont le regard se pose sur celui de son confrère maudit, partagée entre la colère et le calme retrouvé… Un regard dur, qui n’est pas celui de ma sœur, mais bien celui de l’âme qui en consume le corps. Elle cligne des yeux. Le souvenir se rompt.
Un cri.Kendra Kâr, salle du palais Royal, lors d’un banquet auquel je ne suis pas convié. La foule des nobles enfarinés acclame la performance vocale d’un elfe conteur ayant narré quelque exploit. Son visage, ses traits, me disent étrangement quelque chose. Faëlis ! Mais bon sang, que fait-il là !? Je le vois discuter avec un autre hinion, apparemment haut placé dans la hiérarchie royale. De leurs paroles, je ne distingue qu’un mot : mon nom. Ainsi, cette chandelle aux oreilles pointues est liée d’une manière ou d’une autre à mon être ? La confusion me gagne, quand du palais on passe au Temple des Plaisirs, où je vois Pulinn, maculée de sang, dans mon antre, dans ma propre chambrée, en compagnie d’une autre elfe à la peau pâle et aux cheveux noirs, inconnue, qui semble visiter l’endroit. Aucun lien avec Faëlis, à part la cité. Les amants ? Est-ce une recrue prometteuse, que cette demoiselle de toile entourée, elle aussi salie de sang ?
Un cri.Des cris, plutôt, unifiés en un, alors que je perds la boussole dans ce monde intangible. Ils me prennent de toutes parts, m’assaillent, venant de souvenirs différents pour se mêler en un. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve sur la toile oubliée et que l’artiste achève seulement par le souvenir. Ces exclamations qui me parviennent sont celles de jouissance de mes amantes nombreuses. Cette elfe blanche, au cimetière de Tulorim, première d’une longue liste, et dont j’ignore tout jusqu’au nom. Zya, la fille shaakt du capitaine de l’Eventreur des Mers, et ses pratiques exotiques un peu douloureuses. Prunelle, la naïve servante du navire nous ayant emmené à Verloa. Cheylas, cette elfe grise traitresse à sa cause qui nous a menti et trompé, mais qu’on a fini par sauver. Les filles de la taverne de Bouhen, ces deux sœurs avides de mon être. Ces trois donzelles des Sept Sabres, au cœur d’une étreinte générale de toute la clientèle, dans un abandon total presque irréel. Lillith bien sûr, et nos nombreuses cochonneries à travers les aventures que nous menions de concert. Salymïa, au clan des roses. Sidë, bien sûr, encore, poussée par mes incessantes provocations, et ayant finalement cédé sous l’invitation de l’élémentaire d’eau. Et de l’eau, nous passons au feu, et à la passion dévorante de Lysis. Puis Sania, qui m’attend toujours à Ard’Khorneur, esclave refusant d’être libérée, mais aux mœurs bien libres. Et ce seraient des cris agréables s’ils n’étaient pas également mêlés à ceux de mes nombreuses victimes, hommes, femmes, orques ou elfes. Créatures insignifiantes ou hauts notables pleins de notoriétés. Je revois leurs regards implorants, suffisants de fierté, ou perdus dans l’acceptation de leur sort. Le tout est une cacophonie assourdissante qui me fait me boucher les oreilles… Mais je ne le peux, car ces visions sont des pensées, des pensées que je vis, que je vois sans yeux et entends sans oreilles.
Je crie à mon tour, mais aucun son ne sort de ma bouche, inexistante aussi en ce monde d’images.
Et là, mes yeux tombent sur une image qui ne crie pas. Totalement silencieuse, comme privée de tout son. Je vois Ixtli, visage fermé, douloureux, crispé sous l’effort. Ses mains sont plantées dans la terre. Elle vacille, à bout de forces.
Je hurle à nouveau. Et tout disparait. Je hurle dans le néant. Je hurle sans voix, sans cri. Je hurle et soudain me réveille en hurlant. Un loup me regarde, et j’ai un mouvement de recul, contrôlé par Lysis, qui me soutient toujours la tête. Tout me revient. Terhenetar, l’épreuve du vent. Ainsi est-ce cela que j’ai vécu ? Ce que lui-même est capable de voir ? J’en reviens épuisé, en vérité. Pas physiquement, mais mentalement. Ça me laisse un sentiment de vertige que je relègue au second plan pour éviter de défaillir. Une pensée, cependant, reste au premier plan. Et me redressant, m’époussetant de la neige agglomérée sur mes habits, et prenant une seconde dans les miennes les mains de Lysis, je m’adresse à l’esprit lupin.
« Dis-moi où est Ixtli, grand esprit aux nombreuses connaissances. Montre-la moi, je t’en conjure. »(Quoi ?! C’est tout ?)(Non, non, loin de là. Mais l’urgence prévaut sur le vertige des choses passées. Tu sauras tout.)Je suis remué, un peu perdu aussi. Mon empressement en est le témoin le plus alarmant : je ne sais même plus bien où je suis moi-même.