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Lorsque je veux rejoindre Kahena après avoir quitté Jillian, Aaria s'interpose et m'enjoint à aller voir ailleurs si j'y suis, avec diplomatie mais fermeté. Je souris intérieurement en me rappelant des interminables préparatifs nécessaires aux dames de la noblesse avant la moindre cérémonie un tant soit peu officielle, un bal étant le summum de ce point de vue car chacune tient bien évidemment à être la reine de la soirée. Je m'incline sans rechigner à cette injonction, songeant que je ne peux pas décemment me présenter à une soirée habillé comme je suis et qu'il faut donc que je trouve une tenue appropriée. Ne doutant pas d'avoir quelques heures devant moi, je retourne en ville d'un pas pressé et, après avoir trouvé un artisan possédant le genre de tissu que je désire, me fais confectionner une tenue sur mesure, simple et épurée. Je n'y connais rien en couture, mais je ne peux qu'admirer l'incroyable habileté des Sylphes en la matière. Entre leurs mains les tissus semblent devenir presque vivants, les diverses pièces se découpent et s'assemblent comme par magie pour former un ensemble fluide aux proportions parfaites, davantage oeuvre d'art que simples vêtements. Le résultat dépassant de loin mes espérances, je paie mon dû en laissant un bon pourboire et déniche ensuite des bains où j'élimine méticuleusement la crasse accumulée lors de notre voyage dans le désert. Je trouve également un coiffeur qui taille ma crinière devenue négligée au fil du temps et, ceci fait, profite de son arrière-boutique pour revêtir ma nouvelle tenue.
Le reflet que je découvre dans le miroir obligeamment tendu par le Sylphe m'est si étranger qu'il me faut plusieurs secondes pour admettre que c'est bien de moi qu'il s'agit. Des souvenirs désormais anciens affluent, il m'est arrivé de porter des vêtements luxueux pour satisfaire aux exigences de l'étiquette durant ma vie de Vagabond, mais rien de comparable à ce que le tailleur Sylphe vient de créer. Jamais plus qu'à cet instant je ne me suis senti dans la peau d'un prince, non pas oiseau de cour aux couleurs vives, mais prince guerrier sévère et austère dégageant une impression étrange d'ancienneté presque tribale et de sombre puissance féline contenue. Seules quelques discrètes broderies argentées symbolisant des flammes ornent la soie noire subtilement chatoyante qui constitue l'ensemble, le pantalon droit et la chemise légèrement bouffante soulignent ma carrure inhabituelle sans la rendre ostensible malgré la ceinture de cuir noir tressé qui resserre ma taille. Je conserve pour tout ornement le pendant d'Uraj et mes deux dagues d'Illmatar, relègue le reste dans mon sac et reprends le chemin du palais sans plus tarder. Il s'agit de ne pas faire attendre ces dames, sous peine de s'exposer à quelques railleries bien méritées!
Je profite de cette petite promenade pour évacuer de mon esprit doutes, questions et craintes quant à l'avenir, nulle place pour les ombres ce soir, nulle place non plus pour le passé ou l'avenir. Cette nuit, il n'y aura que le présent, une parenthèse festive et joyeuse détachée des troubles qui agitent ce monde. Et demain...demain sera un autre jour mais ce soir il n'existera pas, j'y veillerai.
L'atmosphère de la salle de réception et des jardins a complètement changé lorsque j'y parviens. Des lampions répandent leurs lueurs chaleureuses et donnent aux lieux un air de fête, une musique douce et envoûtante s'élève d'un étrange instrument à corde que je n'avais jamais vu. Des tables ont été dressées et croulent sous les breuvages et les mets, déjà les premiers convives s'assemblent en petits groupes animés, revêtus de leurs plus beaux atours. Une sourde émotion m'envahit à ce spectacle, combien de reines auraient accepté de mettre ainsi leur palais sens dessus dessous pour deux étrangers, à l'improviste et en des temps si troublés qui plus est? Admirable Aaria...je me sens incroyablement chanceux et privilégié de pouvoir mettre mes modestes talents au service d'une telle souveraine, jamais je n'en ai rencontré qui soit plus digne d'être aimée et respectée.
Je remarque d'emblée que ni elle ni Kahena ne sont présentes, mais les Sylphes présents forment une assemblée ensorceleuse et quelque peu surréaliste, alors qu'ils apparaissent et disparaissent dans d'étranges volutes éthérées au gré de leurs mouvements gracieux. Il n'y a ni jeunes ni vieux parmi eux et cela engendre en moi l'impression perturbante qu'ils sont...intemporels. Ce qui, compte tenu de ce que je sais d'Aaria, n'a rien de fondamentalement impossible. J'ai du mal à détacher mon regard de ce spectacle aussi extraordinaire qu'inhabituel pour me concentrer sur les autres élémentaires qui parsèment les volatils Sylphes, mais la vue de Yuralria et d'Ixtli, accompagnées d'une autre Aigail vêtue de jaune, me fait reprendre mes esprits. Je me dirige vers elles en souriant largement et leur adresse une petite révérence courtoise effectuée dans les règles de l'art...Naorien. Avant que je n'aie eu le temps de placer un mot, Yuralria remarque avec une imperceptible lueur de malice dans les yeux:
"Tu t'es changé."
Je hausse un sourcil inquisiteur en l'observant gravement et rapidement de la tête aux pieds, puis je lui rétorque avec un infime sourire en coin:
"Toi aussi. Cela te sied fort bien, s'il m'est permis de le dire."
Je souris franchement aux trois femmes avant de reprendre:
"Vous êtes resplendissantes, Mesdames. Je suis vraiment heureux que vous soyez là ce soir. Ixtli...merci, simplement."
Je porte une main à mon coeur en la regardant droit dans les yeux et inclinant légèrement le visage, les mots ne sont parfois pas utiles au delà du strict nécessaire. Et resplendissantes elle le sont incontestablement, Yuralria dans sa longue robe d'écailles argentées qui souligne sa finesse et sa pureté, rehaussée d'une cape aussi noire que la nuit, et Ixtli dans sa robe iridescente aux claires couleurs marines. La troisième Aigail porte une fluide et magnifique robe jaune qui souligne son charme exotique, force m'est d'avouer que j'ai rarement été entouré de si charmante compagnie.
Je demande ensuite à Ixtli de me raconter ce qui s'est passé après mon départ, savoir précisément ce qu'il en est de ces monstrueuses créatures volantes qui nous ont assailli me semble utile s'il fallait en recroiser une, bien que je ne sois pas pressé que cela se produise. Elle m'explique qu’elle s’est enfermée dans un dôme de glace et qu’elle a utilisé les forces qu’il lui restait pour extraire de la terre, des arbres et de la rivière assez d’eau pour créer des pics de glace qui ont perforé les créatures. Elle s’est alors évanouie sous son dôme, à bout de force et ne s’est réveillée que quelques heures plus tard. Elle a ensuite rassemblé assez d'énergie pour commencer à se diriger vers Ilmatar et, lorsqu’elle est arrivée sur les terres de la souveraine, Jillian s’est rendu à sa rencontre pour veiller à ce qu'elle n'ait pas d'autre mauvaise surprise dans son état de faiblesse. Je presse doucement son épaule pour saluer son courage, conscient qu'elle a véritablement risqué sa vie pour moi, et la remercier encore de ce geste noble et généreux.
En retour je leur raconte brièvement mes aventures, surtout à Ixtli qui n'était pas présente lorsque j'en ai parlé, puis nous passons à des sujets plus légers, l'heure est au divertissement. Il y a là de très rares Golems et Ekhii étranges et magnifiques dans leurs tenues d'apparat, ainsi que quelques Ishtars et Aigail non moins somptueux. Jillian est là également, fier et noble dans son pourpoint et son pantalon bleus et noirs. Il arbore sa splendide épée habituelle, dont la garde représente une femme ailée, qui renforce l'aspect martial du général d'Illmatar, et cela lui va bien. Je salue tout ce beau monde au gré des regards qui se croisent ou des mouvements de chacun, discutant aimablement avec certains et n'échangeant qu'un bref "bonsoir" avec d'autres, jusqu'à ce que soudain le silence se fasse, toutes les têtes se tournant vers les portes de la salle qui viennent de s'ouvrir.
Majestueuses, est le premier mot qui me vient à l'esprit. A mes yeux ce sont deux reines qui se tiennent dans l'embrasure. Aaria, dont la simple robe aux bleus profonds souligne l'incroyable présence qui se passe de tout ornement, et Kahena, parée de la robe que je lui ai offerte, son opulente chevelure flamboyante remontée en une coiffure complexe qui laisse s'échapper quelques mèches rebelles. Je sens ma gorge s'assécher et mon coeur s'emballer quelque peu alors que je la contemple, fière et indomptable beauté du désert dans toute sa splendeur. Sa robe est une oeuvre d'art aux nuances de vert complexes et profondes, un écrin merveilleux qui dévoile et suggère avec audace les charmes volcaniques de la jeune femme. Elle semble avoir été toute sa vie dans ce rôle, cible de toute l'attention d'une assemblée nombreuse telle une reine. Je réalise soudain que c'est le cas, pour ceux qui la voyaient danser elle était la reine d'un instant, ses spectateurs étaient son peuple, ils la jugeaient, la vénéraient ou la détestaient selon la qualité de sa prestation. Rien d'étonnant à ce qu'elle soit à l'aise, en vérité, bien plus que je ne le suis lorsque je m'aperçois que son regard d'or liquide est braqué sur moi depuis quelques instants.
Les deux reines font quelques pas ensemble dans la salle, puis Aaria laisse Kahena avancer seule vers moi. Sans détacher une seconde son regard du mien, elle s'approche et s'arrête devant moi avec une posture fière et, dans les yeux, une once de défi. Elle ne s'incline pas et j'en suis heureux, il n'y a pas de place pour les courbettes entre nous. J'aurais la détestable impression qu'elle me salue après l'un de ses spectacles de danses. Je dois faire un puissant effort de volonté pour surmonter l'envoûtement de son regard, de sa présence, et retrouver ma langue ainsi que, plus important, l'usage de mon corps. Je ne m'incline pas davantage et la contemple avec une égale fierté, puis je l'invite à ouvrir le bal en lui offrant ma main ouverte:
"M'accorderais-tu cette première danse, Etoile du Désert?"
Un compliment discret, mais qui dit tout ce qu'il y a à dire selon moi. Je ne redoute pas le défi qu'elle m'a lancé. J'ai appris à danser lorsque j'ai été capable de me servir de mes poings et de tenir une lame. J'ai aussi eu droit, lors de ma formation de Vagabond et à mon grand dam, à des cours de danses. J'étais censé pouvoir tenir le rôle d'un noble du Naora et il aurait été inconcevable que je ne sache pas le faire, du moins aux yeux de mes instructeurs. J'ai participé par la suite à passablement de bals et, sans être un danseur d'exception, je m'en sors tout à fait honorablement. Ce qui est nouveau, c'est que cette fois j'ai envie de danser, nul contrainte ne me force à participer à des réjouissances que j'ai toujours considérées comme futiles. Aussi c'est avec un plaisir véritable que j'entraîne Kahena au centre de l'espace prévu à cette effet et ouvre le bal en son éblouissante compagnie.
Jillian et Aaria ne tardent pas à nous rejoindre sur la piste, ce qui me réjouit, mais nos regards ne se quittent pas, le monde qui nous entoure n'existe plus, il n'y a que nous, nous et la musique. Nous devons former un étrange couple, il y a un contraste saisissant entre la jeune femme flamboyante, fine et pleine de grâce, et moi, colosse de noir vêtu balafré et austère. Nous ne tardons pas à jouer de ce contraste et je comprends vite que le défi ne consistait pas seulement à l'inviter à danser, mais aussi à la suivre ensuite. La chorégraphie simple et tranquille du début laisse peu à peu place à des valses plus vives et Kahena peut alors laisser libre cours à sa fougue, elle m'entraîne dans des danses de plus en plus complexes qui se teintent parfois d'une sauvagerie contrôlée mais si imprévisible que je peine parfois à la suivre! Je prends garde de ne jamais l'emprisonner ou la limiter, au contraire ma danse la met en évidence, elle est la flamme et je suis l'ombre sur laquelle elle se dessine. C'est quelque peu échevelés et assoiffés que nous rejoignons le buffet, bras dessus-dessous et plaisantant ensemble de mes faux-pas, bien plus nombreux que je ne l'imaginais.
Nous ne tardons pas à retourner danser, nous mêlant joyeusement aux autres convives et passant de partenaire en partenaire au cours de la soirée, dansant parfois tous ensemble ou nous retrouvant pour le temps d'un morceau. Je profite d'une valse avec Aaria pour lui murmurer un remerciement venant du coeur, danse ensuite avec Yuralria, Ixtli et sa compagne en robe jaune et bien d'autres élémentaires que je ne connais pas. L'ambiance devient de plus en plus détendue et conviviale, breuvages aidant, les rires tissent un heureux contrepoint à la musique et les bavardages joyeux vont bon train. Il y a vraiment quelque chose de féerique en ces lieux, en ces êtres, et cela se révèle particulièrement en cette nuit détachée du temps, ou presque. Presque car chaque rencontre, chaque danse, avec Kahena, constitue pour moi un repère temporel, un souvenir particulier que je grave précieusement dans ma mémoire. Les heures passant, la musique se fait plus calme, plus propice à l'intimité et aux danses langoureuses. Des émotions incroyablement puissantes et profondes m'envahissent lorsque Kahena et moi nous enlaçons, du désir bien sûr, de la tendresse et de l'admiration aussi, mais cela va bien au delà et ce que j'éprouve me semble très étrangement...stable. Je ne me sens pas ballotté par mes émotions contradictoires comme c'était le cas jusqu'à présent, mais porté par elles. Nous échangeons un long regard après cette danse, et je suis surpris de trouver une lueur endiablée dans les prunelles de ma compagne. Alors que je m'apprête à la taquiner elle pose un doigt en travers de mes lèvres et frôle mon cou et ma joue des siennes pour me murmurer à l'oreille:
"Dansons encore un peu, Kerenn du Naora."
Elle me repousse d'une bourrade malicieuse et s'écarte en me lançant une oeillade incendiaire pour aller danser avec un Sylphe en mal de partenaire! Diablesse! Je ne peux m'empêcher d'en rire, qu'à cela ne tienne j'en profite pour aller chercher deux coupes d'une breuvage légèrement alcoolisé, fruité et pétillant! Je ne tarde guère à récupérer ma cavalière et à l'entraîner dans les jardins pour y savourer nos boissons, ce qui constitue un prétexte fort commode pour éviter de lui avouer que j'ai les jambes en coton après toutes ces acrobaties. Nous passons un moment à admirer le ciel en silence, les jardins aussi, magnifiques à la lumière des lampions qui en font un lieu mystérieux et accueillant. Je n'ose faire un geste de peur de briser la magie de l'instant, mais Kahena n'entend pas en rester là et se dresse sur la pointe des pieds pour effleurer mes lèvres des siennes en murmurant:
"Fais-moi encore danser, Kerenn...jusqu'à la fin de la nuit! Je veux voir l'aube se lever."
Et je la fais danser, aux sons tristes ou joyeux de la musique des Sylphes, jusqu'à ce que presque tous les convives soient allés se coucher. La jeune femme lève soudain un regard indescriptible sur moi, elle s'apprête à dire quelque chose mais s'interrompt avant d'avoir prononcé un mot, envahie d'un trouble que je ne lui ai jamais vu. Il me faut un instant pour comprendre, en toute autre circonstance je lui aurais demandé ce qui n'allait pas mais la soirée que nous venons de vivre et le contact troublant de son corps enlacé au mien m'incite à une toute autre réaction. C'est à mon tour de poser un doigt léger en travers de ses lèvres, que je retire pour lui offrir un baiser doux et léger, qu'elle me rend après une infime hésitation. Ce chaste baiser ne tarde pas à se teinter de passion et devient si volcanique que nous ne tardons pas à nous éclipser vers un lieu plus approprié où nous pourrons laisser libre cours à nos désirs.
Les heures qui suivent n'appartiennent qu'à nous, tour à tour sauvages et douces comme la soie, passion brûlante et infinie tendresse qui se mêlent en une danse cosmique. L'aube nous trouve enlacés dans cet étrange état second qui suit l'amour, apaisés mais non rassasiés, ce qui, je l'espère, n'arrivera jamais. Un nouveau jour se lève, un jour auquel je n'ai aucune envie de penser. Nous nous accordons encore deux heures avant de nous résoudre à aller affronter notre destin, deux heures qui semblent ne durer que deux minutes alors que nous voudrions qu'elles n'aient pas de fin. Le temps cruel ne se soucie pas des mortels malheureusement et, trop vite, nos engagements requièrent que nous en rejoignions le cours pressé. Ce à quoi je ne me résous qu'à contrecoeur, mais quoi d'étonnant?
Aujourd'hui, je vais mener la femme que j'aime, mon premier véritable amour, au sacrifice...
Et le pire est peut-être que je suis presque serein à cette pensée, bien qu'une sourde inquiétude me taraude encore bien évidemment. Mais j'ai foi en elle, en la sagesse d'Aaria et en Shill, j'ai foi en ce qui s'est tissé entre Kahena et moi cette nuit. Elle ne disparaîtra pas, elle abandonnera une part d'elle même et recevra un part divine, mais ce sera toujours elle. Je me refuse de penser autrement, je perdrais courage si je m'y risquais. Nous sommes vite prêts, bien trop vite, mais avant de rejoindre le reste du monde je l'enlace avec force et douceur et l'embrasse longuement, puis je la regarde au fond des yeux:
"ullume au oiälë. Pour toujours et à jamais, c'est ainsi que l'on dit "je t'aime" en Sindel."
L'heure est venue d'aller saluer Aaria et de retourner à l'Oeil de Shill, nous avons une Déesse à faire revenir et plus tôt ce sera fait moins nous aurons le temps de laisser les doutes ébranler notre résolution.
(env. 3000 mots)
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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