Ce n’était pas le premier combat, et ce ne sera sûrement pas le dernier pour Therion. Mais il s’agissait de la première fois dans l’Arène. L’affrontement ne sera pas de ceux qui attirent les foules, tout au plus des spectateurs amenés là par la rumeur et la réputation du Lykor, les parieurs habituels, les oisifs et les intéressés par les flots de sang versés. Galdrünk l’avait déjà inscrit à des combats, mais jusque là dans des arrière-cours, dans des galeries, des mises à mort sans grande importance et donc pas des plus lucratives. Or, lorsque l’on risquait la vie de son esclave, mieux valait être grassement payée en retour. Therion ne connaissait pas les comptes exacts de sa maîtresse, mais il se doutait, au vu des pièces qu’il avait pu voir s’échanger alors qu’il traînait la carcasse de quelque vaincu derrière, que la somme qu’elle avait investi pour l’acquérir avait déjà été remboursée. Maintenant ce n’était que du bonus pour elle, de l’argent supplémentaire puisqu’elle pouvait aussi bien le voir crever et racheter un nouvel esclave dans la foulée, peut-être même plus si son choix se portait sur des espèces moins rares et moins puissantes qu’un Lykor noir.
Le collier d’acier enchanté gênait Therion comme chaque jour depuis qu’on le lui avait assujetti : c’était un poids supplémentaire, une entrave aux mouvements de son cou, l’impossibilité de lécher certaines parties de sa fourrure, de pencher convenablement la tête pour déchirer les chairs d’un adversaire. Mais peu importait, il avait appris à composer avec, et compensait la perte de mobilité de son crâne par d’autres instruments de mort.
Les cris sur les gradins saluèrent les roulements de tambour et l’ouverture des portes : les organisateurs du combat avaient fait les choses bien, de manière à en donner pour leur argent aux parieurs et spectateurs. Un Garzok de stature moyenne, boiteux, probablement un vétéran pour avoir une figure si couturée de cicatrice, du moins un habitué des situations musclées, poussa le Lykor à avancer d’un coup de la hampe de sa hallebarde. Un grognement accompagné d’un retroussement de babines le fait reculer, d’autant plus que le garde ne lui arrive pas au museau.
« Dépêche toi d’entrer, c’est à toi ! »
« Tu veux venir avec moi ? »« Avance, et oublie pas c’que t’as autour du cou. Tu f’ras moins l’malin dans l’Arène ! Je s’rai là quand on traînera ton cadavre, j’t’arroserai de pisse ! »
L’air d’Omyre n’était pas tout à fait pur et aussi agréable que celui des sombres forêts dans lesquelles courait Therion, mais plus respirable que les souterrains dans lesquels il attendait que sonne l’heure de l’affrontement où se mêlaient des relents de merde, d’urine de différentes espèces, de sang et de tripes ; ces dernières effluves avaient éveillé son appétit, et la perspective de plonger ses crocs dans la carcasse encore chaude de son adversaire après lui avoir défoncé les côtes, puis en tirer le cœur gorgé de sang, éveillait ses instincts de prédateurs.
(Je ne me bats pas, je traque une proie et je la mets à mort… Sur un tout petit territoire, un territoire sur lequel ni elle ni moi ne pouvons nous cacher, nous esquiver… J’ai déjà aperçu l’Arène lorsque je suis venu apporter des chaînes de la forge… Du sable… Comment peut-on se battre sur du sable ?... La terre, l’humus, les feuilles mortes, l’eau des marais… Le sable… Le sable je ne connais pas… Le sable est bien plus traître…)Le guerrier à qui Galdrünk l’avait confié pour le mener à l’Arène lui faisait signe depuis les gradins les plus bas. Therion s’en approcha avec une lenteur calculée, une nonchalance qu’il jugeait à même de signifier le mépris qu’il avait pour ce Garzok trop vieux pour se battre et cantonné à des tâches subalternes dans la cité.
« Eh, toi. Ton adversaire, j’ai pu apprendre des choses sur lui. C’est un Woran, un fantassin. Tu sais ce que c’que c’est qu’un fantassin ? »
« J’en ai déjà mangé. »« Euh… Ouais, bon. C’est un sacré bestiau comme toi, une putain d’bête ! Vous devriez vous entendre ! »
« Un Woran. Un gros chat. »« Ouais, ben l’gros chat il a servi dans l’armée. Paraît qu’il s’est un peu barré au col de Luminion, qu’il a r’culé. S’il gagne, il pourra r’prendre du service. »
« Il sait chasser ? »« Nan, mais y sais s’battre. Au col d’Luminion j’te dis ! »
« Armé ? »« Pas plus que ses griffes et ses crocs, j’l’ai vu et c’est d’jà pas mal ! »
« Juste un gros chat. Jamais goûté de Woran. Une bonne expérience. »Le sable crissa sous ses pas alors qu’il s’avançait vers le centre de l’arène, il retirait lentement la chemise de cuir qu’il portait habituellement à la forge pour protéger son pelage de la chaleur et des escarbilles qui volaient hors du foyer, mais qui ne lui serait d’aucune utilité dans les minutes à venir, tout juste bonne à entraver ses mouvements, à bloquer ses membres et ses muscles dans cette seconde peau inutile.
Le Woran s’était également approché durant la courte discussion entre Therion et son chaperon, portant une bonne chemise de cuir renforcée aux points vitaux, un pantalon de toile et un casque de cuir dont dépassaient seulement les deux oreilles. Le pelage aussi sombre que celui du Lykor, il avait cependant une stature bien plus petite. Le combat allait avoir lieu à la tombée du jour, heure que préférait de loin Therion pour se battre, peu à l’aise lorsque le soleil est haut dans le ciel.
(Il est habillé comme un Garzok… Il se déplace comme un guerrier, pas comme un chasseur… Ce n’est pas un si gros chat que ça…)Les deux adversaires se jaugèrent en tournant l’un autour de l’autre, tous deux également indifférents aux cris qui commençaient à retentir, aux invectives qui pleuvaient, eux exhortations toujours plus fortes à la mise à mort. Les instincts de chasseur n’étaient encore pas éteints chez les deux fauves par leur vie dans la forteresse d’Omyre, même si Therion voyait dans les gestes de son adversaire des attitudes qu’il trouvait bien similaires à celles des soldats en armure, qui n’usent pas de leurs griffes mais de lames, qui ont oubliés leurs crocs pour des armes forgées.
« Alors gros chat, tu as peur. »La rapidité de l’attaque surprit Therion, qui put tout de même reculer d’un pas, non sans récolter au passage une griffure sur son bras droit, superficielle heureusement.
« Tu as de belles griffes ! »Un bond visait son visage, mais son bras se leva cette fois-ci, et d’un revers de la main il envoya bouler le Woran dans le sable à quelques mètres de là. Il n’entendait plus les cris des spectateurs qui commençaient à se déchaîner à l’idée de l’issue du combat. Cependant il ne se rua pas sur le guerrier en déchéance, qui n’avait pas la posture d’un animal blessé, qui ne se tenait pas comme une créature inconsciente. Au bout de trois secondes à attendre, le Woran se redressa sans mal, épousseta le sable sur ses vêtements et son poil, puis repris sa lente ronde autour du Lykor, planté dans le sable de l’Arène comme un pilier sombre, pivotant pour ne pas perdre de vue celui qui essayait depuis le début de lui ôter la vie.
(Il est rapide… Très rapide… Plus rapide que moi… Mais je suis plus fort… Beaucoup plus fort… Il faut que je l’attrape, le petit chat, que je l’attrape et que je le brise…)« Ceux de ta race et toi z’êtes que des chiens. Des chiens ! J’en ai traqué et tué plus d’un ! Dans les montagnes ! Dans les marais ! J’ai ram’né leur peaux ! J’ai fais des tiens des esclaves ! »
« Oui. Tu as chassé les vieux. Les petits. Les femelles. Les blessés. Les malades. Bon chat. »Le feulement précéda de peu l’attaque, l’annonçant en quelque sorte, grosse erreur aux yeux du Lykor qui se contenta d’esquiver et de porter un coup de griffe à l’épaule du Woran, plus pour l’exciter et l’inciter à redoubler ses attaques que pour vraiment le blesser.
« Amusant petit chat. »Petit chat qui repartit immédiatement à l’offensive, pour la dernière fois. Il n’avait pas remarqué le changement de l’équilibre de Therion, ni ses bras qui s’étaient lentement relevés. Au moment du contact, plutôt que d’esquiver à nouveau, le Lykor accueillit son adversaire, l’embrassa et, lorsqu’il fut enserré dans l’étau de ses bras puissant, il plongea, du mieux qu’il pouvait compte tenu de son collier d’acier, ses crocs dans la gorge que ne protégeait pas la chemise de cuir et arracha d’un mouvement de nuque tout ce qu’il avait pu saisir dans sa gueule, à peu près un tiers du cou. Assez pour que les griffures cessent de lui labourer les flancs et que le Woran s’abandonne contre lui comme une poupée de chiffon après quelques tressaillements.
Les spectateurs hurlaient, Therion les entendait à nouveau maintenant que la mise à mort avait eu lieu. Son attention se fixait cependant vers les esclaves humains qui s’approchaient avec leur maître Garzok, hache à la main, pour emmener le cadavre. Ils furent accueillis par des grondements menaçant.
« Je l’ai tué. C’est ma proie. Mais je veux échanger contre un de ceux-là. »La figure du Garzok se déforma, sa bouche esquissa une sorte de rictus, l’équivalent chez lui d’une réaction amusée.
« J’dois lui couper la tête. J’dois prendre la tête. Le reste tu peux garder. »
« Tu peux prendre la tête. Une tête vide, pas grand-chose à manger. »
Avec un autre de ses sourires, le Garzok s’avança, trancha d’un geste expert la tête du Woran sombre et la balança à l’un de ses esclaves, qui, avec ses semblables, trop heureux de s’éloigner de cette bête menaçante couverte de sang, emboita le pas à son maître. Chargeant sur son épaule la carcasse du Woran, Therion regagna la porte par laquelle il était entré. Le Garzok de garde, le même qui avait parié sur sa mort, lui jeta un regard mauvais dont il n’eut cure : il avait gagné son repas, de la chair fraîche, pas comme la charogne dont il devait se contenter à la forge.
Un avenir hors de la forge