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J'entre dans l'auberge et commande une chambre. J'hallucine quand on me répond qu'il m'en coûtera deux yus la nuit, tout confort, avec même une théière, biscuits aux amandes tuloriennes, une chandelle, une plume, de l'encre et des parchemins. Manifestement, soit ici ils travaillent à perte, soit Jeka m'a arnaquée en beauté. Et vu la propreté de la chambre et la richesse des meubles, je parierais pour la seconde proposition, sans trop de doute en réalité.
Une fois dans ma chambre, j'ôte mes chaussures et fonce sur le lit, un vrai lit d'ailleurs pas une paillasse recouverte de peaux de bête comme chez la Courtisane. Directement, je prends le contenu de mon sac et le vide sur le lit pour voir ce qu'Iraën m'avait prévu comme lecture. J'avoue ne pas être déçue des choix de mon chevalier-lige, il avait manifestement prévu qu'il me faille partir à l'aventure, et si je regrette légèrement l'absence de mes contes et chansons favorites, j'apprécie tout particulièrement les titres des ouvrages choisies : "Bestiaire de Nirtim et d'ailleurs" par Adonaï de Bame, "Traité de cuisine naturelle" par Alnaïs de Nargues, "Guide de survie de l'armée anorfine" par Elis Lothwil et enfin "Précis d'armurerie, entretenir ses équipements" par Loren Finumyë.
Bien loin de mes lectures habituelles, il me faudra malgré tout étudier chacun de ces ouvrages de manière à être une aventurière la plus qualifiée possible, prête à affronter toutes les situations. Cela me donne une vague idée de ce que à quoi je vais passer mes prochaines journées dans cette auberge, enfin à moins que je trouve un contrat bien sûr. Je me fais un devoir d'accepter toutes les missions pas trop dangereuses que je pourrais croiser, de manière à pouvoir m'acheter une maison et refaire une bibliothèque au moins aussi grande que celle de ma mère.
Trucilia après avoir toqué à la porte entre et m'apporte mon thé et tout le reste du matériel. Cette auberge est manifestement du grand luxe, j'ai bien choisi mon lieu d'étude moi. Nous restons à discuter avec la jeune femme quelques minutes, elle est plus qu'étonnée des livres éparpillées sur le lit, non par les titres -elle-même ne sait pas lire-, mais plutôt de voir une aventurière qui en est capable. Elle va même jusqu'à me sortir que ça se voit que je suis de la noblesse, rien qu'à ma manière de parler ou d'être surprise. J'ai manifestement là aussi des progrès à faire. Iraën m'expliquait qu'il était souvent nécessaire de se fondre dans la masse quand on parcourt le monde, ce à quoi mon père m'expliquait que je devrais plus observer les gens, pour savoir comment se comportent les petites gens, autant que les grands. C'était ainsi que lui-même, tout en étant qu'un humble fils de forgeron était parvenu à devenir un noble; c'est aussi ce qui le distinguait de son rustre de frère.
Je décide, non sans avoir d'abord savouré mon thé et dégusté les biscuits mon grimoire de magie à la main, de descendre dans la salle du rez-de-chaussée qui sert d'auberge. Comme dans les contes, je m'installe dans un coin, un verre de bière fruitée devant moi, la cape sur mon visage, ombre parmi les ombres. Puis j'écoute, je regarde et je m'instruis. Il y a pas mal de personnes qui passent par là, que ça soit pour boire un coup, manger ou même prendre une chambre. J'apprends ainsi qu'il y a eu une forte houle il y a quelques jours à peine, bien plus puissante que celles habituelles qui s'abattent sur la ville. J'apprends aussi que les militaires viennent à peine de rentrer de la guerre, qu'il y a eu trois morts lors d'une attaque de brigand, dont un écrasé par les chevaux et qu'une voleuse de chevaux court toujours. Je me tasse un peu plus sur ma chaise en apprenant qu'on me recherche toujours, j'espérais qu'ils confieraient cela à la milice, ou mieux, qu'ils abandonneraient.
Très vite cependant, la soirée dégénère, d'un coté les matelots ivres d'alcool et heureux d'être rentré malgré le ciel noir de plomb; de l'autre les soldats, ivres du même alcool et tout aussi heureux d'être de retour chez eux, malgré Oaxaca et une difficile bataille aux alentours de Luminion. Je m’éclipse vers ma chambre alors que, dans la salle en bas, se mettent à résonner les chants guerriers des uns et les chants marins des autres.
Mais il n'est pas question de dormir, pas encore du moins. J'allume la chandelle et entreprends la lecture de mon grimoire de magie. Il me faut savoir ce qu'est cette fiole qui me permettra d'ouvrir mes possibilités à la glace et surtout ce que je dois en faire. Je démarre donc le livre sur le premier chapitre celui sur les fluides. Après une introduction théorique basée sur la création du monde telle qu'écrite dans les légendes classiques par rapport à Zewen, le chapitre plonge directement sur ce qui m'intéresse.
"C'est ainsi que de la main de Zewen naquirent les fluides primordiaux. Ces fluides seraient toujours cachés dans le monde, mais de nombreuses particules élémentaires sont réparties à la surface du monde. Les Sindeldis prétendent être capable de les capter et de les façonner hors de l'utilisation de la magie, mais, à l'heure actuelle, il nous est incapable de savoir ce qui est vrai de ce qui tient de la fanfaronnade de ce peuple isolationniste. Toujours est-il que les fluides sont la base de la magie sur Yuimen. Nous notons que les mages peuvent entrer en possession de fluides de deux manières très différentes dans leur origine uniquement, et que cette différence s'estompent spontanément : le don à la naissance et l'absorption."
La suite du chapitre s'intéresse à la notion des fluides de naissance, en se posant la question de la nécessité du choc traumatique pour que les pouvoirs se révèlent, non sans signaler qu'une éducation poussée vers la pratique de la magie peut aussi révéler des fluides existants. La fin du chapitre par contre devient nettement plus intéressante pour moi, avec la question de l'absorption des fluides et des fluides du commerce.
"Nous ne rentrerons pas ici dans le processus de captation et de mise en bouteille des fluides, car il faudrait un ouvrage autrement plus gros que le nôtre et autrement plus complexe. La seule chose intéressante à savoir pour les mages voulant se lancer par eux-mêmes, c'est qu'il existe dans le commerce des fluides pour chacun des huit éléments classiques. Ces fluides se vendent en fraction de seize. Bien que fausse, cette notation fait référence à la quantité maximale ingérable par un mage mono-élémentaire. Cependant, de nombreux témoignages confirment qu'il est possible de dépasser cette limite, via une ordalie. Un autre ouvrage sera consacré à la question de l'ordalie, de sa faisabilité et s'interrogera sur son intérêt pour les multi-élémentaires."
Quantité maximale ingérable pour un mono-élémentaire ? Et dans le cas d'un pluri-élémentaire, qu'en est-il ? Et d'ailleurs, ingérable, en comptant les fluides qui coulent dans mes veines ou non ? Je note mes réflexions, prête à retourner dans la boutique du vieil homme si je ne trouve pas de réponse claire et retourne à la lecture du livre :
"De nombreuses recherches magiques ont montré que quelqu'un né avec des fluides pourra absorber jusqu'à quatorze unités de fluide supplémentaire du même élément. S'il veut se tourner vers un ou plusieurs autres éléments, il pourra monter jusqu'à trente unités, avec toujours un maximum à seize par élément et quatorze dans celui d'origine. Nous avertissons directement le lecteur que deux choses sont à éviter : l'absorption de fluides d'un élément opposé et le dépassement du maximum supportable. Ces deux erreurs sont classiques chez les mages trop ambitieux et entraînent systématiquement des morts brutales et particulièrement douloureuses."
Je prends le partie de noter, non loin de la rune, que mon élément d'origine est la foudre, que je n'ai donc pas le droit à l'eau, dommage d'ailleurs.
"L'absorption en elle-même est rarement une difficulté. Il existe à peu près autant de méthodes que de magiciens. La notion principale à savoir, c'est que le fluide doit entrer dans le corps. Si de nombreuses personnes se contentent de l'avaler comme une potion, d'autres préconisent plutôt la méditation auprès du flacon ouvert. Il m'est même arrivé de croiser un mage qui le reniflait littéralement et un autre qui se l'enduisait sur la peau comme une lotion, comme quoi à peu près toutes les façons sont possibles. Si vous ignorez comment faire, buvez-le, ça sera plus simple."
Tout ça pour ça. Je regarde le flacon et ses petits flocons qui dansent, ainsi je dois boire ce truc ? Pourquoi pas après tout, je mangeais bien les flocons de neige quand j'étais petite, ça ne doit pas être bien pire. J'ôte le bouchon de la fiole et fermant les yeux, j'en gobe littéralement le contenu, manquant de m'étouffer au passage. C'est comme... manger une boule de neige d'un seul coup. Ca fait froid, ça glace même sérieusement, autant les dents que la langue ou la gorge. Je reste avec cette sensation atroce de ne plus sentir un morceau de mon corps, à quoi s'ajoute la douleur violente au nez et au crâne. Non, manifestement, l'absorption de fluide, c'est pas le plus agréable dans le magie.
Encore sous le choc de cette ingestion affreuse, j'ajoute derrière ma couverture la mention "glace" accompagné d'un trait. Premier fluide de glace, j'en ai le droit à 15 autres ainsi. D'un coup, la perspective me paraît nettement moins réjouissante et j'apprécie presque de ne pas avoir eu plus d'argent. Si ça c'est une unité, j'imagine même pas avec ses flacons de deux unités l'effet...
Ma chandelle arrive au bout, il va être temps d'aller dormir, me rouler sous une couverture chaude me fera du bien puis rêver de chevalerie me fera peut-être oublier la première partie désastreuse de cette trop longue journée.
_________________ Naya, fille du chevalier Cyrial de Rougeaigues, seigneur de Melicera
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