Ma mine se décomposa à mesure que je comprenais ce qu'était ce lieu. Avais-je vraiment l'air de pouvoir travailler là-bas ? Serais-je simplement capable de ... Mes joues s'empourprèrent rien que de penser aux 'mains expertes' en question que je serais sensée avoir. Malgré tout, je devais y réfléchir sérieusement : le naturel avec lequel j'avais siffler la servante tout à l'heure - comme un véritable goujat - pourrait effectivement laisser penser que dans mon autre vie, j'aurais sûrement été capable d'exercer un métier aussi lubrique.

(Si je l'ai fait, c'est que je devais être dans une situation désespérée ...)

En tout cas, Naem s'esclaffait joyeusement à ses bêtises - qui n'en étaient peut-être pas - tandis que je pris une autre cuillère de potage pour reprendre une contenance normale.

"Je préfèrerais essayer d'autres occupations avant d'envisager celle-ci ..." finis-je par répondre par le ton le plus naturel que je pus. "Et toi, tu as une préférence en ce qui te concerne ?"

Contre toute attente, le lutin commença un monologue qui à première vue ne répondait pas du tout à ma question. Ses mimiques et paroles chevaleresques m'arrachèrent un sourire joyeux. Prenant alors un air de grande dame, je lui tendis ma main élégamment et lui déclarai :

"Seigneur Naem. La grandeur de votre courage et loyauté dépasse de loin votre carrure, n'en déplaise à ces détracteurs ne jugeant que sur les apparences ! Me voici en de bien bonnes mains, mon ami. Avec vous à mes côtés, je n'aurai assurément rien à craindre !"

Je pouffai discrètement à son manège et repris mon allure habituelle lorsqu'il me lacha le doigt. Ce qui était bien avec Naem, c'est qu'avec lui, je n'avais pas trop à me prendre la tête - du moins, pas trop longtemps. Mais il lança la suggestion d'aller se reposer. Sans doute que l'attaque du chat et toutes ces émotions fortes l'avaient épuisé ! D'un sourire, je repoussai légèrement mon bol à moitié vide et tendis la main pour lui servir de 'marche-pied'.

"Je m'en remets à toi ! Guide-moi donc ..." dis-je en souriant.

C'était une habitude bien vite prise par le lutin que de grimper sur mon épaule pour se déplacer. Il aurait été bête de ma part de lui refuser ce petit privilège compte tenu de son poids-plume ! Je saisis donc mes affaires sans les revêtir pour autant, les gardant à la main, et me dirigeai vers le comptoir où Naem réserva une chambre meublée de manière bien précise.

(En quoi un tiroir peut-il être si important ?!)

Rapidement, nous quittâmes la salle noire de monde encore en cette heure de la nuit et le lutin m'indiqua le chemin jusqu'à notre demeure pour ce soir. A peine entrés dans la petite pièce, alors que j'étais proche du lit, Naem sauta de mon épaule pour rebondir joyeusement sur le matelas. Un vrai gamin ! Il cessa presque aussitôt et me toisa avant de bondir à nouveau vers la table de nuit.

« Tu pourras prendre quelques heures de repos confortablement ici. Demain on se lève tôt, il faut trouver du travail. Tiens, tu veux bien m'aider à ouvrir le tiroir ? On va y mettre un oreiller et ce sera parfait avec la couverture.
- Aaah d'accord ! Je n'avais pas compris à quoi te servirait un tiroir ..."

Je contournai donc le lit pour me placer devant le petit meuble et tirer le tiroir de bois. A ce moment, la servante toqua et nous apporta la couverture demandée et s'esquiva aussitôt non sans nous avoir souhaités une bonne nuit. Je m'empressai alors de placer l'oreiller dans la 'caisse', tapotant en certains endroits pour égaliser l'ensemble, puis y étalai la couverture dessus, qui débordait largement au-delà. J'avais l'impression de jouer à la poupée ... Naem fusa aussitôt et s'y installa.

« Parfait, je vais passer la meilleure nuit depuis longtemps. »

Je souris légèrement tout en retournant sur mes pas pour fermer la porte à clef, précaution que je jugeai plus que nécessaire ici. Je me mis alors plus à mon aise et m'allongeai sur le lit, sans tirer les draps. Les mains croisées sous ma tête, je regardai un moment le plafond puis ...

"Bonne nuit, Naem."

Et je soufflai sur la bougie avant de reprendre ma position initiale ...

Naem s'était endormi bien vite. Sa respiration était devenue régulière et presque imperceptible en quelques secondes à peine. Le pauvre, il devait être bien fatigué après toutes ces émotions ! Pendant longtemps j'ai regardé tour à tour le plafond et dehors depuis mon lit. D'une oreille distraite, je percevais alors les échos de l'ambiance en bas, dans la salle commune, et quelques bruits nocturnes pas toujours très rassurants, dehors.

Et comme d'habitude depuis ces trois jours d'existence, je pensais, et pensais, et pensais ... Toujours ces mêmes questions qui me revenaient, dont deux, redontantes : 'qui suis-je ?', 'est-ce que je veux retrouver ma mémoire ?'. Comment trouver le sommeil dans de telles circonstances ? J'avais l'impression d'avoir dormi des dizaines d'années et de ne plus avoir de temps à perdre. Alors, je priai Zewen, le Maître du Temps et des Destinées, pour qu'Il me guide, ne me laisse pas seule et le remerciai d'avoir mis Naem sur mon chemin ce soir ...

Après, je dus me sentir apaisée car j'entrai bien vite en méditation, sans m'en rendre compte. Et alors les heures défilèrent, devenant telles des secondes. Et ce qui me parut l'instant d'après, j'ouvris les yeux. Le manteau sombre de la nuit commençait à s'étioler et à prendre une teinte orangée, annonce de la venue du soleil. Je m'étirai alors en silence et restai un moment sans bouger, les bras tendus à l'extrême. Et alors je me levai. Après avoir jeté un coup d'oeil à Naem, toujours fourré au creux de son lit de fortune, je me dirigeai vers le coin des ablutions et après avoir tiré le rideau, fis une rapide toilette en veillant à ne pas faire trop de bruit.

J'eus alors l'occasion d'avoir un miroir et passai de nombreuses et longues minutes à me regarder, me découvrir : une peau pâle et des yeux très clairs, presque translucides, encadrés d'une chevelure très fournie presque blanche. Je tâtai alors chaque partie de mon visage, lentement, m'attardant sur chaque détail qui faisait que ces traits elfiques n'étaient qu'à moi. Mais là encore, j'eus une curieuse sensation ... Dans ce miroir, j'avais l'impression de voir le reflet d'une autre personne. Je commençai alors à apposer mes doigts sur mon image, redessinant les contours, ce qui me parut être un geste étrangement naturel. J'avais la sensation de l'avoir souvent fait, dans mon autre vie ...

« Bonjour Eirwen. Tu te fais belle ? Tu compte aller au purgatoire ?...hihihi... »

Je mis dix bonnes secondes avant de pouvoir réagir, fixant toujours le miroir, touchant le reflet de ma tempe droite du bout des doigts :

"Je ne dois négliger aucune opportunité ..." dis-je d'une voix monocorde.

Je retirai alors ma main du miroir avec un certain regret et eus encore plus de mal à détacher mes yeux de ma réplique. Je tournai alors un visage inexpressif vers le lutin et esquissai un léger sourire.

"As-tu bien dormi, Naem ?"

Naem grimpa avec une agilité surprenante sur la tête de lit pour prendre un peu de hauteur. Je m'approchai donc de la couche et m'assis sur le plancher, ramenant les genoux contre moi en souriant légèrement.

"Oui, profondément. Quel est donc le programme pour aujourd'hui ?"

J'opinai lentement de la tête et tendis la main pour que Naem puisse se hisser sur moi facilement. Une fois sur mon épaule, je me relevai et saisis ma cape, mon arc et mon carquois puis quittai la chambre en laissant tout en plan. L'auberge était silencieuse de si bon matin. Nous ne croisâmes personne dans le couloir et, une fois en bas des escaliers, je vis que la salle commune était pratiquement vide. Quel changement par rapport à la veille !

J'allai donc m'installer à la même table qu'hier, laissant mon jeune ami grimper sur la table. Je fis donc un signe à Talic, au comptoir, qui opina du chef. Il disparut alors, passant une porte qui devait sans doute mener aux cuisines ...

"Pas besoin de siffler ce matin !" lançai-je, soulagée.