[
Lecture déconseillée aux personnes ayant l'estomac sensible. ]Réincarnation charnelle.Un fracas soudain retentit dans la salle peu remplie. C’était une heure creuse pour les auberges, entre le coup de feu de la mi-journée et la clientèle nombreuse du soir. L’heure où l’aubergiste, arrivé à satiété, prend une pause pour s’offrir un repos dûment mérité, laissant les soins du service général et de la tenue de l’établissement à ses serveuses de garde, chambrières et autres marmitons. Il n’y avait là que quelques voyageurs de passage, l’un ou l’autre habitué qui cuvait son ébriété, un travailleur peu zélé profitant d’une pause gracieusement accordée par son maître trop naïf. Et de tout ce monde, pas un seul ne tourna pas le regard vers la porte qui venait de s’ouvrir avec fracas, claquant sèchement contre le mur de pierres. L’être qui se tenait sur le seuil, menaçant et immense, ne laissait pas la moindre occasion d’admirer l’extérieur de l’auberge. Sa carrure et sa taille fermaient totalement l’encadrement de l’entrée du Pied Levé. Le silence se fit. Un silence lourd et pesant, oppressant, emprunt d’une inquiétude malsaine. Deux iris ternes parcouraient l’assemblée muette avec sévérité, sous deux sourcils froncés. Chaque individu croisant le regard de l’Ogre baissait irrémédiablement les yeux. Seul le tenancier du comptoir, un jeune rouquin au nez trop retroussé et aux taches de rousseur trop accentuées garda ses yeux bruns pointés dans la direction du mastodonte, se parant néanmoins d’une moue inquiète et surprise. Gurth Von Lasch n’était plus connu, ni reconnu à l’Auberge du Pied Levé. Il n’en avait cure, car il savait que sa notoriété d’antan reviendrait bien rapidement. La faim qui lui tenaillait les entrailles ne laissait aucun doute sur la quantité astronomique de nourriture qu’il comptait ingurgiter en ce jour. Mais le rouquin l’ignorait, et continuait de reluquer, muet, le géant qui restait immobile, sur le seuil.
Gurth ne resta pas longtemps inactif. Un renâclement nasal doublé d’un grognement guttural introduit un soupir rauque exprimant son mécontentement face à un tel relâchement. À l’époque où il côtoyait l’endroit, Talic l’aurait déjà accueilli depuis longtemps, et une chopine de taille respectable remplie d’une ale blonde et amère attendrait déjà l’Ogre de Tulorim à sa table fétiche… le jeune apprenti de l’aubergiste ne connaissait rien de tout ça. Il n’avait jamais entendu parler de la légende de l’Ogre, ni même du personnage réel qui se tenait devant lui. Il faisait partie de la clique des sales moutards chanceux qui n’avaient pas subi les affres dévorantes du fanatique de la religion sombre. Voici quelques années qu’il n’avait plus étripé un enfant pour se repaitre de son sang, enivré par l’écho du craquement odieux de vertèbres cervicales sous ses doigts fébriles. Mais ce n’était pas une soif de meurtre qui avait amené l’Ogre au Pied Levé, mais bien une faim de loup. Une insatiable fringale qui lui taraudait l’estomac depuis le début de son enfermement volontaire, dans les profondeurs du temple de Phaitos et Thimoros. La nourriture autrefois cruciale dans sa vie ne s’était révélée que purement substantielle dans la noirceur de sa cellule, lui-même face à son âme et à ses Dieux. Il ne la mangeait qu’en quantités réduites, juste suffisamment pour survivre, et suivant un régime des plus draconien qui soit : viande crue encore gorgée du sang de l’animal défunt – et pas forcément les parties les plus tendres – et pommes de terre desséchées. Pour lui, ça avait été une torture supplémentaire pour accuser le coup de son échec, et sa volonté inébranlable, croisée à son insoluble Foi du Mal l’avait fait tenir bon pendant tout ce temps. Mais maintenant qu’il était sorti de sa léthargie, de sa retraite, maintenant qu’il était prêt à refaire surface, plus fort et cruel que jamais, il se devait de rompre cette monotonie alimentaire, pour de bon…
Une main semblable à un battoir épais et rude s’abattit sur le chambranle béant de la porte avec brutalité, et fit sursauter le serviteur à la toison de feu, sans qu’il ne quitte des yeux l’être qui entrait dans l’établissement dont il avait la charge. Les pupilles de Gurth s’étaient elles aussi fixées sur le visage tacheté de l’homme, et son regard s’était encore durci. D’un pas ample et lourd, il franchit le seuil, baissant la tête pour ne pas se cogner à la poutre surmontant l’embrasure. Une fois entièrement à l’intérieur, il se dressa de toute sa hauteur comme s’il attendait quelque chose. Il resta silencieux dix bonnes secondes, après lesquelles le rouquin déglutit tellement bruyamment que l’ouïe peu entrainée de Gurth parvint à entendre la gorge s’ouvrir nerveusement pour avaler un surplus de stress. Des murmures étaient nés dans les tables, et les regards n’étaient plus tous braqués sur lui. Il le savait, mais lui, gardait les yeux fixés sur sa cible. D’une démarche menaçante, il avança jusqu’au comptoir, sur lequel il posa ses mains, bras écartés et coudes relevés, comme pour s’appuyer dessus. Le bois grinça de manière sinistre alors qu’il prit une longue inspiration qui gonfla son énorme poitrail. Le serveur paraissait de plus en plus mal à l’aise, et aucun son ne semblait vouloir sortir de sa bouche tordue dans un rictus gêné. Et Gurth parla… non pas fort et brusquement, mais d’une voix rauque, sombre, épaisse, et basse.
« Où est Talic ? »Trois mots. Trois pauvres mots qui déstabilisèrent encore plus le rouquin, dont les tempes s’humidifièrent sous le coup d’une anxiété et d’une gêne grandissante. Une fois de plus, il déglutit, puis toussa un instant, comme pour retrouver une voix égarée. Dans un regain de confiance, et surtout parce qu’il n’avait pas le choix, l’adjoint de l’aubergiste consentit à répondre à la question de l’Ogre…
« Il… Il se repose et je… je le… remplace. Que… Que puis-je pour vous, messire ? »Un sourire crispé qui contrastait avec ses yeux marron pleins de peur marqua sa face et retroussa davantage encore son petit nez moucheté. Gurth inspira à nouveau, et expira en soupirant, presque en grognant. Ce fut à cet instant que le freluquet aux cheveux roux détourna les yeux pour la première foi, les rabaissant bien involontairement sur son comptoir humide, et, sans le vouloir, sur les mains immenses de l’Ogre.
« Amène-moi Talic. »Trois mots, une fois de plus, et la voix rauque et sombre avait une nouvelle fois retenti, alors que les conversations alentours reprenaient leur cours, bien que le sujet de toutes soit commun… Le tenancier-remplaçant releva ses yeux apeurés vers le Monstre qui était toujours massivement appuyé contre le comptoir, à le fixer de ses yeux blancs assassins.
« Mais… mais messire, je ne peux pas, le Maître Talic se re… »« Amène-moi Talic ! »Le ton s’était fait plus sec, cette fois, plus agressif, plus impératif. Ça n’était plus une demande, mais bien un ordre au charisme redoutable qui venait d’être donné au rouquin. Habituellement, il aurait depuis longtemps envoyé paitre un client ayant une telle demande, mais là, la donne était différente. L’être qu’il avait devant lui était sans doute le plus menaçant qu’il lui avait été donné de voir, au-delà de tous les guerriers et aventuriers armés jusqu’aux dents qui venaient souvent loger le temps de quelques nuitées à l’Auberge du Pied Levé. Cependant, prenant son courage à deux mains, il tenta de rabrouer Gurth Von Lasch.
« Mais monsieur, je vous dis que je ne peux… »La réputation de Gurth n’était vraiment plus d’actualité dans la bonne ville de Tulorim, et dans les endroits qu’il fréquentait quotidiennement, autrefois. Sa réaction ne se fit pas attendre, et fut d’une rapidité surprenante pour un être de son acabit. Sa poigne énorme passa par-dessus le comptoir et agrippa fermement le col délavé du rouquin. L’instant d’après, le jeune impétueux fut soulevé du sol et passa par-dessus le comptoir, soulevé à la hauteur du visage de l’Ogre, qui dévoila à l’homme une rangée de dents maintenues par des gencives rougeoyantes. Cette fois, une colère depuis trop longtemps contenue grondait dans la voix de Gurth, et ses sourcils froncés lui donnaient l’air d’une bête sauvage énervée, d’un grizzly grognant sauvagement sur sa proie…
« J’ai dit ‘Amène moi Talic’, donc, tu m’amènes Talic, c’est clair ? »Le rouquin n’était plus blême, il était littéralement livide. On aurait dit que tout son sang s’était échappé de son corps, ne laissant qu’une carcasse tremblante en proie à la poigne serrée du géant monstrueux. Il ne répondit pas, mais tremblait comme une feuille morte. Gurth le laissa tomber au sol comme une vulgaire loque, et le jeune homme fluet se rattrapa maladroitement avant de détaler en trébuchant vers la porte préservant l’antre de Talic du bruit de la grande salle de l’auberge. Lorsqu’il disparut derrière le panneau de bois, Gurth se tourna vers la salle. Tous les regards qui s’étaient à nouveau tournés dans sa direction se baissèrent de concert. Ce fut le temps nécessaire au serveur rouquin de réapparaître avec à sa suite un Talic à l’humeur grondante et aux sourcils froncés. Sans doute s’apprêtait-il à donner une bonne leçon à celui qui s’était cru assez important pour le faire éveiller. Mais arrivé sur le seuil de sa chambre, l’aubergiste marqua un temps d’arrêt. Le regard vide de Gurth venait de croiser les yeux bleus de l’aubergiste, qui mit quelques secondes avant de reconnaître un ancien client. Dans son regard atterré, Gurth crut voir tout le cheminement de l’esprit de Talic, qui cherchait dans sa mémoire les traits inoubliables de l’Ogre de Tulorim. Au bout d’un instant, il s’exclama pour lui-même, d’une voix coupée :
« Grands Dieux… Gurth Von Lasch. »Voilà, le mot était lâché, il avait été reconnu. Il aurait été offusqué que son hôte de tous les jours ne l’ait pas reconnu, même après tout ce temps. Talic était sous le coup de la surprise, et semblait pris au dépourvu. Il ne devait certainement pas s’attendre à cette visite. Trois longues années s’étaient écoulées depuis la disparition de l’Ogre sans un mot d’explication de quiconque. Les versements mensuels du temple à l’Auberge s’étaient taris instantanément, sans raison expliquée, et Talic s’était fait à l’idée qu’il ne verrait plus jamais son auberge respectable assaillie par le Glouton monstrueux qu’il avait connu. Il semblait désormais figé de stupeur, et paraissait avoir oublié toute envie de sermon. Il ne paraissait pas revenir de sa surprise, et son regard passait de son apprenti à l’immense carcasse appuyée à son comptoir. La voix rauque du fanatique tonna à nouveau, assez fort pour que l’intéressé entende plus que de raison.
« L’hospitalité de ta maison a bien baissé, Talic. »Et ce fut comme un déclencheur chez le robuste Talic à la chevelure poivre-et-sel. Il avança vers Gurth d’un pas alerte. Sa voix avait retrouvé le ton d’autrefois…
« Non, non, Gurth. Pardonne ma surprise, on ne t’a pas vu depuis longtemps, par ici ! Viens, viens donc t’installer. »Au moins avait-il rapidement repris son habitude de le tutoyer. Talic avait été en quelque sorte le parent nourricier de Gurth. Depuis son plus jeune âge, après qu’il ait été formé aux préceptes obscurs par le temple de Phaitos et Thimoros, l’Ogre avait élu l’Auberge du Pied Levé comme cantine quotidienne, et une bonne partie des fonds pécuniaires versés au temple par le Dirigeant Freush Von Lasch étaient donnés à Talic pour qu’il rassasie l’appétit vorace de cet obèse terrible. Si bien que jamais Gurth n’avait eu à gérer lui-même un quelconque pécule financier, se laissant vivre comme tout lui tombait dans la main, éducation, vivres et logement, sans se poser de question. Talic se dirigea vers une table, qu’on eut dit qu’il prenait au hasard, mais qu’il avait choisie minutieusement en faisant appel à ses souvenirs. Par chance, elle était libre : la table de Gurth, celle où il avait toujours pris place, celle où il prendrait toujours place, à l’auberge. Un fougueux bucheron l’avait appris à ses dépends, et la bagarre qui s’était engagée avec le filleul du Comte Freush Von Lasch avait peut-être irrémédiablement changé sa vie de rude forestier. Peut-être croupissait-il encore dans les prisons de la milice, peut-être avait-il était éliminé, ou simplement relâché après avoir promis de ne plus s’attaquer à la famille du Comte, alors qu’initialement, ce fut par un excès de colère que Gurth lui avait collé une baffe monumentale. Le mastodonte suivit l’aubergiste jusqu’à sa place fétiche, dans l’ombre d’une poutre, mais offrant une vue d’ensemble sur la salle. Alors que l’Ogre sinstallait sur le siège renforcé, toujours le même qu’à l’époque, Talic transmit ses ordres :
« Fred, deux pintes ! »Frédéliand était le nom du serveur rouquin, qui n’avait pas osé moufter en voyant la réaction de son patron face au nouvel arrivant qu’il ne connaissait nullement. Docile, mais toujours aussi nerveux, il s’empressa de courir derrière le comptoir pour servir avec hâte deux grosses chopines de bière bien mousseuse. Avec la même rapidité, il vint les servir, et en disposa une face à Gurth, l’autre à proximité de Talic… Mais les deux choppes étaient bel et bien destinées à l’Ogre. Talic n’avait pas sa place à la table, et avait, il le savait pertinemment, du pain sur la planche. Il agrippa son apprenti par l’épaule, et celui-ci, estomaqué de voir Gurth s’approprier d’un geste de la main la chopine esseulée, fut bien forcé de suivre le mouvement, regardant Talic d’un air empli d’incompréhension. Il tenta de trouver une explication auprès de son patron, mais il ne recueillit que des ordres supplémentaires. Visiblement, le maître des lieux n’avait pas non plus oublié l’appétit vorace de celui que l’on nommait à juste titre ‘L’Ogre de Tulorim’. Fred parut de plus en plus décomposé aux ordres de son chef, et tenta des murmures questionneurs et raisonneurs, qui ne trouvèrent qu’une réponse :
« Fais ce que je dis. »Ce fut les seuls mots que Gurth comprit de leur conversation, avant de les voir disparaître tour à tour, l’un dans la réserve, l’autre dans la cuisine. Satisfait de son effet, et de sa place retrouvée après tout ce temps, il entreprit de baisser le regard sur les deux chopes de bière qui l’attendaient. Toutes deux étaient généreusement servies : la mousse blanche dégoulinait le long de l’armature métallique, et formait un dôme crémeux qui masquait la couleur du liquide pétillant. Elles lui donnaient l’eau à la bouche, et sans attendre, il se plia à une coutume qu’il pensait depuis longtemps oubliée dans les détours obscurs de sa mémoire biaisée. Il agrippa la hanse en bois de la première chopine et la souleva jusqu’à ses lèvres. Il posa le rebord froid contre sa lèvre inférieure, écrasant sans pitié la mousse blanchâtre contre sa bouche, et renversa le contenu alcoolisé dans sa cavité buccale. Sa gorge émit un glougloutement approbateur alors que le breuvage éveillait des sensations oubliées. En trois gorgées énormes, la pinte était vidée, et reposée brutalement sur la table robuste. Le pétillement de la bière faisait piquer les yeux de Gurth, qui les humecta en fermant deux fois les paupières, laissant les relents de son à-fond parfumer de leur arôme amer l’intérieur de son œsophage, les laissant remonter jusqu’à sa gorge pour en savourer le goût passé. Et c’est seulement à cet instant qu’il s’attaqua à la seconde pinte, plus lentement, cette fois. La première chope servait d’éveil au repas, de mise en bouche, éveillant les sens du goût chez le géant. Le second verre apéritif faisait lui-même partie intégrante du repas orgiaque qui allait débuter. Ainsi, la gorgée fut prise avec plus de précision, plus de finesse, si tant est que l’on puisse parler de finesse avec un être comme Gurth. Il porta le contenant à ses lèvres et laissa s’écouler un décilitre dans sa bouche, laissant le pétillant de l’ale titiller ses papilles tout en rafraichissant son palais, et en satisfaisant son sens développé du goût en savourant l’amertume mielleuse au goût prononcé, mais légèrement fruité, humant le houblon, le malt dans une symphonie légèrement alcoolisée. Et la première gorgée avalée appela bien vite la seconde, qui fut comme une confirmation des sensations de la prime, douceur, amertume et rudesse, alors que les premières brumes mentales étayaient l’attention du géant en enveloppant sa cervelle dans un emballage de velours doux er apaisant.
En cuisine, les bruits des casseroles et des plats qui s’activaient résonnaient, mais ça n’était qu’à peine perceptible par rapport au plaisir retrouvé d’un Ogre délaissé depuis trop longtemps. La troisième gorgée fut plus rapidement engloutie, un peu trop, peut-être, puisqu’il fut légèrement frustré de n’avoir pu la savourer à sa juste valeur. Il posa le récipient un instant, savourant l’arrière-gout du fût de chaîne dans lequel la bière avait muri, passant au-delà l’âcreté métallique de la chopine de fer. Son œil émacié se posa sur le breuvage, dont il apercevait désormais les reflets dorés aux volutes ambrées, parcourues elles-mêmes des tressaillements de l’écume blanche qui remontait du fond sous forme de centaines de petites bulles.
Gurth ferma les yeux un instant, se redressant sur son siège en faisant craquer les os de sa nuque pour dénouer une tension qui s’évaporait petit à petit. Lorsqu’il les rouvrit, ce fut pour accueillir un nouvel arôme parfumé. Talic venait de déposer devant lui une assiette généreusement pourvue en soupe. Pas un simple potage de légume, non, une vraie soupe du Pied Levé : épaisse à souhait, des morceaux de pomme de terre côtoyaient des cubes de bœuf bouilli, le tout relevé d’une couleur dominante orangée. Rien qu’au parfum, on pouvait deviner les épices qui relevaient le goût de la mixture : poivre, coriandre, sel marin, basilic et autres secrets culinaires qui se mêlaient sans révéler leur secret. Gurth leva les yeux sur son hôte d’un air suspicieux, et celui-ci lui fit un sourire jovial et compréhensif.
« Pas d’inquiétude, le reste arrive bientôt ! »Une fois de plus satisfait, il laissa l’aubergiste repartir en cuisine et se laissa porter par le fumet de la soupe qui n’attendait que lui. Deux épaisses tranches d’un pain à la mie brune et parsemée de graines plus claires avaient été disposées à côté de l’assiette creuse. Mais Gurth les délaissa un instant pour se concentrer uniquement sur le liquide chaleureux qu’il savourait d’avance. Nul besoin de cuillère, il prit entre ses deux battoirs l’assiette brûlante sans paraître en souffrir, et amena celle-ci à sa bouche, y déversant une partie du liquide sorti de la marmite. La chaleur mordit sa langue et les parois de sa gorge, mais il n’en avait cure : le goût mêlé des légumes et de la viande macérée dans le potage prédominait à toute sensation. Il mâcha un instant un filament de viande qui s’était glissé dans sa gorgée, et avala la mixture avec un ravissement égoïste. Sa main, presque inconsciemment, s’était saisie d’une tranche de pain, que ses doigts calleux plongeaient déjà dans le consommé. Sa bouche salivait de recevoir ce pain de mie, et ses dents mordirent sans attendre dans la chair tendre de la tartine au seigle. La céréale se mariait fort bien avec le goût prononcé de la soupe, un goût bravache, fort, épicé, qui, non loin de s’atténuer avec le pain, libérait toute sa saveur cachée par la mie imbibée. L’ogre ne sut plus contenir son appétit, et engouffra les deux tranches à sa disposition avant de terminer en quelques gorgées la soupe qui lui avait été servie. Ses coins de lèvre étaient salis, et des mies parsemaient sa barbe hirsute.
Il repoussa d’un revers de main l’assiette vide, et attendit un instant que le reste de son repas arrive. Il était maintenant en appétit, et sa bouche salivait abondamment. Sa faim était réelle, et immense. Pour patienter, il termina sa chopine de bière, la rejetant aussi à quelque distance de lui, sur la table. Une nouvelle fois, ses yeux ternes firent un tour de salle. Quelques clients supplémentaires étaient arrivés, d’autres, à l’instar du travailleur en pause, étaient sorti, sans qu’il ne s’en rende compte. De bruyants paysans semblaient avoir mis en place un jeu de cartes, et les mises s’amassaient sur la table sous la forme de morceaux de cuir symboliques représentant une somme qu’ils ne possédaient pas. Celui qui remporterait le plus de morceaux de cuir se verrait pourvu de la récompense de la soirée : un coq de basse-cour, une joue neuve ou un sac de farine de seigle. Il observa un moment les déboires des uns et les victoires des autres sans y prêter de réel intérêt. Si bien que cette fois, lorsque Talic sortit des cuisines talonné par son apprenti et une autre serveuse qu’il n’avait encore jamais vue, il tourna vers eux un regard signifiant la récompense à sa patience. Chacun portait deux plats, de bois ou de fer, remplis de victuailles diverses, qui furent bien vite disposés sur sa table. Sans un mot de remerciement, il huma les parfums gracieux qui lui donnaient l’eau à la bouche. Ses yeux gourmands passaient d’un plat à l’autre pour savourer à l’avance ce qu’il allait déguster. Les trois personnes s’en retournèrent sans un mot en cuisine, se satisfaisant simplement du ravissement dans les pupilles dilatées de l’ogre.
Son premier choix fut un plat métallique garni de fines tranches de lard accompagnées de morceaux de pommes, le tout poêlé au beurre. Les pommes, moelleuses à souhait, suintaient du sucre brun dont elles avaient été saupoudrées, et le lard dégoulinait de graisse. Gurth ne s’encombra pas de se servir dans l’assiette qui avait été mise à sa disposition : il s’empara du plat et le mit devant lui, prit une fourchette et commença à manger avec jouissance. Les pommes fondaient sous la langue et répandaient leur parfum suave et leur goût sucré dans le gosier affamé de l’obèse. Le lard, au contraire, croustillait savoureusement, et laissait couiner son gras sous les assauts avides des dents. Le tout était une réelle symphonie savoureuse et généreuse, que Gurth s’empressa d’engouffrer sans faillir. Les premiers regards écœurés se posèrent sur lui lorsqu’ils virent la quantité impressionnante de nourriture qui disparaissait dans la gorge déployée de l’être énorme qui s’épanchait sur son repas. Le sucre dégoulinait le long de sa fourchette jusqu’à ses doigts, mais il s’en moquait éperdument : il mangeait.
Une fois vide, Gurth projeta plus loin le plat et ne tarda pas à en choisir un second, une soupière remplie d’une daube de bœuf marinée au vin sombre caractéristique des contrées de Tulorim. Il se pencha pour saisir un pain qu’on avait mis à sa disposition et rompit celui-ci avec acharnement, prêt à imbiber la mie sombre de la sauce généreuse et goûteuse qui stagnait devant lui. Elle était d’une couleur brunâtre, et était aussi épaisse que la soupe. Des marrons flottaient et côtoyaient des champignons des bois. Une fois de plus, il se délecta sous le regard révulsé de certains clients. Sans jamais hésiter, il engouffra la nourriture, et se rua sur le plat suivant, une volaille rôtie accompagnée d’une délectable compote d’airelles, elle-même cernée d’une sauce à la crème. La peau du poulet croustillait de manière jouissive, et les blancs étaient cuits à point, si bien qu’il ne resta bientôt plus que la carcasse osseuse de l’animal, qui fut bien vite rejetée à son tour, alors que Gurth se saisissait du dernier plat qui figurait sur sa table : un pâté en terrine accompagné d’un pain spécial, à la mie plus claire que le précédent, mais décorées de raisins secs et de noix. Armé d’un couteau, il étalait sur les tranches de pain des tranches de pâté plus épaisses encore, et les avalait avec la même ferveur que la première bouchée du premier plat. Tout ça lui donnait soif, et il se servit une coupe de ce vin sombre qui faisait la réputation des coteaux de Tulorim. Il s’en aspergea le palais en éructant de toutes parts.
Il était en train de terminer le pâté, sans pain, puisqu’il en était déjà venu à bout, quand Fredeliand vint récupérer les plats vides, sidéré de ce qu’il avait pu observer du comptoir. Lorsqu’il revint près de Talic, Gurth put le voir se pencher vers celui-ci et lui parler en murmurant. Talic fronça les sourcils à ses paroles secrètes, et lui fit une tape amicale sur l’épaule en lui répondant d’un air contrit tout en regardant dans la direction de l’Ogre. Il n’allait sans doute pas tarder à savoir ce qui s’était dit.
En effet, l’aubergiste ne tarda pas à arriver pour resservir une bonne rasade vin à Gurth. Dans son autre main, il arborait une part d’une tarte aux pommes qui semblaient recouvertes de miel et de sucre. Elle fumait encore, à peine sortie du four de pierre de la cuisine. Talic n’hésita pas à s’installer en plaçant la part de tarte devant Gurth.
« Goûte-donc, ma nouvelle cuisinière l’a fait spécialement pour toi ! Tu m’en diras des nouvelles, c’est sa spécialité. »Sans attendre, Gurth s’empara du morceau et en engouffra la moitié en bouche. C’était en effet succulent. Mais lorsqu’il avala, il put voir la mine un peu déconfite de son hôte. Troublé dans sa bombance, il lança d’une voix grasse :
« Quoi ? »Le vieil homme mit un certain temps avant de répondre, comme s’il cherchait ses mots.
« Écoute, Gurth. Ça me fait très plaisir que tu sois revenu me voir… mais c’est assez inattendu. Tu dois savoir que nous ne recevons plus de subsides du Temple et que… »L’Ogre l’interrompit en faisant un signe de la main, s’exclamant, la bouche pleine de pommes :
« Tout sera payé, aubergiste. Comme ça a toujours été le cas. »La discussion était terminée, pour Gurth. Et Talic le savait.
« Bien, c’est tout ce que je voulais savoir… j’espère que ça t’a plu ! »« Ah Talic, je me demande comment j’ai pu tenir si longtemps sans ta cuisine ! »Le clin d’œil qu’il lui fit se voulait sympathique, mais même avec les plus grands efforts du monde, Gurth Von Lasch ne pouvait pas paraître sympathique. Qu’à cela ne tienne, l’aubergiste le connaissait, et n’en prenait plus ombrage. Il savait accueillir un compliment de la part d’un gourmand, peu importe comment il était exprimé. La façon de manger qu’avait Gurth était la récompense la plus nette pour ses talents de cuisinier, et il s’en retourna au comptoir avec un sourire satisfait. Le rouquin sembla trouver lui aussi satisfaction dans ce sourire, et regarda dans la direction du monstre, qui le scrutait à nouveau intensément. Il sembla hésiter un moment, puis s’empara de la tarte et arriva près de Gurth d’un pas hésitant. Celui-ci le reluqua avec curiosité prendre une pose qui se voulait avenante, mais qui trahissait son anxiété.
« Vous… reprendrez bien une part de tarte ? »Gurth eut un sourire mauvais, qui perturba encore davantage le jeune marmiton.
« C’est la tarte, que je prends. »L’Ogre savait que ce jeune freluquet essayait par là de se faire pardonner de sa mauvaise entrée en matière. Il avait dû comprendre à qui il avait à faire, désormais, et c’est tout penaud qu’il laissa la tarte entière à disposition du gourmet énorme, s’en retournant derrière son comptoir sans avoir la certitude d’avoir été purgé de son manque de civilité…
Le Monstre engloutit la tarte encore tiède, et se leva brusquement. Son repas était terminé.
L’Ogre avait bu, et il avait mangé.
Sa faim était repue, sa soif étanchée.Et dans les ombres de la soirée, il quitta l’auberge d’un pas lourd, laissant son ancienne réputation renaître au grand jour…