En venant des HabitationsThomajan regretta de ne pouvoir pénétrer par l’entrée principale du bâtiment, où s’étaient déjà regroupés les badauds, plus d’une centaine selon l’estimation que le groupe avait pu réaliser de loin, beaucoup trop pour trois hommes, tous Miliciens fussent-ils. La Bibliothèque avait de l’allure, et son entrée devait être à la mesure des murs que le fils de Wiehl avait l’occasion d’admirer ; on disait ce lieu riche de savoirs de tout Yuimen, et d’ouvrages rares et précieux. Tout un patrimoine à disposition d’une foule en furie ? Thomajan en frissonna d’horreur, et s’empressa de chasser l’image de son esprit. Il valait mieux penser à la manière de s’introduire dans la Bibliothèque : savoir où se trouve une porte n’assure pas qu’elle est ouverte, ou que quelqu’un sera disposé à l’ouvrir. Mais ils avaient déjà en vue la porte dont se souvenait Eroild, ce qui n’était pas négligeable compte tenu de la somme d’informations et de moyens à leur disposition.
Veillant à ne pas se faire remarquer de la foule qui débordait de la façade principale, les Wiehls s’approchèrent, et frappèrent cinq coups contre le lourd battant de bois. Quelques secondes plus tard, ils entendirent un raclement de tabouret, et un panneau de bois coulissa, révélant un énorme œil d’un bleu électrique sous un sourcil fourni, qui scrutait à travers une grille de métal les trois visages qui le contemplaient avec la même attention soutenue. Voyant que rien ne se ferait sans un geste d’un des deux partis, Thomajan montra son casque, Eriaric et Eroild découvrirent leurs plastrons. Aussitôt le panneau de bois coulissa, on entendit à nouveau le raclement, et des pas qui s’éloignaient. La Milice ne paraissait pas être la bienvenue.
« Eh bien nous voilà à la porte ! Que faisons-nous ? Il faut retourner à la caserne, je crois qu’il ne fait pas bon s’attarder ici… » « Non, attendons encore un peu… » Thomajan frappa une seconde fois, un peu plus fort, et prit son casque sous son bras, bien en évidence si un nouvel observateur souhaitait venir jauger les visiteurs. Ce fut le cas, et l’œil était radicalement différent. Plus féminin peut-être ? Moins effrayant, c’était certain. La peau qui entourait l’œil était plus marquante que l’organe en lui-même : avait une teinte bleu profond qui n’avait rien d’humain. La surprise de Thomajan céda face au soulagement lorsque la petite porte – et comme il put le constater, épaisse et solidement renforcée de barres d’acier – s’ouvrit pour les laisser pénétrer dans l’obscurité bienveillante d’un couloir. Soulagement de courte durée, puisqu’ils venaient de pénétrer tête baissée dans ce qui ressemblait fort à un piège qu’ils ne pouvaient malheureusement pas percevoir de l’extérieur.
En face d’eux, un individu sortit de l’ombre, difforme, bossu, laid à effrayer les pucelles. Il les tenait en joue avec une lourde arbalète, qui ne laissait rien présager de bon quant à la force que le personnage pourrait déployer pour mettre hors d’état de nuire les trois Miliciens. Ou plutôt les deux, car il ne faisait aucun doute que l’un d’eux resterait sur le carreau s’il prenait au bossu de presser la détente de son arme, ce qu’il ferait sans doute avant d’envisager un corps à corps. Un toussotement discret poussa Eriaric à tourner légèrement la tête vers la porte qui s’était refermée, à regret, puisqu’il ne souhaitait pas perdre trop longtemps de vue le projectile qui le menaçait ; ce n’était pas pour autant qu’il ignorerait une menace dans son dos. Une elfe bleue, armée d’une arbalète en harmonie avec sa stature mais probablement tout aussi redoutable que celle de son compère, leur coupait tout espoir de retraite, et son visage à la lueur de la lanterne tenue dans sa main gauche n’exprimait certainement pas la bienveillance. Quelque chose entre l’hostilité et le mépris serait plus juste.
« Messieurs, j’ignore qui vous êtes, et pourquoi vous êtes ici, mais vous avez commis une erreur. Considérez-vous comme nos prisonniers, et déposez lentement vos armes sur le sol, sans quoi nous serons dans l’obligation de vous abattre… comme des chiens. » « Madame, je vous en supplie, écoutez-nous ! Nous sommes des membres de la Milice venus vous aider à disperser l’émeute. Nous ne vous voulons aucun mal. » « Des Miliciens hein… trois Miliciens… Vous ne vous moqueriez pas de moi par hasard ? Comment voulez-vous disperser cette émeute à trois ? Vous pensez que tous ces gens s’en iront chez eux si vous le leur demandez, qu’ils s’exécuteront sans protester ? Commençons par le commencement. Quel est le nom de votre officier supérieur ? » « Nous l’ignorons, mais… » « Alors vous n’êtes pas des Miliciens ! La base est encore de savoir qui commande, ne serait-ce que pour saluer. Posez vos armes sur le sol, et dépêchez vous avant que l’un de vous ne se retrouve avec quelques pouces de bois entre les côtes. Je doute que vous appréciiez l’expérience. » « Comment pourrions nous vous convaincre ? » « Je suppose que vous êtes des recrues toutes fraîches, donc vous n’apparaissez pas encore sur le registre de la Bibliothèque. » « J’ai été recruté aujourd’hui même, et envoyé ici dans la foulée ! » « Comme c’est commode… Désolé, je ne suis pas convaincue. Et je ne me répèterai pas une troisième fois : posez vos armes au sol, et reculez contre le mur, ou je tire, et Rogi, ici présent, fera de même à mon commandement. » Les trois recrues n’en menaient pas large, et se trouvaient dans une impasse. Il était évident que rien de ce qu’ils pourraient dire ne serait à même de convaincre la Bibliothécaire – car il s’agissait bel et bien Naèrän, l’elfe bleue en charge des lieux, même si les trois compagnons l’ignoraient encore – et que leurs deux antagonistes n’hésiteraient pas un instant à faire couler leur sang. Eroild, en veillant à ne faire aucun mouvement brusque, porta la main à sa ceinture et retira avec soin les lanières qui retenaient le fourreau de son épée et celui de son couteau, avant de s’agenouiller pour déposer les lames sur les dalles ; il recula ensuite d’un pas et se plaqua contre le mur. Avec un instant d’hésitation Thomajan fit de même, et son cœur se pinça lorsqu’il abandonna sur le sol cet arc qui était le sien depuis si peu de temps. Considérant ses deux camarades dos au mur, et les deux pointes métalliques qui s’étaient tournées vers sa personne, Eriaric, bien qu’étant d’un naturel combatif, obtempéra aux exigences de l’elfe bleue.
Naèrän s’approcha de la pile d’arme et les tira vers elle du pied, tout en veillant à ne pas se trouver à portée de poing ou de botte, et à ne pas faire dévier la mire de son arbalète. Les garçons ne représentaient plus pour elle une menace, mais une charge. La manière dont ils s’étaient laissés faire l’intriguait, et elle commençait à se demander s’ils ne pouvaient pas véritablement être de jeunes Miliciens : leur bon sens plaidait en leur faveur, mais pas leur ignorance du nom de l’officier qui leur avait confié la mission. Venant du fond du couloir, elle entendit des bruits de verre brisé, des coups sourds contre la porte, les cris des émeutiers, les menaces qui dominaient la clameur. Son cœur se serra à l’idée que l’on puisse s’en prendre aux livres, que l’on détruise ceux qui avaient été au cours des années ses maîtres, ses amis, ses confidents. Un moyen de ne pas tout oublier, elle qui n’avait plus tant de mémoire que cela séparée des siens. Clignant cinq ou six fois des paupières, elle se ressaisît, et prit la décision de mettre dehors les fils de Wiehl.
« Je crois que vous devriez vous en aller maintenant, vous n’avez pas votre place ici. Que vous soyez Miliciens ou non, vous ne pouvez rien faire contre cette foule. Si vraiment votre rôle est d’assurer la défense de cet édifice, allez chercher des renforts. Dans tous les cas, allez-vous-en ! » « Vous commettez une erreur, madame. Nous sommes ici pour vous aider, et il s’agit de la première mission qui nous ait été confiée. De quoi aurions-nous l’air si nous revenions la queue entre les jambes avouer notre échec ? Que risquez-vous si vous nous faites confiance ? Vous êtes armés et nous pas. Laissez-nous vous aider, nous ferons de notre mieux, et nous interdirons à quiconque souhaitant porter atteinte au savoir contenu en ces lieux l’accès à la Bibliothèque. » « Il dit vrai madame… » « … nous pouvons, et nous devons vous aider, et pour cela nous nous battrons à mains nues s’il le faut ! » L’âge avait depuis longtemps rendu l’esprit de Naèrän plus fin que celui d’un jeune humain encore sur le seuil de la vie, malgré les longues années qu’il a déjà derrière lui et qui sont tant ramenées au temps d’existence de leur espèce. Elle croyait percevoir dans la voix des trois spécimens qui lui faisaient face un accent de sincérité. Ils auraient pu se révolter, faire montre de colère d’être ainsi traités, mais au lieu de cela, ils avaient conservé à l’esprit leur mission et leur devoir.
(A quoi donc te sert ton savoir si tu ne peux pas régler une telle situation ? Combien de menteurs as-tu vu défiler en ces murs, prêts à te raconter n’importe quoi pour consulter un ouvrage qui ne les concernait pas ? N’as-tu pas l’habitude de la tromperie ? Ceux là n’ont pas des paroles aux accents faux, et si je me trompe, je ne crois pas être digne du poste qui est le mien, c’est qu’il est temps pour moi de passer à autre chose. S’ils sont bien les renforts de la Milice que j’attendais, eh bien ce sera ma faute si quelque chose se passe et qu’ils n’auront rien pu faire. Je vais leur laisser une chance, mais sans leurs armes dans un premier temps… voyons ce qu’ils ont dans le crâne.)« Soit, je vais vous laisser m’aider. Mais je ne vous rendrai pas vos armes pour autant. A vous d’estimer la situation, et de faire de votre mieux pour me débarrasser de ces émeutiers. Je ne veux pas que le sang soit versé inutilement, est-ce bien clair ? Pas de massacre, sinon je crains que les évènements ne vous dépassent. »« Nous ferons de notre mieux, et nous ne vous décevrons pas. »« Ne faites pas de promesses que vous n’êtes pas certains de pouvoir tenir… »Le bossu, Rogi, s’avança en boitillant vers le tas d’armes et s’en empara sans gêne aucune, se penchant avec une souplesse qu’on ne devinait pas à voir son corps si écarté des critères de normalité. Son action ne lui fit pas oublier un seul instant quelle était sa tâche première, et la lourde arbalète, dont le carreau aurait pu aisément embrocher deux personnes et finir sa course assez profondément enfoncé dans une poutre pour qu’un homme de constitution normale ne puisse le retirer sans creuser le bois, ne dévia pas du cœur d’Eriaric.
D’un signe du menton, l’elfe bleue donna à son serviteur l’ordre de prendre la tête du convoi, ce qu’il fit en allant à reculons, pour conserver en joue les trois Miliciens qu’il considérait encore en son for intérieur comme des suspects, cet qui était toujours mieux que la vision qu’il avait eu d’eux au premier instant : des ennemis à abattre. Sa démarche aurait pu prêter à rire, car mettre un pied derrière l’autre sans tomber exigeait de lui un déhanchement pour le moins curieux, et faisait osciller sa bosse d’avant en arrière, comme si elle lui permettait de garder l’équilibre. Mais Thomajan, Eriaric et Eroild ne sourirent même pas, tant la situation était pesante. Ils s’inquiétaient surtout de le voir si hésitant : s’il venait à choir, il n’était pas à exclure que dans un réflexe il serre la gâchette de l’arbalète. Le carreau libéré pourrait alors toucher n’importe qui, puisque n’ayant été pointé sur personne en particulier. Or, un carreau, ça pouvait faire très mal.
Encadrés par deux individus armés et prêts à faire usage de la force, les trois garçons finirent par sortir du couloir obscur, et gagnèrent la Bibliothèque proprement dite. Eriaric et Eroild avaient déjà eu l’occasion d’y pénétrer à plusieurs reprises, aussi ne se montrèrent-ils pas surpris par les dimensions de l’endroit et les étagères d’ouvrages qui allaient jusqu’au plafond et les échelles cuivrées qui permettaient d’accéder aux plus hauts rayonnages et…
Et une pierre vint couper court à l’émerveillement de Thomajan en brisant un des vitraux qui dispensaient de la lumière à la grande salle de lecture, entraînant avec elle quelques débris de verre qui virent rebondir sur le cuir recouvrant le plateau des tables et briller de mille feux sous les rayons du soleil. La caillasse terminait sa course en un rebond mou sur l’un des tapis aux couleurs chaudes qui étouffaient les bruits de pas là où les visiteurs étaient susceptibles de faire des allées et venues régulières, devenant par là même gênantes pour les autres lecteurs.
L’elfe bleue murmura quelques mots dans une langue que les humains ne connaissaient pas, mais qui sonnaient à leur oreilles comme un juron : il est des choses qui se comprennent, malgré la barrière du langage, et la haine qu’une personne pouvait mettre dans ses propos en faisait partie. Rogi se contenta d’un long gémissement de douleur, comme si c’était lui qu’on blessait lorsque l’on s’en prenait à la Bibliothèque.
« Vous y voilà ! Maintenant, que comptez-vous faire ? »Les fils de Wiehl perdirent toute leur belle assurance à ces mots. Ils avaient estimé qu’il serait toujours temps d’aviser une fois sur place. Or ils étaient sur place, et il devenait urgent d’aviser. Ne sachant quoi répondre, ils se contentèrent de se balancer d’un pied sur l’autre, regardant autour d’eux, cherchant une échappatoire, un signe. Mais rien ne vint.
En désespoir de cause, les Eroild alla s’asseoir à l’une des tables, et secoua la tête de gauche à droite en murmurant une suite de « non » à peine articulés, avant de prendre son chef entre les mains et de tomber dans le silence. Eriaric le rejoignit, et tapait du poing sur le cuir en rythme, sans pour autant réussir à rassembler ses pensées. Seul Thomajan préféra faire les cents pas, comptant sur le mouvement de ses jambes pour entraîner celui de ses pensées.
(Une émeute… une émeute… une émeute… A trois pour disperser une émeute ! Et hors de question de faire couler le sang, ce serait un désastre ! Tous ces gens sont là pour protester contre les taxes, ce ne sont pas des criminels. Et pendant que tous les gardes s’occupent des émeutiers, les voleurs en profitent pour piller les boutiques… Ces gens ont peur de payer plus, d’avoir moins d’argent, de vivre moins bien… Ils ont peur… Peur… Peur… Ils agissent ainsi parce qu’ils ont peur… Ils sont contre les taxes, et ils veulent le montrer. Ils pourraient désobéir, mais ils font des émeutes… C’est quelque chose de plus viscéral une émeute…)« Allons chercher des renforts ! »« Bien entendu, et charger la foule ! Imaginez qu’il y ait des morts ! Imaginez ! Et les autres gardes doivent être occupés ailleurs. S’ils avaient des renforts à vous donner, vous ne croyez pas que les officiers de la Milice auraient envoyé un peu plus de trois recrues ? »Eriaric reçut la remarque de l’elfe bleue comme une claque, et recommença à battre un rythme sur la table, plus complexe cette fois, à l’air de ces cinq doigts de la main droite. De la main gauche, il tripotait quelque chose dans sa poche. Le bossu et la bibliothécaire conservaient leurs armes pointées sur les fils de Wiehl.
(Non, pas de renforts. J’avais oublié. L’Officier avait dit qu’il n’avait plus personne à sa disposition, que les gardes étaient débordés. Et comme des idiots nous avons compté sur cette option. J’aurais dû faire plus attention à ce qu’il me disait au lieu de me gonfler d’orgueil comme un coq. J’ai foncé tête baissée. Comme tous ces émeutiers d’ailleurs. Ils foncent tête baissée, pas plus de réflexion là dedans que chez… Mais oui !)Son exclamation intérieure s’accompagna d’un léger cri de triomphe qui fit lever un sourcil à Naèdän et grogner le bossu. Tous deux pointèrent leurs armes sur le garçon qui venait de se manifester, mais Thomajan n’en avait cure, il tenait peut-être son idée. Restait à la mettre en forme, et à convaincre les autres qu’elle pouvait les sauver. Il s’inquiétait de la réaction d’Eroild et Eriaric : ce qu’il avait à proposer était tout sauf conventionnel, et sans leur soutient, pas la peine d’envisager de convaincre la bibliothécaire.
« Madame, nous n’avons pas de renforts à notre disposition selon vous. Mais nous ne pouvons tolérer cet état de fait. Pourriez-vous m’éclairer sur quelques points ? »« Je vais essayer de faire de mon mieux… » La suspicion et la curiosité perçaient dans la voix de l’elfe bleue, qui ne comprenait pas pourquoi cet humain accablé quelques minutes auparavant rayonnait.