Le silence. Ce silence feutré qui vous pénètre entièrement, vous donnant l’impression d’être dans un autre Temps, un autre Espace. Ce silence qui impressionne, rassure ou angoisse. Il renvoyait Itsvara au tumulte de ses pensées. Un bourdonnement incessant, insidieusement confus, une cacophonie mentale bâillonnant la douce mélodie de l’univers.
Itsvara restait extatique, écoutant ce silence qui, peu à peu, venait souffler sur les voiles de son esprit. Non que les réponses étaient obtenues, mais les questions devenaient enfin logiques, liées les unes aux autres. La compréhension était proche, il fallait juste se renseigner sur chaque facette de la situation. Si le sujet principal semblait être "Interdépendances entre les fluides magiques et l’Équilibre Universel", il était évident qu’elle trouverait difficilement un livre portant ce titre. De plus, elle avait appris, au fil des années, à ne pas se limiter à l’étude téléologique d’un sujet ; tous les éléments amenant au sujet final étaient une source non négligeable de compréhension globale.
Si toutes les bibliothèques bénéficiaient d’un rangement logique, Itsvara savait que seule une personne habituée des lieux pourrait la guider efficacement. Après un tour d’horizon, elle aperçut un panonceau indiquant la direction du bureau de l’Intendante ; ce bureau qu’occupait sa mère à Cyniar.
Après deux siècles et demi à fréquenter ces Temples du Savoir, Itsvara s’était habituée à une vision, une version unique des bibliothèques. Se retrouver face à une Éàrion lui causa un léger mouvement de recul.
L’intendante ne prit ombrage de l’attitude d’Itsvara. Elle lui demanda simplement, d’une voix limpide et feutrée :
« Puis-je vous renseigner ? »Un moment incrédule, Itsvara finit enfin par ouvrir la bouche.
« Comment êtes-vous devenue Intendante d’une bibliothèque ? »(Tu n’es pas là pour ça ! Qu’elle soit vendeuse de poisson ou Intendante ne change pas ta vie ! Laisse-la faire son boulot.)La bibliothécaire décrocha simplement un sourire amusé.
« Ce n’est pas un lieu approprié pour raconter de longues histoires. Quel est le sujet de votre recherche ? »(Je te l’avais dit !)« Oui, je m’excuse. Je fais des recherches sur plusieurs sujets, à vrai dire. Tout d’abord, j’aimerais consulter quelques ouvrages traitant des propriétés des fluides magiques, leurs classements par type et l’impact qu’ils peuvent avoir sur les êtres vivants. »Voyant que son interlocutrice commençait à prendre des notes, Itsvara fut presque soulagée et continua son inventaire.
« Ensuite, je souhaiterais avoir accès à des écrits me permettant de comprendre, du moins de me faire une idée sur les Faeras. Ce qui est relatif des mythes et ce qui a pu être prouvé, de même qu’une étude sur l’attachement d’une Faera à son Maître.
Enfin, si ce n’est pas abuser de votre temps, j’aimerais lire quelques informations sur les études qui auraient pu être faites sur les liens de cause à effets inhérents à l’utilisation de la magie. »L’elfe bleue ne commenta aucune des demandes d’Itsvara et c’est en silence qu’elle marqua sa page en cours de lecture avant de se lever et de s’enfoncer entre les rayonnages.
Itsvara la suivit sans mot dire, elle ne savait trop comment analyser cette nouvelle anomalie. Comment une Éàrion pouvait se retrouver dans une bibliothèque ? Elle ne pouvait s’empêcher d’observer cette femme, d’apparence millénaire. Ses mains possédaient bien cette caractéristique propre à leur race, les faisant ressembler à des palmes. Itsvara s’était retenue de fixer les yeux de la bibliothécaire, elle avait cependant remarqué aussi leurs paupières, si particulières.
(Les poissons aussi savent lire.)(Laissez-moi. Cette femme a, sans aucun doute, une raison valable justifiant de son arrivée ici. Son grand âge induit une expérience riche et, par cela, difficilement intelligible. Je ne suis personne pour la juger, mes connaissances sont bien trop pauvres pour analyser.)(Tu réfléchis trop et agis trop peu.)Il fallait changer de sujet et, même si le lieu n’était pas le plus approprié, Itsvara ne put s’empêcher de questionner sa guide.
« Connaissez-vous Cyniar ? »« Une fameuse bibliothèque, je sais bien. »L’orgueil d’Itsvara en prenait, inconsciemment, un coup. En quelques mots, cette femme avait exprimé bien plus que ce qu’elle n’avait prononcé. En une phrase, elle montrait qu’elle avait cerné la Sindel. Cette dernière, ne sachant plus comment se comporter, se décida à garder le silence, laissant ses yeux parcourir les étagères. Ces longues rangées de livres la rassuraient. Stables, rangées, droites et pourtant si variées, une image de l’univers tel qu’il devrait être.
Enfin, la vieille dame, après avoir tiré quelques livres et parchemins, s’arrêta devant une table sur laquelle elle déposa, délicatement, sa collecte.
« Voici quelques ouvrages sérieux concernant vos recherches. Je vous laisse les consulter, je vais en chercher un dernier situé dans les réserves. »Itsvara regardait ces écrits avec respect et envie. La bibliothécaire se retournait quand la Sindel l’interpella.
« Serait-il possible d’avoir un peu d’encre, je vous prie ? Je vous rembourse, bien évidemment. »« Juste l’encre ? »« Je possède mon nécessaire, mais l’encre est devenue manquante, oui. »« Bien. Je reviens. Installez-vous. »Itsvara s’installa au milieu de la grande table. Avec son rituel habituel, elle installa son matériel ; le carnet ouvert et la page bien lissée, le buvard déposé non loin, la plume disposée sur son reposoir, seule manquait l’encre nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble.
D’un geste, elle s’empara du premier ouvrage. La couverture était bosselée, déformée par les manipulations qu’elle avait subies ; certains lecteurs sont plus prudents que d’autres. Le titre, en lettres dorées, semblait surgir sur ce fond presque noir. « Un monde de fluide ». Cela avait le mérite d’être explicite.
L’Éàrion ne tarda à revenir, un livre immense porté à plein bras et, dans une main, une petite fiole d’encre. Itsvara se hâta de débarrasser l’extrémité de la table, afin que l’Intendante puisse poser convenablement ce nouveau trésor. L’espace d’un instant, le premier livre fut oublié et toute l’attention était désormais tournée vers cette nouvelle source de connaissances. Si le premier ouvrage semblait abîmé, celui-ci, au contraire, avait reçu des soins des plus attentionnés. Il était ancien, peut-être aussi ancien que l’elfe bleue, la couleur du papier le confirmait, et pourtant, le cuir n’était touché à aucun endroit, la reliure semblait être récente tant elle était lisse et bien serrée.
Des lettres d’or, à nouveau, informaient le lecteur du sujet traité dans cette splendeur.
Magie et Faeras, de l’essence à la cénesthésie.
Ou comment la magie agit et se manifeste.
« Merci. Et navrée pour mon attitude. Cette bibliothèque est votre univers, et je vous assure qu’il est accueillant. »Les heures défilaient, elles glissaient sur Itsvara qui restait imperturbable et concentrée. Bientôt, il fallut éclairer la grande salle. Des lanternes étaient disposées le long des murs et un grand lustre ornait le centre de la pièce. L’Intendante se chargeait, avec un silence presque magique, d’allumer chaque mèche.
Les pages du carnet ondulaient sous l’action de l’encre séchant, des reflets dorés apparaissaient dans l’encre tout juste déposée. Le livre était loin d’être achevé, mais déjà Itsvara voyait plus clair. Elle commençait, peu à peu, à rattacher ses nouvelles connaissances à ses expériences récentes, définissant les connections entre elles. Elle referma l’ouvrage et rejoignit l’Intendante.
« J’aimerais poursuivre demain. Pourriez-vous me laisser de côté ces ouvrages ? »Pas un mot, juste un geste. Un hochement approbatif.
Rejoindre la taverne alors que les ombres avaient envahi la ville n’était pas pour plaire à Itsvara. Non qu’elle craignait de ne rien voir, mais elle savait parfaitement que le vice profite de la noirceur. Comme pour l’aller, elle s’enfonça dans les rues d’un pas assuré.
Quelques mètres à peine furent parcouru avant qu’elle n’entende une voix famillière.
« Putain, mais comment tu peux passer autant de temps à lire ces trucs ?! »« Gabriel. »« Ouais, encore moi. T’es pas partie ? L’arbre qui parle a disparu ? »« Vous avez faim ? »« Si tu proposes, je dis pas non. T’es sympa la géante. En échange, je t’escorte jusqu’à l’auberge. »« La dernière fois, cela m’a valu de patauger dans les immondices de vos égouts. »« T’inquiète, ils me foutent la paix les affreux. »La marche reprit, silencieuse. Itsvara continuait d’assimiler les connaissances du jour jusqu’à ce que Gabriel brise cet instant de grâce.
« T’as pas répondu. T’espères trouver quoi dans tes bouquins ? »« Un peu de clarté. »« Les livres, ça embrouille, c’est tout. On comprend rien à ce qui est dessiné. »Elle s’arrêta, choquée.
« Vous êtes en train de me dire que vous ne savez pas lire ?! »« Bah quoi ? T’as un soucis avec ça ? Les livres vont pas m’dire comment survivre dans la rue. J’m’en fous de ce qu’ils peuvent bien raconter. »« Mais… »(Laisse tomber, c’est un idiot fini. Son destin est de mourir dans une ruelle sordide, pour une sombre affaire de vol ayant mal tourné.)« On peut changer le destin. »(Oui. Mais pourquoi changer le sien ?)« Le destin ? La bonne blague ! J’vais dire un truc que t’auras pas dans les livres, on choisit pas ce qui nous tombe sur le coin de la gueule. Comprendre pourquoi ça sert à rien, faut juste réagir. »(Parce qu’il ne mérite peut-être pas ce qui lui arrive.)(Pourquoi cela ne serait pas le cas. L’Univers est si bien ordonné… il ne peut totalement échouer sur une personne. Il a ce qu’il mérite.)« Hé ! Ça t’en bouche un coin, ouais ? »« Il mérite mieux. »« Euh… tu parles de qui, là ? »(Et voilà, tu as encore l’air folle.)« Rien. Nous arrivons. Je vous laisse commander auprès de Talic, je monte en chambre. Peut-être vous reverrai-je ultérieurement. »« Ouais, t’as raison, c’est ça. »