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Auberge du Pied Levé -rencontre 3-J'avais un instant cru que mon interlocutrice ne m'écoutait pas, mais je me trompais. Un seul mot, formulé avec interrogation, m'enjoignit à poursuivre.
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Un autre elfe. Quelqu'un de proche il me semble..."
Après les avoir observé, même de façon réduite, j'en avais déduis qu'ils partageaient un lien fort. Sourires complices, attaques qui ne se voulaient pas blessantes ou méchantes, et reflétaient un savoir partagé sur l'un et sur l'autre, m'avaient semblé être suffisant pour le deviner. Je repensais d'un coup à l'aubergiste de Yarthiss. Lui aussi accueillait les gens avec un sourire certain et une familiarité censée mettre les gens à l'aise. Maintenant que j'y pensais, peut-être que c'était là un trait commun à tous les tenanciers d'établissements comme celui-ci.
Un léger sourire peignit alors mes traits.
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Mais peut-être que tous les aubergistes donnent cette impression d'être proche de leurs clients."
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On revient plus facilement chez une personne conviviale que chez une autre, qui serait froide."
La réponse d'Itsvara me parut logique, même si je devais bien avouer que recevoir un accueil trop chaleureux avait tendance à me déranger. Après tout, avec quelqu'un de froid, on se méfie plus facilement, mais en compagnie de quelqu'un qui se prétend votre ami... L'elfe enchaina.
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Vous savez que je viens de Cyniar, et que je connais ceux de mon espèce et de ma race... Entre autre. D'où venez-vous ? Comment comptez-vous retrouver ceux de votre race ?"
En entendant la question d'Itsvara, je sentis un pincement dans ma poitrine. Voulait-elle connaître mon origine, l'endroit où j'avais vu le jour ou, de façon plus désintéressée et polie, d'où j'arrivais ? Le Cercle avait toujours été mon foyer, le havre de paix et de savoir que j'avais connu. Mentionner son existence à tout bout de champ risquait, à terme, de pousser des curieux et des indésirables à s'y rendre. Je pris un instant de réflexion, me figeant d'un coup à la perspective de trouver d'autres oudios par mes propres moyens.
Je savais si peu de choses sur eux, sur nous, que la pensée de vivre à leur côtés m'effraya. Un tas de questions naquit dans mon esprit, me déstabilisant sur leur passage. Et s'ils vivaient en groupes fermés ? Rejetaient ceux non issus de leur groupe ? Et si, au contraire, ils étaient solitaires ? Je ne parvins à sortir de ce flot de questions que par la prise de conscience que l'elfe attendait sans doute une réponse.
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J'arrive de Yarthiss et... J'avoue que je n'ai pas... Je n'ai pas envisagé de vivre avec d'autres membres de ma race. Je vous l'ai dit, je ne sais rien d'eux. "
Inspirant lentement par le nez, je songeais à ce que mon interlocutrice m'avait dit. Elle, elle savait bien des choses sur les différents peuples. Peut-être que son avis pourrait m'apporter un éclairage sur la manière dont je devais agir. Plissant les yeux, et d'une voix que j'essayais de contrôler, je lui proposai une situation hypothétique.
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Si vous n'aviez aucune information sur votre peuple hormis son nom et une vague idée de son aspect, que feriez-vous à ma place ?"
Je levai alors les yeux vers elle avec de la curiosité quant à sa réponse, mais aussi une certaine peine. Itsvara avait eu bien de la chance et, même si cela ne me faisait pas honneur, j'enviais son savoir. Avoir conscience que c'était peut-être justement cette connaissance qui la rendait si hautaine et distante ne me perturbait pas. Moi qui avait cru avoir perdu ma naïveté depuis des années, j'en avais eu la preuve du contraire au moins par trois fois.
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J'agirais, à n'en pas douter, comme vous. Après, vous avez surement eu des échos, sur votre race. Les personnes qui vous ont donné ce livre avaient très probablement accès à la Connaissance.
Votre race est réputée pour avoir une vision neutre du monde, tels des érudits... cela m'inciterait, à votre place, à les rencontrer, voire à suivre leur mode de vie."
Retenant mon souffle, je n'interrompis pas mon interlocutrice, concentrant toute mon attention sur ses dires. J'étais à ce point encline à l'écouter que même l'ambiance de l'auberge semblait perdre en présence. Ses paroles sur les miens me fascinèrent. J'avais beau ne pas avoir grandi à leurs côtés, je partageais néanmoins des traits propres aux oudios. Toutefois, ces informations provenaient d'une personne qui disait pourtant ne pas bien les connaître.
La pensée que j'avais beau en faire partie, mais presque tout ignorer d'eux, me fit esquisser un sourire en coin, presque contraire à mon ressenti.
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Vous en savez bien plus que moi sur leur compte et... Même si ceux qui ont pris soin de moi avaient accès au savoir, la plupart des ouvrages ignoraient ces questions de race. Je vous remercie pour votre avis, mais je préfère bien m'informer plutôt que de..."
Une pointe de peine perça ma poitrine lorsque mon enthousiasme, à l'idée de rencontrer d'autres humanoïdes végétaux, se heurta à la possibilité que je me sois enjolivé ces êtres. Un peu de mélancolie se glissa dans mon ton alors que j'achevais ma tirade.
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Plutôt que de me faire de faux espoirs."
Je me redressai un peu, déroulant mes longs doigts et les posant distraitement sur la couverture de mon grimoire. Le brouhaha reprenait le dessus alors que les silhouettes d'inconnus de diverses tailles se déplaçaient dans la pièce. Seule la voix de l'elfe parvint à se frayer un passage dans cette atmosphère enjouée.
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C'est tout à votre honneur."
J'ouvris un peu plus les yeux. Etrangement, cette simple marque d'approbation de la part d'Itsvara m'apaisa quelque peu. Je la regardai, tentant de savoir s'il s'agissait là encore de simple politesse ou si elle pensait réellement que j'avais adopté la conduite idéale. Malgré ma tentative, je ne parvins pas à déceler ce qu'elle pouvait penser. Je l'avais vu sourire, mais c'était uniquement lorsqu'elle avait évoqué le lieu de connaissance de son peuple.
Faisant preuve d'attention, je l'écoutai en tentant de masquer mon intérêt plus que vif pour ses traits de sagesse.
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Même s'il est vrai qu'il n'y a jamais de fumée sans feu, je conçois et concède que se baser uniquement sur les dires d'autrui, même s'ils proviennent d'érudits, c'est comme voir le monde à travers une longue-vue : Voir en profondeur, mais avec un champ visuel restreint. "
J'acquiesçai discrètement. J'avais beau aimer les livres et leur contenu, voir par ses propres yeux restait quelque chose de totalement différent.
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De plus, chacun dispose d'un point de vue personnel... qui oriente son opinion. Enfin, vous admettrez tout de même que lorsqu'une donnée telle que : "Les Oudios sont des arbres qui bougent, parlent et savent plein de choses." est connue même du paysan, pensant qu'il s'agit d'un mythe, vous pouvez accorder un certain crédit à ces informations."
Pendant un court instant, je gardai le silence. Autrefois, je pouvais confronter ce que je pensais être juste avec les membres du Cercle. Païvhane, l'Ancien et même quelques mages disposés à discuter. A présent, sans avis supplémentaire, j'allais devoir faire attention à ce que je prenais pour une vérité. Itsvara, même si ce n'était sans doute pas son but, me l'avait bien fait comprendre, ne serait-ce que concernant l'érudition chez tous les êtres pensants.
De tels traits de sagesse apparaissaient aussi chez les membres elfiques du Cercle, mais je n'avais que peu de doute sur la supériorité d'Itsvara à ce sujet. J'aurais apprécié en apprendre davantage, mais la questionner sur son âge et ses motivations me semblait trop difficile. Ma timidité reprit quelque peu le dessus. Je restais donc immobile, sans prononcer une parole, même lorsque Talic revint finalement vers nous. Je le vis jeter un regard surpris à l'assiette encore pleine puis s'intéresser aux bougies consumées d'Itsvara.
Mes oreilles l'entendirent parler, mais après ce regain d'énergie lié aux informations sur les oudios, la lassitude du voyage commença à fortement reprendre ses droits. Je me détournai légèrement, masquant mes lèvres de bois qu'un bâillement entrouvrait.