La taverne de TulorimSur Tulorim, le soleil se levait à peine. La lune était encore brillante et mélangée aux couleurs rosées du ciel, donnait aux ruelles une atmosphère étrange.
Désormais, Adenor avait quelques Yus en poche. Elle prit garde de les dissimuler, pour éviter une nouvelle mésaventure telle que celle de la veille.
Il fallait qu’elle organise sa journée. Elle avait cette sensation désagréable d’avoir mille et une choses à faire, sans savoir par laquelle commencer. Le plus important pour elle était de trouver rapidement un moyen de rejoindre Kendra Kâr. Mais avant cela, il fallait qu’elle transmette un message à ses parents, pour les prévenir du décès de son oncle. Comme elle se l’était dit la veille, il importait pour cela qu’elle retrouve Salawik. Bien entendu, Adenor n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il pouvait être. À moins qu’elle ne retrouve la porte dans laquelle le lutin s’était faufilé, ce qui ne serait pas chose simple puisqu’elle s’était perdue.
La jeune femme progressait dans Tulorim au hasard de ses pas. Elle évita de justesse un seau d’eau versé depuis une fenêtre sous laquelle elle passait et pesta contre cet agresseur passif.
Par le plus grand des hasards, elle se trouva à nouveau au parc, où était pendu le nain. Étrangement, il n’y était plus. Adenor se demanda ce qu’on avait bien pu faire de sa dépouille et pourquoi elle n’avait, dans ce cas, pas été ôtée plus tôt de son lieu de torture. Un frisson lui parcourut l’échine lorsque l’image du petit être pendouillant au bout de l’épaisse corde lui revint à l’esprit.
Bientôt, et sans trop qu’elle sache comment, Adenor arriva devant la petite porte qu’avait empruntée Salawik. Elle était minuscule et l’elfe était incapable d’y passer. Sa mère lui avait souvent raconté l’histoire d’une petite fille blonde à la poursuite d’un lapin blanc, qui, buvant ou mangeant quelque produit enchanté, pouvait change de taille. Adenor regretta de ne pas faire partie de cette légende, et se contenta de frapper quelques coups légers à la porte. Elle prit cette précaution, car la jeune femme ignorait si l’ouïe des lutins était adaptée aux bruits des êtres plus grands qu’eux et s’étonnait que Salawik ne lui ait pas fait part de cette information.
Un petit être vint lui ouvrir la porte. Il s’agissait d’une très jeune lutine, si jeune que sa taille était minuscule. D’une petite voix stridente et joyeuse, elle entama sans aucune timidité la conversation.
- « Mon papa et maman ne sont pas là ! Mais si vous voulez, je peux leur laisser un message ! »Adenor trouva bien imprudent que la lutine ouvre la porte à n’importe quel visiteur. Mais après tout, cela ne la regardait aucunement. La petite fille semblait tellement naïve et dénuée de méchanceté qu’Adenor ne pouvait s’empêcher de sourire lorsqu’elle lui parla.
- « Bonjour ! Connais-tu Salawik ? Sais-tu où je peux le trouver ? » - « Salawik ? C’est mon cousin ! Heu… Je crois. Est-ce que les enfants de la fille du frère de ma grand-mère sont mes cousins ? Mais tu le connais, toi, Salawik ? Et pourquoi tu veux le voir ? Tu l’as rencontré où ? Tu savais qu’un jour, il a combattu un ours énoooorme, et que même que parfois, Salawik il part très très loin pour vendre plein de choses à des gens qu’il ne connait même pas ! »Adenor ne put se retenir de rire doucement. Apparemment, la bavarderie était propre à la famille. Sans nul doute, Salawik et la petite lutine étaient parents. Mais l’enfant ne répondait pas à ce qui intéressait réellement Adenor. C’est pourquoi elle dut, au risque de paraître insistante, reposer sa question initiale.
- « D’accord. Je vois que tu le connais bien. Mais, sais-tu où il se trouve, actuellement ? » - « Bah oui ! Il est dans son lit ! »Et cette fois, c’est un rire franc qui franchit les lèvres de l’elfe. Elle ne s’attendait absolument pas à cette réponse.
- « Bien. Dis-lui qu’Adenor l’attend dehors. J’ai un service à lui demander. »La jeune lutine semblait ravie qu’on lui confie une mission. Elle opina du chef et ferma vivement la porte, parce que, disait-elle, il ne fallait pas que le froid entre dans toute la maison.
Adenor, qui s’était mise à genoux pour s’adresser à la cousine de Salawik, se redressa. C’était vrai, il faisait sacrément froid en cette matinée. Elle s’adossa à une façade avoisinante, attendant patiemment que Salawik termine sa toilette.
Quelques instants plus tard, le lutin apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il semblait mal éveillé, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Néanmoins, un sourire illumina son visage à la vue de l’elfe.
- « Tu ne peux déjà plus te passer de moi ? »- « Bonjour le lutin ! Bien dormi ? »- « J’étais content de profiter d’un bon couchage cette nuit, oui. Ma petite cousine m’a dit que tu avais un service à me demander. Je t’écoute. »- « Elle est adorable ! Mais j’ai en effet besoin de ton aide mon ami. »Salawik n’en dit rien, mais elle voyait que les derniers mots employés à l’égard du lutin lui faisaient grandement plaisir. Et c’est sans gêne apparente qu’Adenor usait de ce vocabulaire pour avoir les bonnes grâces du lutin.
- « J’ai appris de mauvaises nouvelles hier. Mon oncle, chez qui je devais réaliser mes années de compagnonnage, est mort, la semaine dernière. Il faut que ma famille soit prévenue, mais je n’ai pas le temps de retourner dans ma contrée. Toi, qui connais de nombreuses personnes et qui voyages beaucoup, sais-tu à qui je pourrais confier ce message ? »Adenor parlait bien entendu d’un message oral. De toute façon, le décès de son oncle n’était un secret pour personne. Elle n’avait en outre pas pu se procurer d’encre et de papier dans la taverne de la veille.
- « Oui, je connais quelqu’un qui par pour Hilidrain demain matin. Je peux lui demander de transmettre le message à ta famille. Mais dis-moi, qu’as-tu fait hier soir, finalement ? Où as-tu passé la nuit ? Et pourquoi ne retournes-tu pas auprès des tiens ? Tu vas quand même faire ton compagnonnage ? Où ça ? À Tulorim ? Ailleurs ? Moi à ta place, je retournerais à Hidirain. Comme ça, tu transmets toi-même le message, et puis tu te sentiras en sécurité. Mais bon, c’est vrai que je ne suis pas toi et que tu es seule à pouvoir prendre ce genre de décisions. Mais tout de même… »Et le lutin était reparti dans un de ses nombreux monologues interminables, au débit ultra rapide dont Adenor ne pouvait capter d’un mot sur deux. Une fois de plus, l’elfe n’eut d’autre choix que de l’interrompre.
- « Salawik. Je n’ai pas le temps de tout t’expliquer. Pour faire bref, j’aimerais me rendre dans la ville blanche, à Kendra Kâr. Mais je dois encore trouver un moyen de rejoindre la ville. Pour l’instant, je dois me concentrer sur ce messager. Qui peut m’aider ? »Salawik n’eut pas à réfléchir pour répondre à Adenor.
- « Moi ! Je reprends la route demain. Évidemment, et tu le sais, je marche moins vite que toi. Mais tu peux me faire confiance, je trouverai ta famille et leur transmettrai la triste nouvelle. »Manifestement, Salawik était en adoration devant Adenor. Il semblait ne rien pouvoir lui refuser. Et elle devait l’admettre, elle en profitait un peu. Cela renforçait son égo. Elle avait entendu dire que les elfes étaient appréciés et admirés par de nombreuses races et cela se confirmait jusqu’à présent.
- « Merci. Merci beaucoup. Je compte sur toi ! »Salawik salua l’elfe, avant de refranchir le seuil de la porte.
Adenor avait donc trouvé son messager. C’était une bonne chose de faite. Restait désormais à découvrir un moyen de rejoindre Kendra Kâr, sans que sa bourse n’en soit réduite à néant.
L’elfe n’avait pas la moindre idée de la personne à laquelle s’adresser pour cela. Cependant, il ne fallait pas être idiot pour deviner la direction à prendre : le port. Le bateau semblait la meilleure solution. Lente, certes, mais la moins coûteuse.
Par ses déambulations de la veille, Adenor savait que l’Aeronland se trouvait au nord de la ville. En toute logique, le port ne devait pas se trouver bien loin. C’est en observant la position du soleil et les végétations environnantes, si peu présentes soient-elles, qu’Adenor sut aisément quelle direction prendre.
L’air marin envahit les narines d’Adenor. Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir l’Aeronland. De son point de vue, elle pouvait admirer les vagues, lourdes, s’échouer sur la plage de sable doré. L’écume laissait une trace blanchâtre lorsque les rouleaux s’éloignaient lentement vers les profondeurs océaniques.
L’elfe s’approcha encore. Elle avait déjà vu la mer, lors d’un voyage avec ses parents, mais jamais de suffisamment près à son goût. L’occasion était parfaite.
Remontant les pans de sa robe couleur rubis, Adenor plongea ses orteils dans le sable froid. Elle sentait les milliers de grains s’insérer entre ses orteils, sous ses ongles fins, tandis que ses pieds s’y enfonçaient lentement. Exaltée par cette sensation du sable sur sa peau claire, elle s’abaissa, pour faire ruisseler quelques grains entre ses doigts allongés. La sensation procurée était apaisante, relaxante. Le sable procurait une sensation d’agréable douceur, d’enveloppement intense des membres immergés.
C’est dans de lents mouvements, comme pour ne pas perturber la quiétude de l’endroit, qu’Adenor se redressa. Le désir de plonger ses pieds dans l’eau l’emportait sur la rapidité avec laquelle elle devait se rendre à Kendra Kâr. S’approchant de l’eau, la jeune femme fut surprise par sa froideur. Les vaguelettes venaient lui chatouiller les chevilles dans un mouvement d’aller-retour régulier. Les observer l’étourdissait, aussi préféra-t-elle se concentrer sur ce que pouvait percevoir ses sens en ce moment de plénitude.
Ses pieds s’enfonçaient davantage dans le sable gorgé d’eau et Adenor fut impressionnée par le fait qu’aussi perméable fût ce mélange de pierres et coquillages érodés à l’infini, il puisse soutenir un océan entier. Au loin devant elle, s’étendait l’infini de l’océan, faisant apparaitre une ligne d’horizon claire et nette en cette journée ensoleillée. Çà et là se profilaient des navires, rappelant la réalité à la jeune femme.
Adenor fut sortie de ses rêveries par un clapotis rompant la régularité de la mer. Se retournant vivement, elle eut à peine le temps de voir l’homme qui fonçait droit sur elle, hurlant des propos totalement incohérents.
- « Graine d’Oaxaca ! Vendue ! Traitre ! »Un long bâton, plutôt fin et léger, fendit l’air et atterrit dans les côtes de la jeune femme. Prise au dépourvu, elle se courba en deux sous la douleur du coup donné. Rapidement, sa main empoigna la vieille dague de son père. L’homme s’était un peu éloigné, la fixant d’un regard vague et perdu, vociférant de nouvelles insultes à l’encontre d’Adenor. Cette dernière se redressa sans peine. Le coup n’avait pas été si violent. Elle comprit rapidement pourquoi : l’homme devait être âgé d’au moins 85 ans. Son corps semblait chétif et donnait l’impression de pouvoir être rompu d’un simple coup de poing. Le bâton avec lequel il avait frappé était en fait sa canne.
- « Tu cherches à empoisonner l’Aeronland, hein ? Elfe de malheur ! »La fragilité qui caractérisait la morphologie du vieillard provoqua chez Adenor un sentiment de mansuétude. Elle hésitait à frapper. Que pourrait bien lui faire un vieil homme comme celui-là ? Elle essaya de lui faire reprendre raison.
- « Vous faites erreur ! Je ne suis pas un sbire d’Oaxaca ! »- « On ne m’aura pas ! Menteuse ! Écervelée ! Tu finiras en Enfer ! »L’homme perdait complètement la raison et continuait à asséner des coups de bâton dans le vide, Adenor étant hors de sa portée. Ses mouvements amples et imprécis provoquaient des remous et éclaboussures. Aussi instable soit-il, l’homme ne se servait pas de sa canne pour se maintenir et était de plus déséquilibré par l’impalpabilité du sol, il progressait en direction de l’elfe qui n’avait d’autre choix que de reculer. L’eau lui arrivait désormais à la taille et devenait de plus en plus opaque. Adenor n’apercevait plus ses pieds, qui s’emmêlèrent dans de hautes algues et la firent tomber à la renverse, dans de fortes éclaboussures. Totalement immergée dans l’eau, Adenor retint sa respiration. Elle n’osait pas ouvrir les yeux, de peur que le sel contenu dans l’eau lui brûle les globes oculaires et brouille sa vue pour la suite de l’altercation.
Dans un large mouvement de brasse, elle remonta à la surface. Le vieux lui tournait le dos, à la recherche de son adversaire. Adenor ricana, il fallait bien être un vieil humain pour ne pas l’avoir vue ni entendue sortir de l’eau.
La jeune femme était hors d’haleine, l’apnée lui ayant coupé le souffle. La rage et l’envie d’en finir définitivement montaient en elle. Après tout, elle ne ferait avancer l’heure de sa mort que de quelques mois, une ou deux années au plus. Dague levée, elle approcha du sénile, prête à lui porter le coup fatidique. Mais avant qu’elle ne soit suffisamment proche pour l’atteindre, le vieux s’exclama :
- « Oooh, un papillon ! Il ressemble à celui que j’ai apprivoisé l’été dernier, lorsque j’avais 6 ans ! »Adenor soupira, penchant la tête légèrement en avant et fermant délicatement les yeux. Ce n’était qu’un vieux fou. Il n’avait pas réellement l’intention de s’en prendre à elle et ne méritait pas ce sort qu’elle lui destinait. L’homme suivait le papillon qui voletait vers la plage, oubliant instantanément la présence de l’elfe.
Trempée jusqu’aux os, la jeune femme rejoignit le rivage, importunée par le poids de ses vêtements gorgés d’eau.
Arrivant sur le sable, un applaudissement l’accueillit.
- « J’admire votre complaisance, Mademoiselle. »Un peu plus loin, un homme se tenait sur un rocher. Adenor le distinguait parfaitement. Il portait un masque mauve, cachant ses yeux et son long nez. Une longue barbiche noire prenait racine sur son menton pointu tandis qu’un petit anneau doré trouvait sa place sur son lobe droit. L’homme avait des allures de saltimbanque avant ses vêtements aux couleurs vives. Le plus impressionnant était sans doute son grand chapeau, terminé par une longue plume.
Jusqu’alors assis sur un rocher de la place, l’homme se leva, et salua Adenor dans une large révérence, dénudant sa tête pour l’occasion.
- « Nipolc, pour vous servir. »((Il ne manquait plus que ça ! Un dragueur lourd et sans importance qui me vantera moult qualités imaginaire ! Comme si j’avais le temps !))Adenor leva les yeux au ciel. Que pouvait-on bien lui vouloir encore ? Sans même adresser un regard à l’homme, elle poursuivit son chemin, essorant au mieux ses habits.
- « Vous m’excuserez, mais je n’ai plus de temps à perdre. Le jour est bien avancé et j’ai encore de nombreuses choses à faire. »- « Sans vouloir vous importuner, laissez-moi insister sur votre bonté. Vous auriez pu réduire ce vieillard en miettes. »- « Et il se pourrait que ce soit exactement ce que je ferrai avec vous si vous ne me fichez pas la paix ! »Adenor était énervée. La fatigue accumulée depuis le début de son voyage se faisait sentir et réduisant son temps de patiente. Elle parlait agressivement, sans doute plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle stoppa sa marche et se tourna vers le jeune homme, lui faisant enfin réellement face.
- « Excusez-moi. Je vous remercie pour ces attentions, mais je suis pressée. Il faut que je trouve un bateau pour Kendra-Kâr avant la nuit. »Une lueur s’alluma dans les yeux de Nipolc. Il pouvait l’aider aisément.
- « Je suis l’homme qu’il vous faut ! Suivez-moi ! »Aussitôt dit, il se mit à courir à un rythme effréné qu’Adenor avait du mal à suivre, en direction du port.
Le port de Tulorim