=> Route entre Tulorim et Yarthiss -Fin du voyage-Fourbue, je me dirigeai vers l'auberge à pas pourtant rapides. L'image de la cape du semi-elfe disparaissant dans le manque de lumière de cette cité restait gravée dans mon regard. Sous ma cape, j'en resserrai les pans au diapason de la sensation que j'avais dans la poitrine. J'avais beau tenter de me convaincre que cette attitude n'avait rien de bénéfique, cela ne m'empêchait pas de me sentir d'un coup bien vulnérable. La pénombre du soir tombant n'était pas pour me rassurer non plus. Cependant, en regardant la porte du bâtiment, j'hésitai soudain. Quel genre d'accueil allait-on m'y réserver ? Nahöriel et Myrielle ne s'étaient pas inquiétés de ma nature non-humaine mais en serait-il de même ici ? Un flot de doutes m'assaillit subitement, faisant rejaillir une méfiance qui s'était endormie ces derniers jours.
J'inspirai profondément, cherchant à calmer cette appréhension, gardant la tête haute. Je le regrettai presque aussitôt lorsque des vapeurs d'alcool et de viande rôtie m'assaillirent les narines à l'ouverture soudaine de la porte. Dans le cadre de celle-ci, une forme de taille gigantesque apparut. Je me figeai, incapable de discerner ce que je voyais. Il fallut que je parvienne à voir que c'était un appendice caudal couvert de fourrure qui me faisait face pour enfin comprendre ce que mes yeux me renvoyaient. Ce fut toutefois une voix, provenant presque du sol, qui me conforta dans ce que j'avais cru comprendre.
"
Bouge de là ! Mes tours d'auberge vont pas se faire seuls !"
Je fis un pas de côté et suivis du regard cet étrange personnage. Il devait s'agir d'un humanoïde félin, me dépassant, je l'imaginai du moins, de trois bonnes têtes. Je n'en étais pas certaine puisque l'énergumène était en train de se déplacer d'une façon incongrue. Il marchait sur les mains. Je ne pouvais distinguer qu'une zone de fourrure légèrement zébrée dépassant d'un pantalon de toile retombant depuis ses genoux. Sa queue se balançait d'un côté à l'autre en l'aidant à se maintenir d'aplomb. La silhouette s'avança et se dirigea vers le côté du bâtiment.
Depuis l'intérieur, des voix l'encourageaient, entre rires et provocation. La personne y répondait par des grondements mécontents tout en progressant. Je tentai de retenir une expression hébétée et me frottai légèrement la pommette droite pour m'y aider. Ramenant mon grimoire contre moi, j'entrai alors dans le bâtiment tandis qu'une autre personne tenait la porte. Je ne lui accordai que peu d'attention, quelque peu perturbée par toutes les indications que mes sens me rapportaient.
Les flammes de quelques lanternes, adroitement placées, éclairaient la vaste pièce où de nombreuses tables de bois massif étaient disposées. Tout autour d'elles, un grand nombre de visages distincts arboraient un panel d'expression impressionnant. J'y aperçus des humains de tailles diverses, parfois lourdement harnachés de métal, mais aussi quelques personnes aux oreilles pointues. Dans un angle, arrachant sans pitié un morceau de viande de son os, quelques liykors à la forte carrure mangeaient. Je crus même deviner dans le nombre quelques créatures de petite taille. Presque toutes les races que j'avais croisé et les deux genres de chacune d'entre elles étaient présentes.
L'atmosphère était animée mais pas agitée comme au bord d'une rixe, non. Il y avait là l'entrain de compagnons en pleine partie de dés, l'attention de quelques individus rivée sur le visage d'un narrateur contant ses aventures et les applaudissements anonymes de personnes encourageant un être féminin à danser sur l'une des tables rectangulaires. L'air ambiant était saturé de diverses odeurs se mélangeant à un point tel que je ne parvenais pas à les différencier. L'auberge était bondée, de telle sorte que les déplacements et le brouhaha ambiant perturbaient mes sens. Fort heureusement pour moi, un comptoir proche put me servir de repère dans cet endroit. Alors que j'y rivai mon regard, j'y vis un autre spectacle.
Un humain brun, de grande taille, vêtu d'une tunique étrangement légère en tissu clair, amusait quelques spectateurs en jonglant avec des gobelets de bois. Parfois, l'un des êtres, assis sur l'un des tabourets hauts près du comptoir, lui envoyait un récipient supplémentaire. Un sourire marquait le visage de l'humain alors qu'il plissait les yeux, tirant la langue sur le côté. D'un coup, il fit s'envoler tous les récipients qu'il tenait. Il en rattrapa un et s'en servit pour empiler dessus les autres gobelets qui chutaient. Le jongleur tendit finalement la tête devant, rattrapant l'ultime objet sur son crâne.
Autour du comptoir, applaudissements et sons grognons se succédaient tandis que la personne ramassait quelques yus disposés sur le meuble de bois. L'humain éclata d'un rire sonore et tapota l'épaule d'une personne qui me semblait être de nature elfique, lui faisant glisser une partie des yus sous la main. Je m'approchai alors que certaines personnes quittaient l'endroit.
"
Un gobelet de plus, et je suis certain que tu perdais ton pari."
"
On parie ?"
"
Tu me prends pour un idiot ? "
La personne aux oreilles en pointe, aux cheveux longs et libres de coloris écume, et au teint légèrement bleuté, sembla se rendre compte de ma présence. Il me fit un signe de la main m'incitant à m'avancer. Son regard se fit complice et taquin envers l'humain.
"
Au lieu de fanfaronner, cher Talic, si tu faisais un peu ton travail ?"
"
Hein ? Ah ! Bonsoir ! Je ne vous avais pas vu ! "
"
Tu devrais vraiment penser aux lorgnons, cela devient urgent."
"
C'est ça, moque-toi donc. On verra quand tu auras atteint mon âge !"
"
Je te rappelle que j'en ai déjà plus du triple, de ton âge."
"
Tu ne peux pas t'en empêcher, pas vrai ? Dès que je dis..."
Me sentant complètement ignorée alors qu'ils reprenaient leur dialogue, je me permis de m'éclaircir la gorge. Certes, leur complicité ne faisait aucun doute mais s'ils pouvaient la mettre de côté un instant, cela m'aurait grandement simplifié les choses. Contournant un peu le comptoir, je pris place sur l'un des tabourets hauts avec quelques difficultés. De cette place, je pouvais parfaitement voir la porte d'entrée encore ouverte, la salle bondée quasiment dans son ensemble sur ma gauche et les barils lourds empilés derrière l'aubergiste à ma droite.
Tapotant ma main sur la couverture de mon grimoire à l'abri sous ma cape, je les interrompis par la parole, gardant la tête haute pour me donner un peu de confiance. Moi qui cherchais un endroit calme pour me remettre des derniers événements et faire le point, je me retrouvais dans l'un des lieux les plus bruyants des environs.
"
Excusez-moi. J'aimerais savoir s'il vous reste des chambres pour la nuit ?"
"
Hum ? Ah oui, bien sûr ! Mais vous n'allez pas vous coucher tout de suite, n'est-ce pas ? La soirée ne fait que commencer !"
Je pus sentir mes yeux se plisser alors qu'une petite pointe d'agacement venait naître dans ma poitrine. Je venais à peine d'arriver et déjà un parfait inconnu cherchait à influer sur mes actions. La voix de l'elfe s'éleva, tout comme sa main gauche qui fouetta l'air de gauche à droite plusieurs fois.
"
Talic, mon ami... Si tu t'y prends ainsi, tu vas encore faire fuir un probable client."
L'elfe accoudé émit un souffle amusé puis il reprit.
"
Propose-lui donc un repas avant de lui parler paris en tous genres et festivités. Un peu de courtoisie, espèce d'ours."
Sans même me demander mon avis, l'humain acquiesça avec un sourire et un petit coup de poing appliqué doucement sur la joue elfique, avant de disparaitre derrière les fûts. Je secouai un peu la tête, me demandant de combien de yus ma petite besace allait s'alléger dans l'histoire. Je reportai mon attention sur la salle un instant. Une sensation étrange m'enveloppa pendant que j'apercevais ces silhouettes qui s'amusaient, ces voix inconnues qui formulaient des sons familiers et pourtant peu audibles. Une distance étrange se créa entre moi et ces groupes anonymes. La chaleur joyeuse qu'ils diffusaient ne faisaient que raviver le souvenir de ces quelques jours de voyage. Mes pensées s'envolèrent vers Païvhane qui me manquait beaucoup, puis vers Myrielle et Nahöriel.
Un soupir m'échappa, bientôt coupé par l'apparition d'un bol rempli d'un étrange liquide épais sur lequel reposait une cuillère. A bien y regarder, cela ne ressemblait pas à de la soupe mais davantage à un amas de légumes pulvérisés. Au coeur du bol, je pus voir émerger un morceau de viande de belle taille. Je levai un sourcil à cette découverte et poussai un soupir. Comment pouvait-il penser que je mangeais ce genre de choses ?
Déroulant mes doigts, j'en enveloppai l'ustensile et le plongeai dans l'étrange mixture avec perplexité.
"
Bon appétit !"
"
Et bien du courage..."
"
Eh !"
J'esquissai malgré tout un bref sourire courtois, réticente à l'idée de goûter la chose et cherchant un prétexte pour retarder l'échéance.
Je fus distraite par le retour de l'humanoïde félin. Celui-ci entra dans le bâtiment, claqua la porte d'une botte et fit une roulade en avant, bondissant et se redressant de toute sa taille avec un air triomphal. Une seule réflexion me vint à l'esprit en percevant le déchaînement des applaudissements, des rires et des yus lancés sur une table.
(
Adieu calme et tranquilité. )
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Auberge du Pied Levé -rencontre-