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Route entre Tulorim et Yarthiss Jour 2 -soirée et nuit-Une nouvelle fois à l'aube, notre trio ou quatuor si l'on prenait la jument en compte, reprenait la route. Ce matin-là, j'étais un peu morose et abattue sans bien comprendre pourquoi. Ce n'était pas lié à la température qui augmentait quelque peu par rapport à ce que je connaissais. Je n'avais pas non plus cauchemardé ni n'avais été spécialement dérangée par les phrases incohérentes de l'humaine pendant son repos. Je n'arrivais pas vraiment à comprendre ce qu'il m'arrivait. Peut-être était-ce simplement la lassitude de la marche qui commençait à se faire sentir. Peut-être était-ce de l'appréhension par rapport à ce qui nous attendait sur le chemin. Peut-être qu'aucune de ces raisons n'était la bonne et y penser n'avait comme conséquence que de me rendre plus attristée encore.
Cette sensation devait se voir d'une façon ou d'une autre sur mes traits car, avec la régularité d'un mécanisme, le semi-elfe se tournait dans ma direction.
Sa propre expression était indéchiffrable. Pourtant, ce n'était pas la tension de la veille qui pouvait en être à l'origine. Après tout, je ne lui en voulais pas d'avoir ainsi élevé la voix. Quoique ? En faisant bien attention, je pouvais percevoir un étrange pincement dans le fond de ma gorge. J'avais beau me concentrer dessus, impossible de savoir s'il s'agissait d'agacement, de peine ou même d'angoisse. C'était idiot. Pour quelle raison aurais-je ressenti un tel embarras ? Ce n'était pas comme si ce que Nahöriel pensait de moi pouvait m'influencer. A quoi bon s'inquiéter du fait qu'une personne qui n'est pas spécialement importante pense du mal de vous ?
Un coup intérieur m'obligea à inspirer fortement, comme si une partie de moi me tenait rigueur de ces pensées. Impossible. Ce voleur n'était rien de plus qu'un compagnon de voyage, un être qui n'était lié à moi que parce qu'il me devait des yus et surtout portait la responsabilité de ma crainte de la proximité des autres. Développer ne serait-ce qu'une
ébauche d'attachement paraissait totalement inconcevable.
Il ne manquerait plus que cela, qu'une victime finisse par ressentir de l'intérêt pour son agresseur.
Alors qu'il se retournait dans ma direction pour la énième fois depuis que nous avions repris la route, je me permis de l'ignorer. Il n'y avait aucune satisfaction à me poser toutes ces fichues questions. Plus que deux journées de voyage après celle-ci et notre collaboration prendrait fin, tout comme ces soirées au coin du feu, d'ailleurs. Bizarre. Moi qui haïssais ces manifestations de chaleur et de destruction, j'étais parvenue à les tolérer. Est-ce que mon mal-être était du à la nostalgie de la tranquillité du cercle ou bien parce que je commençais au contraire à m'accoutumer à ce style d'existence nomade ? Non, définitivement peu probable. Après tout, cela ne faisait que quelques jours que nous voyagions.
Je me sentais perturbée mais impossible de savoir exactement pourquoi. Ne pas savoir m'agaçait énormément, rajoutant sans doute de la rigidité sur mon visage d'écorce déjà fermé.
Bientôt, la voix ravie de Myrielle s'éleva, tout comme son bras libre.
"
Enfin à mi-parcours ! On arrive sur les terres de Tulorim !"
Mes yeux clairs, jusque-là rivés sur le chemin chaotique pour empêcher une chute stupide, se relevèrent et s'écarquillèrent. Le chemin continuait aussi droit que possible mais ce n'était pas lui qui venait de capter mon attention. De part et d'autre de ce dernier, deux immenses statues le bordaient. Même en étant trois fois plus grande que ma taille actuelle, j'étais sûre de ne même pas leur arriver aux épaules. Cette sensation se renforçait à mesure que nous nous en rapprochions. La voix amusée du semi-elfe s'éleva.
"
J'ai beau les connaître, à chaque fois qu'j'passe près d'elles, ça m'fait l'même effet."
Une fois à leur pied, je pus les détailler. Face à face de part et d'autre de la voie, les statues représentaient des individus féminins, revêtus de drapés soigneusement sculptés. Elles étaient toutes deux assises sur leur talon gauche et tenaient contre elles une sorte de bouclier à motifs. L'un me faisait penser à l'emblème présent sur l'une des tours du château de Yarthiss. L'autre m'était totalement inconnu. Les deux personnages étaient humains mais aucun trait caractéristique racial ne permettait de préciser l'ethnie employée comme modèle. Leurs cheveux étaient longs, raides et libres, uniquement ceints d'une couronne florale passant sur leur front et contre leurs tempes. Leur socle était recouvert de traces de mousse et de sillons griffonnés dans la pierre, sans doute par des passants peu scrupuleux. Par endroits, j'étais certaine de deviner de l'enduit coloré, rongé par les éléments. Je n'arrivais pas à leur donner d'âge tant leur expression douce semblait éternelle. Pourtant, on avait bien du les tailler mais aussi les transporter. Aucunement instruite sur l'art sculptural, je ne pouvais que me demander combien de temps leur création avait pu demander tant les détails, bien qu'érodés, me paraissaient soignés.
Myrielle passa assez rapidement son chemin, me laissant derrière avec le semi-elfe. Je m'attardai un moment, observant le voleur en admiration devant celle de droite portant le symbole de Yarthiss. Lorsqu'un timide rayon de soleil vint frapper le pied visible de la statue, Nahöriel sembla remarquer quelque chose et se mit à frotter de l'index la mousse accumulée. Je détournai un instant les yeux de lui quand l'humaine, déjà éloignée, nous intima l'ordre de nous dépêcher. Je ne l'entendais pas très bien mais elle insista suffisamment sur les mots "punition" et "retard" pour que je comprenne qu'elle se plaignait encore du risque de se faire taper sur les doigts. Rapidement, la silhouette du semi-elfe entra dans mon champ de vision. Sous sa cape, je pouvais deviner ses mains occupées à frotter vigoureusement quelque chose qu'il gardait camouflé au niveau de son torse. Sans doute avait-il trouvé un yu oublié par chance. En tous cas, il irradiait presque d'un bonheur sincère ou alors c'était un effet d'optique lié au soleil.
Avec un sourire retrouvé, il m'adressa un regard.
"
La journée commence fort !"
J'esquissai un sourire en retour même si mes pensées n'étaient pas aussi joyeuses. Je n'aimais pas voir son faciès refléter de l'inquiétude, m'incitant à ne pas lui faire part de mon état. A quoi bon lui confier un mal-être que moi-même je n'arrivais pas à comprendre ?
Allongeant le pas, j'adressai mentalement une prière à Moura, pressentant que la force intérieure que j'avais retrouvé au temple s'estompait déjà. Je reportai mon attention sur le sol pendant quelques heures, m'écartant de la voie quand une butée de terre rude me faisait obstacle.
La route se faisait à chaque pas plus sèche et, en regardant alentours, je ne pus que constater de la terre si aride qu'elle semblait poussiéreuse. Dessus poussaient pourtant quelques plantes mais leur aspect était loin d'être aussi agréable à l'oeil que les troncs de ma forêt natale. Elles étaient couvertes d'épines, de feuilles à l'aspect rude et, même si elles n'étaient pas bien hautes, elles poussaient en si grand nombre que j'avais du mal à distinguer le sol entre elles.
Ou peut-être pas.
Mes yeux restèrent rivés à une forme arrondie, d'une teinte proche de la poussière avoisinante, mais qui bougeait. La créature, car c'en était forcément une puisqu'elle se mouvait, disparut sous une plante épaisse. Je ne l'avais pas remarqué jusque-là mais il était vrai que rien n'empêchait la vie animale de se développer dans les environs, que le sol sois sec ou non.
La charrette s'avança encore de longues minutes sur la voie cabossée qui se poursuivait à bas d'une pente taillée avec un angle important et couverte de végétation. Un certain calme étreignait l'endroit, comme si la chaleur présente et montante menaçait toute existence ou tout bruit importun. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air.
Du coin de l'oeil, j'aperçus Nahöriel mettre la main à la garde de sa dague, son visage se braquant sur la droite. Il n'avait pas l'air tranquille et, maintenant que je la regardais, Myrielle non plus. Lentement, l'humaine dégaina son arme tout en obligeant Alna à continuer sa route en pressant le pas. Aucun des deux ne prononça un mot mais s'ils étaient d'un coup sur leurs gardes, j'avais intérêt à me méfier aussi. Allongeant la foulée à mon tour, je me tenais à deux pas du semi-elfe, tendant l'oreille à la recherche d'un bruit susceptible de m'indiquer ce qu'il se passait.
A peine quelques pas plus tard, un bruit de plantes brutalement écartées me parvint. Il fut presque immédiatement couvert par la voix du voleur.
"
Attention !"
Accompagnant son éclat de voix, sa main libre m'avait asséné une poussée suffisante au milieu du buste pour m'obliger à reculer de quelques pas. Je luttai brièvement pour rester debout. J'eus le réflexe de me retenir de justesse au bord de la charrette puis je relevai le nez. Un lourd "toc" sonore se fit entendre contre l'essieu, suivit d'un bruit d'atterrissage au sol poussiéreux. Le son se répéta deux autres fois dans les instants qui suivirent puis un vif impact sonore fit hennir la jument d'une façon suraiguë. Les yeux masqués par les oeillères, Alna n'avait pas vu le coup venir et elle se cabra comme elle le put, agitant les antérieurs dangereusement. Le son produit par l'équidé fit monter une bouffée d'angoisse dans ma gorge et se propager une onde glaciale dans mon dos. Malgré la force de Myrielle retenant la longe, l'animal sembla paniquer et, tirant le lourd chargement comme s'il ne pesait rien, la bête se mit à avancer avec rapidité. La corde autour du poignet, l'humaine fut entrainée à sa suite.
"
Mytha ! Baisse-toi !"
Je n'eus pas le temps de voir davantage la scène que le bras puissant du voleur m'entourait les épaules. Tension, poussée. Je finis courbée sous la force employée. Juste au-dessus de ma tête, je perçus le déplacement d'air. Mes yeux s'arrondirent alors que je sentais l'angoisse m'étreindre. Qu'est-ce que c'était ? Projectile ? Créature rapide ? Quoi que ce fut, cela disparaissait ensuite dans les herbes environnantes. Dague sortie, le voleur se pencha un peu en avant, retirant son bras de mon dos.
Je serrai mon grimoire, sentant mon corps trembler. La peur naissante était liée à l'inconnu. Si j'avais su ce qu'il se passait, j'aurais pu réagir en conséquence.
Nahöriel me tourna le dos, s'orientant sur sa gauche. Alors qu'il était tourné de ce côté, mon regard décela un mouvement vif. Ma voix n'eut pas le temps de sortir qu'une étrange boule hérissée venait percuter violemment la cape du voleur, à hauteur de sa hanche. Celui-ci, à l'instant même où il perdit son appui, fut victime d'une autre boule piquante visant l'épaule. Un grondement lui échappa alors qu'il abaissait sa dague, frappant le vide. Une douleur soudaine enflamma mon épaule droite. Je pris conscience que je venais aussi d'être frappée, réveillant la peine de mes cicatrices.
Je me retournai juste à temps pour voir la créature au sol. Une vingtaine de centimètres, grisée, recouverte de petits piquants. Un museau fin et pointu mais surtout deux yeux ronds et noirs braqués sur moi. Je la vis se reculer mais pas pour fuir. Penchée, les pattes griffues raclèrent le sol avant qu'elle se ne jette sur moi. Enroulée sur elle-même, tous pics dehors, elle me frappa. Fort heureusement, son coup fut amorti par le grimoire. L'animal se réfugia à couvert d'une plante épineuse. Immédiatement après l'assaut, le semi-elfe colla son dos au mien.
"
Rana ! Quelles saletés !"
"
Qu'est-ce ?"
"
Hérissons. Hostiles et attaquant en... A terre !"
Luttant contre mon instinct, je pliai mes membres inférieurs, sentant le déplacement d'air non loin. Un bruit de tissu me parvint et je tournai la tête vers Nahoriel. Un genou à terre, il serrait fortement quelque chose contre sa cape. L'un des animaux avait raté son saut et s'était retrouvé coincé contre l'intérieur du vêtement. Sans aucune pitié, le voleur changea l'angle de sa dague et abattit celle-ci sur la bête. Une giclée de sang atterrit sur la voie, éclaboussant au passage le visage à cicatrice, lorsque l'arme fut brutalement retirée du corps chaud et immobile. Les herbes proches demeurèrent un court instant silencieuses, nous laissant le temps de nous relever.
L'atmosphère figée aurait pu paraître calme sans le commentaire
peu rassurant que s'empressa de faire Nahöriel.
"
Ils sont toujours là. Ils n'abandonnent jamais."
"
Combien sont-ils ?"
Je crus entendre une esquisse de sourire dans son intonation.
"
Un d'moins, c'est sûr."
Je trouvais son trait d'humour un peu déplacé avant de me rendre compte qu'il tremblait légèrement contre mon dos. Peut-être avait-il peur autant que moi malgré ses airs courageux. J'ignorai si les créatures qui nous observaient, tapies dans les végétaux, avaient la moindre idée de ce qu'il avait dit. J'en fus presque convaincue quand trois boules épineuses jaillirent de concert de leur abri. Deux d'entre elles se ruèrent avec force contre le voleur. La dernière fit une chose étrange. D'abord elle bondit vers Nahöriel puis elle changea de direction, nous obligeant à nous séparer. Pour l'éviter, je fus même obligée de reculer sur plusieurs pas.
Le hérisson roula dans les airs, venant percuter mon grimoire une nouvelle fois. La force du coup fut suffisante pour me faire chuter en arrière, renvoyant mon assaillant par la même occasion. De nouveau au sol, elle poussa comme un cri de défi à mon intention. N'ayant pas d'arme, je ne pouvais que me fier à ma magie pour espérer me défaire de cette créature. Tout en la gardant dans mon champ de vision, je me relevai aussi vite que possible. Serrant mon grimoire de mon bras gauche, je me concentrai, ramenant mes fluides d'eau dans ma paume, la tendant avec menace. Mal m'en prit car au moment où je fis émerger mes longs doigts végétaux de ma cape, le hérisson les prit pour cible. Je l'esquivai de justesse mais perdis du même coup ma concentration fluidique.
La crainte qui m'étreignait céda peu à peu la place à de la frustration. Le phénomène se réitéra lorsque la bête m'obligea une nouvelle fois à m'interrompre pour ne pas recevoir le choc de plein fouet. Après son saut, elle roula un instant et se réfugia dans la végétation. Ma sève pulsait si fortement que mes tympans étaient comme emplis d'une matière cotonneuse. Je profitai de ce court moment pour jeter un regard au semi-elfe.
Il était en mauvaise posture. Les deux bêtes qui l'avaient pris pour cible alternaient leur saut de sorte que, lorsqu'il s'apprêtait à en frapper une, la deuxième le déstabilisait en l'obligeant à esquiver ou parvenait à frapper son bras armé. Malgré le choc, sa main restait serrée sur le pommeau de l'objet tranchant sans ciller. Il tenait encore debout et luttait avec vaillance, jurant alternativement entre Rana et Moura à chaque frappe manquée. Sans aucune raison apparente, les mots de la vieille Nanny me revinrent. "Jeune pousse inutile, encombrante et dépendante". Une étrange amertume me submergea. Je refusai de me croire victime d'une telle faiblesse. J'avais des fluides magiques et si une situation pareille n'était pas urgente, aucune ne le serait.
Lorsque la bête reparut, j'étais bien décidée à ne pas me laisser faire. Pour le bien du voleur, je devais faire vite.
Une nouvelle fois, j'esquivai son assaut de justesse, entendant les pics frôler le tissu de ma cape. Je déglutis d'un coup, percevant la sécheresse de ma bouche par laquelle je respirait depuis le début de l'assaut. Cette attaque me convainquit que je n'aurais jamais le temps de concentrer mes fluides et surtout de les matérialiser sans qu'elle réagisse. M'attaquer aux hérissons s'en prenant à Nahöriel ? Trop dangereux. Je risquais de blesser le semi-elfe en agissant ainsi voire de le gêner dans ses mouvements. Ce court temps de réflexion fut suffisant pour que je sois victime d'une nouvelle attaque bondissante. Le choc fut brutal, tamponnant lourdement mon torse. Sous la cape dégagée par le mouvement de mon bras, je sentis quelques pics tirer des fils du drapé usé, malmenant l'attache tordue au passage. Le souffle un instant coupé, je vis la bête se reculer une nouvelle fois.
(
Trop rapide. Je dois... La ralentir. L'immobiliser. L'entraver... )
D'un geste aussi rapide que possible, je détachai mon drapé sous la cape, cachant au mieux ce que je faisais aux yeux noirs de la créature.
(
Comment faire ? Lui jeter dessus ? Non, elle esquiverait. Attendre son prochain saut ? Trop aléatoire pour savoir comment me préparer. Je dois la piéger... )
Une idée me vint et, coinçant le tissu entre mon grimoire et moi, je manipulai mes fluides, ne faisant émerger ma main qu'au dernier moment. Mes doigts étaient à peine visibles que le hérisson bondit dans leur direction, m'obligeant à prestement rabattre mon membre et faire un pas de côté. La pression gagna un cran lorsque j'aperçus le semi-elfe mettre un genou à terre suite à un coup bien placé. Il lança un juron monumental avant de lacérer l'air de sa dague. Je l'entendis plus que je ne le vis bondir sur ses pieds et se ruer vers l'un de ses assaillants.
Agrippant le drapé, j'imitai ma gestuelle de manipulation du fluide d'eau, me préparant à piéger l'animal. Cette fois-ci, le hérisson bondit alors que seul le dessus de ma main était visible. Roulant sur lui-même, l'agresseur à piquants s'empêtra malgré lui dans le tissu, tirant sur des fibres qui hurlèrent leur peine. Je lâchai immédiatement le vêtement qui tomba lourdement sur le sol. La créature, coincée dans les fibres comme dans un filet, se débattait.
J'en profitai.
Concentrant mes fluides d'eau, je les poussai violemment dans mon bras droit. Faisant un pas en arrière, je projetai ensuite un jet d'eau sous pression contre la bête. J'avais beau y mettre toutes mes forces, j'avais l'impression que mon fluide magique avait faibli. Le flot fit reculer le petit tas, le plaquant contre la pente rêche. Un bref cri de l'animal fut rapidement noyé sous l'élément liquide. Je voulais arrêter, ne pas prendre sa vie mais un grondement du voleur suite à un impact chassa cette pensée. Sur le coup, ma culpabilité subit le même sort que le hérisson. Je ne cessai la matérialisation du flot que lorsque les pattes du hérisson cessèrent de remuer sous le tissu.
Venant de derrière moi, un bruit horrible et gluant me parvint. Sur le qui-vive, je me retournai, la main menaçante. Nahöriel était parvenu à piéger d'un des hérissons entre son torse et son bras gauche, payant pour cela de sa personne. Son avant-bras était en sang et sa tunique griffée sur plusieurs centimètres. Son attaquant à sa merci, sa lame avait alors plongé directement dans la petite dépression creusée dans la boule hérissée par le museau de l'animal. Je le vis jeter avec force le corps sanguinolent contre la pente et se redresser péniblement alors que le dernier des assaillants visible allait se réfugier dans les épines proches. Tout en gardant les yeux braqués dans la direction prise par la bête, je me postai entre elle et le semi-elfe. Je me savais plus fragile que le semi-elfe mais au moins ma présence faisant barrage pourrait lui faire gagner un court instant de sécurité.
Manipulant mes fluides sans pour autant les pousser dans un bras où l'autre, j'appelai avec inquiétude le semi-elfe dans mon dos.
"
Nahöriel ?"
"
Ca va. C'est rien qu'des égratignures. "
"
Le dernier nous observe."
"
Faut s'en débarrasser. Tant qu'ça vit ces bêtes-là, ça continue d'attaquer. C'est plus borné qu'un garzok en mal de bagarre."
J'acquiesçai brièvement, à l'affut du moindre mouvement ou bruit susceptible de trahir la position de la bête. Je changeai mon grimoire de bras, étendant le gauche en protection du semi-elfe. Respirant lentement, je focalisai toute mon attention sur les fleurs rigides ou plutôt juste en-dessous. Je ne distinguai rien. Impossible de le localiser dans l'immédiat. Le souffle du voleur, ponctué de sons de gorge traduisant sa peine, suivait le même rythme que ma sève.
Sa voix s'éleva.
"
Il est là. Juste en face. Deuxième plante rouge à gauche."
Suivant les indications du jeune combattant, j'obligeai mon regard à se focaliser sur l'endroit. Bientôt, je repérai un détail. Quelque chose de sombre luisait un peu sous certaines plantes. Par moment, l'éclat disparaissait puis revenait aussitôt. Etait-ce le regard de cet être ? Attendait-il une opportunité pour frapper ? C'était fort probable, surtout s'ils ne cessaient jamais leurs assauts comme l'avait évoqué Nahöriel.
Rivant mon regard dans les fourrés, j'étais persuadée de voir l'animal. Manipulant mes fluides, je ne perdis plus un instant et, tendant l'index gauche, je projetai une giclée d'acide. Tout d'abord, je n'entendis rien, même si le regard noir avait disparu. D'un coup, un sifflement ou plutôt un cri presque humanoïde émergea des fourrés. Malgré son état, le voleur rallia l'origine du cri, écartant de son bras déjà blessé le feuillage épais et épineux. L'éclat de la dague plongea directement vers la source du cri sans la moindre retenue. Un craquement sinistre s'ensuivit, talonné par un silence lourd de sens. Je le vis se redresser et agiter sa dague d'un geste méprisant, faisant tomber des gouttes de sang au sol.
Attentif, il tourna la tête d'un côté puis de l'autre. Son regard balaya l'étendue végétale, précédent la venue d'un souffle soulagé.
"
Y'a plus d'bestioles."
Malgré son intonation amusée, l'état de son bras m'indiquait qu'il n'y avait pas de quoi rire. Certes, c'était surtout de belles éraflures suffisamment profondes pour saigner mais si ces bêtes étaient sales, et vu la quantité de poussière soulevée elles l'étaient, les plaies risquaient de vite s'infecter. Je détournai les yeux de lui et allai récupérer mon drapé trempé. Je pus sentir un dégoût marquer mes traits alors que le cadavre du hérisson, gorgé d'eau, en tombait dans un bruit humide. Je n'avais pas à me sentir mal. Je n'avais fait que me défendre, quand bien même un certain vide et malaise auraient pu me persuader du contraire.
Tout en essorant le tissu, j'emboîtai le pas au semi-elfe qui venait de se remettre en route. Rapidement, je nouai le vêtement imbibé de liquide à l'une des boucles de ma sacoche, accrochant l'attache tordue au rabat du contenant.
Le semi-elfe souriait bizarrement, allongeant la foulée. Il semblait hésiter à poser la main contre le sang rouge glissant contre sa peau. Sa voix comportait comme de l'amusement.
"
J'espère que Myrielle va bien. La pauvre Alna... La façon dont t'as débusqué l'dernier, c'était très malin ! T'aurais même pas eu b'soin d'moi pour finir la besogne."
Il parlait vite, comme pour meubler le silence. Plus intriguant encore, il évitait de me regarder même en parlant de moi. J'avais beau ne pas vouloir m'appesantir sur ce fait, il n'empêchait que le voleur avait un comportement étrange. Malgré moi, je sentais poindre de l'inquiétude. Je me risquai à l'interrompre.
"
Nahöriel ?"
"
J'aurais pas aimé être à la place de ce hérisson. Quoique j'l'ai d'jà été ! Haha !"
"
Nahöriel..."
"
J'me d'mande c'qu'il leur passe par la tête à ces..."
"
Nahöriel !"
Agacée, j'agrippai sa cape et tirai dessus. Il s'arrêta et resta immobile à regarder par terre. Gardant le tissu en main, je fis un pas de plus, arrivant à sa hauteur. Je l'avais senti trembler et entendu jurer sous les impacts, quand bien même il s'était vaillamment défendu. Je n'étais pas dupe. Il était vrai que je ne le connaissais pas depuis bien longtemps, que je ne m'étais pas véritablement intéressée à lui, principalement parce que nos routes allaient se séparer. Pourtant, derrière cette attitude un brin désinvolte, j'avais la certitude qu'il avait aussi été secoué.
Je plissai les yeux et, relevant le grimoire, j'appuyai mon index contre mon torse meurtri.
"
Moi aussi j'ai eu peur."
Il braqua son visage dans ma direction, rivant son regard au mien.
"
Mais ? Mais non ! Pou... Pourquoi tu crois qu'j'ai..."
Ses yeux sombres semblant receler de la surprise, j'eus finalement un doute. Peut-être que j'avais mal analysé la situation et qu'il avait tremblé d'anticipation et non de peur. Il m'arrivait aussi de commettre des erreurs et peut-être en était-ce une. Je délaissai sa cape, ramenant mon bras à l'abri sous la mienne. Il soutint mon regard un moment puis s'en détourna. Après avoir enfin rengainé sa dague, il appliqua sa main libre contre son visage, frottant les traces de sang animal. D'un coup, il serra les dents, plaquant son poing contre son nez. Il y avait quelque chose de touchant dans son attitude mais qui me mettait également un peu mal à l'aise. Comment étais-je censée réagir dans un tel cas ? Je m'en voulus un instant. Il devait avoir été en train de combattre sa crainte et je n'avais fait que la raviver.
Gênée, je reportai mon attention sur son bras blessé. Je ne pouvais pas laisser cette blessure dans cet état, d'autant que je commençais à voir un bleu se former sur la peau. Rangeant momentanément mon ouvrage dans ma sacoche, je déroulai mes doigts et vins enserrer sans forcer le poignet du jeune semi-elfe. Il ne résista pas mais grimaça légèrement lorsque l'eau claire que je matérialisai nettoya sa peau meurtrie. Je sentis son regard sur moi et pris la parole.
"
Aurais-tu de quoi bander ces petites plaies ?"
"
Non. Myrielle peut-être... Faut vite la rejoindre."
J'émis un souffle lent puis relâchait son poignet. Je me sentais vidée, comme si j'avais employé toute mon énergie intérieure trop rapidement. La sensation était étrange et désagréable. Je me sentais encore plus vulnérable qu'en temps normal. Pourtant, en voyant le liquide carmin perler de nouveau, je n'eus pas la patience d'attendre que l'on rejoigne l'humaine. Relevant ma cape, je détachai rapidement la bretelle en tissu clair reliée à celle de mon buste.
La voix surprise du voleur m'interpella.
"
Que fais-tu ?"
"
J'improvise."
Sur ce, j'inspectai le tissu pour m'assurer de sa propreté et l'enroulai autour de son avant-bras meurtri. Dès que j'eus achevé ma besogne, je me remis en route, détournant les yeux d'un cadavre de hérisson proche. Nahöriel me rejoignit rapidement et conserva un moment une attitude étrange. Il gardait la main au-dessus du pansement improvisé, comme s'il craignait d'y toucher et qu'en parallèle il le fascinait. Une fois de plus, il agissait d'une façon surprenant et totalement indéchiffrable. Pour moi en tous cas. Maintenant que le calme était revenu, mon corps se manifesta par de la douleur faible en divers endroits.
Après un virage contournant la pente, la charrette entra enfin dans notre champ de vision. Myrielle était perchée sur le dos de la jument, penchée en avant. Ses mains recouvraient apparemment les oeillères. Lorsque notre duo parvint enfin à sa rencontre, elle descendit de sa monture d'un geste souple et courut vers nous. Sa tenue était poussiéreuse et quelque peu abimée sur le côté, comme si elle avait chu contre ce sol rigide.
Avant même que nous n'ayons eu le temps de dire un mot, elle nous serra en même temps contre elle. Sa voix était entre les pleurs et la colère.
"
Pardon ! J'aurais voulu vous aider mais Alna a eu si peur qu'elle m'a entrainé avec elle. J'ai mal partout mais vous aussi, pas vrai ? Viles bestioles ! comme je souhaiterai que les marchands ordonnent l'éradication de ce fléau ! Mais non, bien sûr ! Trop occupés à se remplir la panse et les poches ! Mais qu'est-ce que je raconte ! On s'en fiche d'eux ! Ce qui compte c'est vous ! Et vous êtes en un seul morceau ! Je suis si contente ! S'il vous était arrivé malheur, je m'en serai voulue à mort !"
"
..."
"
..."
"
Oui, je sais, le choix de mots aurait pu être meilleur.Je jetai un coup d'oeil au semi-elfe qui me le rendit. Une esquisse de sourire se glissa sur ses lèvres et un souffle soulagé lui échappa quand elle daigna enfin nous lâcher. Vivement, je repris mon grimoire en main. Lentement, nous nous remettions en route. Malgré la mauvaise rencontre, aucune grosse blessure n'était à déplorer, nous permettant de poursuivre droit devant.
Il n'empêchait, même si je savais que prendre la route n'était pas sans danger, jamais je n'aurais cru pouvoir subir l'assaut d'animaux acrobates. Etrangement, je comprenais un peu mieux les paroles de Nahöriel à l'auberge.
(
Une belle cicatrice pour une leçon bien retenue. Leçon du jour, même si un danger n'est pas visible, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas. )
Et tout en continuant sur la voie cabossée, l'humaine avait repris son flot de paroles, écoutée par un Nahöriel blessé et ignorée par mes soins. Enfin, presque.
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Route entre Tulorim et Yarthiss -Fin du voyage-