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Boutique BricobracPas après pas, je pouvais sentir l'eau restant à la surface du dallage imprégner les bandages de mes pieds. Le sol était frais mais c'était surtout les rafales régulières de vent qui étaient les plus gênantes. Levant la main gauche, je retenais difficilement quelques mèches végétales qui venaient me cacher la vue. Il faisait encore assez sombre à cause des nuages se baladant au-dessus de nos têtes mais la visibilité était suffisante pour progresser sans risquer de se prendre les orteils dans les pavés. Faisant appel à mes souvenirs, je visualisai la sortie à emprunter pour voyager vers Tulorim, au nord-ouest de la ville, après un pont près du château. Je repérai la haute bâtisse sans difficulté et me dirigeais vers le pont quand une brutale rafale fraîche projeta une partie de ma crinière végétale par-dessus ma tête. Passant ma main libre en arrière, j'entendis bientôt l'ébauche d'un juron.
Je m'arrêtai, me tournant vers le semi-elfe qui me suivait à moins d'un pas en arrière. Il manqua d'ailleurs de peu me percuter.
"
Par les écailles de..."
La bourrasque lui avait violemment rabattu la capuche sur le crâne mais en la bloquant contre ses oreilles pointues, de sorte que seul le haut de ses yeux était masqué. La soudaine vision me tira un souffle amusé tandis que je me débattais avec mes propres mèches. Plaquant finalement mes longs doigts végétaux contre ma tempe pour dompter cette chevelure végétale, je repris mon avancée, talonnée par un Nahöriel finalement décidé à remettre sa capuche. Même s'il était vif, l'air portait une douce odeur de terre humide que je trouvais particulièrement agréable. Maintenant que j'y songeais, j'espérais que la route n'avait pas été victime des flots de Moura sur toute sa longueur, sans quoi il serait difficile d'allumer un foyer pour la nuit. D'ailleurs, il nous faudrait du petit bois rien que pour l'entretenir. Y en aurait-il sur le chemin ? Et si lui aussi était humide ? La plaine serait-elle venteuse ?
Je secouai un instant la tête. Je n'avais pas encore quitté la ville que je me faisais déjà du souci, accumulant un bon nombre de questions sans pouvoir y apporter de réponses. Lors d'une accalmie, je jetai un coup d'oeil à ma gauche puis à ma droite, surprise de ne pas voir le voleur à mes côtés. Dubitative, je me tournai un peu et le découvris dans mon dos, presque dans mon ombre. Avec le bruit du vent et le mouvement gênant de mes mèches, je n'avais pas vraiment remarqué sa présence. A mon mouvement, il s'arrêta, me lançant un regard curieux.
"
Un souci ?"
Je fronçai légèrement le nez. Etre suivie ainsi ne me plaisait pas du tout. Cela me rappelait trop sa tentative ratée de vol et me mettait mal à l'aise. Je devais le lui faire comprendre mais les regards des quelques passants firent ressurgir une timidité telle que mes mots restèrent bloqués dans ma gorge. Agacée par mon attitude, j'émis un petit claquement de langue avant de faire un signe de tête négatif et de reprendre la marche. Ce n'était pourtant pas compliqué à dire. Après tout, je lui avais fait comprendre de pires choses à l'auberge mais le fait d'être là, à la vue de tous, m'empêchait simplement d'exprimer librement ma pensée. C'était une forme de lâcheté contre laquelle je devais m'exercer à lutter.
Arrivée à la porte, je sentis un frôlement près de mon épaule. Encore une fois, j'eus le réflexe de relever la main, ratant de peu celle de Nahöriel. Le marron de ses yeux, parfaitement visible, se riva à mes miroirs clairs. Il poussa un soupir puis fit un pas de plus, parvenant à ma hauteur.
"
J'm'en doutais. T'es pas tranquille, hein ?"
Je ne lui répondis pas, me contentant de claquer légèrement de la langue et de détourner le regard un bon moment avant de renouer le contact visuel. Comment voulait-il que je le sois ? J'ignorais comment lui pouvait arriver à s'adapter aussi vite à une situation aussi inhabituelle. Moi, je n'y arrivais pas. En tous cas, pas au même rythme. Ce que je savais c'était qu'il m'était pour le moment impossible de le laisser me toucher sans que ce geste ait été initié par mes soins.
L'expression du semi-elfe se ferma un peu puis se tendit légèrement. Croisant les bras, il éleva finalement sa main gauche sur le côté.
"
Ecoute. C'est juste que... J'voulais pas t'déranger. J'sais que c'est pas facile pour toi alors j'ai pensé qu'en restant hors de ta vue..."
Il s'effleura un instant la cicatrice de la pommette droite du pouce, détournant le regard. Je haussai les sourcils, quelque peu intriguée. Peut-être me trompais-je mais j'avais la sensation qu'il avait tenté de faire preuve de considération. Il avait raison au sujet de sa présence mais ne pas l'avoir sous les yeux était pire. Je poussai un léger souffle, preuve d'un petit relâchement. Décidément, ce voleur ne cessait pas de m'étonner tant sa personnalité était difficile à appréhender. Malgré moi, une esquisse de sourire étira mes lèvres sombres alors que le semi-elfe passait d'un pied sur l'autre, comme tiraillé entre son envie de s'expliquer et sa difficulté à trouver ses mots.
Prenant sur moi, je levai ma main gauche, déroulant mes doigts à la verticale entre lui et moi, lui intimant l'ordre de se taire. Levant le nez vers son visage sous capuche, je mis fin à sa gêne, ramenant mon poing sous ma cape.
"
J'ai compris. C'était une bonne initiative."
Un souffle passa entre les lèvres de Nahöriel alors que toute sa personne semblait se détendre. Etant enfin sur ma lancée, j'en profitai pour lui faire indirectement part de mon malaise.
"
Mais mettez-vous à ma place... Vous trouveriez cela agréable, vous ?"
"
... J'imagine que non."
"
Bien. Dans ce cas, marchez plutôt devant ou à côté de moi, cela m'évitera de vous écorcher la main à l'avenir."
A cela, j'esquissai brièvement un petit sourire. Le voleur me fixa un instant, comme essayant de comprendre ce que je venais de lui dire. Son air surpris s'adoucit et il fit un vif signe de tête affirmatif avant de se tourner vers la sortie de la ville où quelques gardes se tenaient à leur poste. Pensant qu'il allait prendre les devants, je fus doublement surprise. Non seulement il m'attendit, mais en plus il ajusta ses pas aux miens, de sorte que notre rythme de marche était à peu près égal.
Bientôt, les portes franchies, le dallage laissa place à un chemin un peu boueux au milieu duquel de belles pierres plates affleuraient. Bientôt, j'aperçus un peu plus loin sur cette voie une petite charrette à deux essieux, formant un angle étrange avec la voie, qui me parut lourdement chargée. Elle était penchée, le fond touchant presque le sol, la roue droite semblant s'être enfoncée dans la boue. Quelques pas plus tard, je confirmai ma première idée en voyant, dépassant d'une toile rigide, quelques pieds de chaise et des coins de meuble. A l'avant, un équidé tacheté de gris et aux crins noirs, les yeux masqués sur les côtés par des oeillères, restait immobile, sabots dans la boue. Le harnachement qui le retenait au véhicule semblant avoir pivoté sur lui-même, expliquant pourquoi l'animal n'avait pas suivi la charrette dans cette étrange position. Une personne tentait de le faire réagir, tirant vivement sur le licol de la bête à l'aide d'ordres grommelés. Alors que j'arrivais à sa hauteur, je m'aperçus qu'il s'agissait d'une jeune humaine d'au moins deux têtes de plus que moi.
Elle portait de long cheveux d'une teinte auburn, coiffés en un chignon autour duquel deux tresses s'enroulaient puis pendaient jusqu'à sa nuque. Ses yeux, quelque peu en amande, étaient d'un vert pâle, surplombant sur sa pommette gauche un petit grain de beauté. Ils illuminaient un visage long à peau légèrement bronzée où des lèvres un peu gercées laissaient passer un souffle agacé. Elle était vêtue d'une tunique rigide en cuir étrangement clair, à manches longues retenues par un fil blanc crème bien visible et qui masquait un peu ses formes. Elle tombait sur un pantalon de toile d'une facture similaire et des chausses difficilement visibles sous la couche de terre. Enfin, détail qui finit par me sauter aux yeux, elle portait ostensiblement un fourreau sombre de belle taille, abritant sans doute une épée longue au pommeau finement ciselé, retenu à sa ceinture.
"
Eh ! Au lieu de la regarder, cette belle demoiselle en détresse, ça vous viendrait pas à l'esprit de l'aider ?"
J'écarquillai les yeux, me rendant finalement compte que cette voix assurée destinait la pique à Nahöriel. Ce dernier sursauta avant de s'avancer, ce que je fis également.
"
Alna n'en fait qu'à sa tête depuis qu'on est sorties de la ville."
"
Alna ?"
"
La jument. Mais c'est un diminutif. Mon cousin, son propriétaire, l'a baptisée Résidu d'Alnathéa fermenté dans du limon d'argent crépusculaire."
"
..."
"
..."
"
Je ne vous le fait pas dire. Même moi je ne sais pas ce qu'il a bien pu boire avant de choisir ce nom. A moins qu'il n'ait justement vu ces satanées plantes de trop près. Mais qu'importe ! Alors, vous m'aidez, oui ?"
Reculant d'un pas, j'observai le semi-elfe se poster à l'arrière de la charrette, suivant les directives de la jeune femme. J'espérais que l'exercice n'allait pas demander trop de force, sinon la plaie du voleur risquait fort de se rappeler à son bon souvenir. Je n'étais pas spécialement inquiète pour lui mais une blessure à soigner encore une fois pouvait nous ralentir et risquer, à terme, de nous faire rater la troupe. Du moins, si le semi-elfe ne m'avait pas menti à ce sujet.
Mes yeux clairs se rivèrent à l'essieu embourbé tandis que la jument finissait enfin, après un hennissement désapprobateur, par vouloir se mouvoir. Il devait y avoir un trou assez profond car l'essieu bougea à peine quand l'équidé s'avança. Je plissai les yeux, curieuse de savoir quelle taille faisait ce creux, rempli d'une substance davantage semblable à de la mélasse qu'à de la boue. Jetant un oeil alentour, je repérai puis me saisis d'une branche relativement droite que j'utilisai à des fins de mesure. D'après ce que j'en conclus, l'essieu ne devait pas toucher le fond du creux, expliquant pourquoi il était si difficile de l'en sortir. Comment cette personne avait-elle fait pour ne pas remarquer ce piège dans la voie ?
Je regardai rapidement la jeune humaine, prenant mon courage à deux mains pour faire entendre ma voix.
"
L'essieu... L'essieu ne touche pas le fond. Il faudrait sans doute..."
Nahöriel, venant jeter un coup d'oeil, acheva ma phrase à ma place. D'un côté, j'étais soulagée qu'il le fasse, de l'autre, cela m'agaçait. Il fallait vraiment que je m'exerce pour me défaire de cette maudite timidité.
"
Un appui. Il faudrait une planche ou un objet solide."
"
Ah ? Bonne idée. J'en ai dans la charrette. Eh, l'arbre mouvant ! Viens tenir Alna le temps que je m'en occupe."
Pourquoi à chaque fois que je rencontrais quelqu'un fallait-il que je me fasse interpeller aussi familièrement et par ma nature ? Cela pouvait être particulièrement dévalorisant mais maintenant que j'y repensais, je comprenais mieux pourquoi Nahöriel s'offusquait dès que je le qualifiai d'elfe même s'il n'en était que la moitié d'un. Chassant cette pensée, je vins prendre la place de l'humaine, m'assurant toutefois de rester en dehors du champ de vision de la jument. Ce n'était pas que j'en avais peur mais le dernier équidé que j'avais côtoyé avait failli festoyer sur une de mes mèches, me rendant quelque peu méfiante à leur égard.
Tout en tapotant un peu faiblement l'encolure de l'animal, j'observai le duo au travail. Prenant appui contre le véhicule, la jeune femme tentait d'élever l'essieu, ce qui permettrait au voleur de glisser en dessous la lourde planche de bois. Je retins mon commentaire, pensant qu'il aurait été plus facile pour procéder de cette façon si la charrette avait été préalablement vidée de son contenu. C'était sans compter la force physique que l'humaine cachait sous ses airs fins. J'avais sous-estimé sa vitalité et l'énergie présente dans sa musculature masquée. Entre deux souffles d'efforts, elle me lança un ordre clair.
"
Vas-y ! Fais-la avancer !"
Tirant sur le licol de la bête, je reculai à mesure qu'elle posait un sabot après l'autre, usant de sa vigueur animale pour extraire la charrette du bourbier. Faisant encore quelques pas, je vis le duo se faire légèrement éclabousser de terre fluide mais ne pas en faire grand cas. Avec un sourire épanoui, la jeune femme se passa un revers de main sur le front.
"
Fiouu ! Merci pour le coup de main. D'habitude, j'ai mon cher cousin pour m'aider mais ce pauvre petit a fêté ses retrouvailles avec sa belle fiancée et un peu trop d'alcool. Enfin, pas besoin de vous faire un dessin, pas vrai ? On se rencontre chez un ami commun, on se dévore des yeux puis on vient se parler. Ensuite, on se balade tranquillement en discutant de tout et de rien, on sauve sa moitié d'un chien joueur et voilà, le tour est joué ! Ah mais, pour préciser un peu les choses, la moitié c'était mon cousin, hein ? Pas sa fiancée parce que c'est elle qui a fait fuir le chien. Ce pauvre cousin en a une peur bleue. Je me demande bien d'où cela vient cette peur. Après tout, celui de notre voisin était adorable... Mais je parle, je parle, je vous ai remercié au moins ?"
J'acquiesçai, soufflée par le débit de paroles qui pouvait sortir d'un gosier humain. Déjà que je trouvais Nahöriel plutôt bavard, là, c'était à un niveau bien supérieur. Elle n'avait pas l'air de se méfier du tout, nous faisant part de la vie de sa famille sans même nous connaître. J'en arrivais presque à plaindre ce cousin absent sur le dos duquel la jeune femme se défoulait.
Même s'il était discret, le semi-elfe était plus à l'aise que moi avec les mots et il ne se priva pas pour me le rappeler involontairement.
"
Oui, pas de problème ! Mais c'est un sacré chargement ça. Vous allez loin ?"
"
Jusqu'à Tulorim. C'est que mon cher père voulait des meubles bien précis, faits par une jolie petite artisane de Yarthiss ! Oh et surtout ne pas les ramener par la mer parce que l'air salé risquait d'abimer les reliefs. Et pas trop vite non plus, cela pourrait déformer le bois à cause d'une mauvaise pierre... D'ailleurs, soyez gentils et gardez l'incident boueux pour vous, hum ? Et pour finir, me voilà, les pieds dans la boue avec cette Alna obstinée pour seule compagne pour discuter. Et vous ?"
(
Comment fait-elle pour savoir quand reprendre son souffle ? )
"
Nous aussi. J'dois y... Retrouver de la famille. Et surtout, j'y escorte cette personne."
"
Quelle coïncidence ! Dites, cela vous intéresserait de voyager avec moi ? Je ne vous paierai pas, hein ? Mais je partagerai un feu et des vivres avec vous en échange de votre compagnie. "
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Oh ? )
"
Ca m'parait honnête et j'dois dire qu'ça tombe bien, j'suis pas sûr que j'aurais eu assez pour tenir jusque-là."
(
Ah... Et vous me l'avez dit quand, cela... )
"
Parfait ! Je m'appelle Myrielle, ravie de vous connaître tous les deux."
"
Je suis Nahöriel et voici Mythanorië."
"
Nahö et Mymy ? Ah non, ça ne marchera pas, Mymy c'est moi. Mytha alors ? C'est magnifique ! Jolis noms que vous avez là. Ah, cela me rappelle cette soirée où... Mais je vous le raconterai en chemin, cela nous fera un sujet de conversation ! Bon, eh bien en route !"
(
... "Mytha" ?)
Myrielle se mit à siffloter joyeusement, reprenant la route en entraînant la jument dans son sillage. Nahöriel, marchant d'abord à ses côtés, finit par se tourner vers moi. Durant l'échange, je n'avais rien pu dire et rien pu faire, pratiquement noyée sous le flot de paroles. Je devais avoir une expression étrange car le semi-elfe, rabaissant sa capuche dans son dos, me lança un regard interrogateur, presque inquiet. Levant en biais mon regard vers lui, je poussai un soupir avant d'allonger le pas pour rattraper la charrette, resserrant le grimoire contre moi. Certes, avoir de la compagnie sur la route pouvait être une bonne chose, et mieux encore si elle pouvait nous aider à économiser nos ressources.
Tout en avançant, le voleur à mes côtés, j'essayai de chasser les pensées négatives qui affluaient. Même si j'étais d'accord sur le principe et que je n'avais aucune objection à formuler, sauf peut-être pour cette histoire de surnom, j'aurais tout de même bien apprécié qu'on me demande mon avis.
(
... Fichue timidité. )
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Route entre Tulorim et Yarthiss[Fin du PROLOGUE]