=> La Forêt du SudOù étaient donc passées mes manières ? Non seulement j'avais perdu de vue les bûcherons mais en prime je ne les avais même pas remercié pour leur aide. Enfin, surtout le plus âgé parce que l'autre avec ses étranges questions... Un mince sourire naquit sur mes lèvres alors que je m'avançais sur le dallage de la rue principale de Yarthiss. Les humains que j'avais fréquenté jusque-là étaient plutôt du genre "rat de bibliothèque" et "je dois rester calme et me contrôler" qu'en proie à l'exubérance ou la confusion. Maintenant que j'y repensais, je me demandais bien qui pouvait être cette "LA" que le jeune humain semblait si désireux de voir. Je devais bien avouer qu'il y avait quelque chose de rafraichissant dans ce genre d'attitude.
Bientôt, je fus suffisamment loin dans les remparts pour prendre toute la mesure de
l'ambiance encore matinale de la ville. Un marché était installé de part et d'autre de la voie, sous forme de stands abrités de toile rude, parfois grisée. Ici, je pouvais voir un artisan vendant de petits objets de bois sculptés. En m'approchant un peu, j'y découvris des gobelets, de la vaisselle et des louches. Une petite humaine aux cheveux grisonnants parlait d'ailleurs avec le marchand tandis que, en proie à ma curiosité habituelle, je m'approchais de l'étalage. Le dos un peu courbé, un chignon soigné et une tunique couplée à une jupe longue me donnaient l'impression qu'il s'agissait d'une personne respectable.
"
Allons ! Il me manque juste deux yus pour te la prendre ! Tu ne peux pas simplement me faire une remise ?La petite femme s'appuyait sur une canne faisant la moitié de sa taille et finement sculptée. Cet objet me paraissait plutôt joli et en y jetant discrètement un oeil de plus près, j'y discernais des traces d'usures marquées. Cette canne venait de prendre un point de plus dans mon barême qualité. Non seulement elle avait une allure élégante mais en prime elle devait avoir bien des années. Tout en reportant mon attention sur les objets présentés, je restais à l'écoute.
"
Voyons ! Si je faisais cela dès qu'on me le demande, je finirais par vendre à perte ! Tu le sais bien !"
La surprise m'étreignit un instant et je levai les yeux vers le propriétaire de cette voix. Ou plutôt la propriétaire. Car oui, j'avais dans l'esprit qu'un artisan était souvent de genre masculin. Sauf que là, je me trompais, et lourdement en prime. La jeune femme devait faire à peu près ma taille. Ses longs cheveux bruns étaient retenus en queue-de-cheval au niveau de sa nuque et seules deux mèches rebelles venaient taquiner la peau claire de son front. Elle portait une tenue ample, masquée par un tablier apparemment en cuir. Mais ce qui me frappa le plus chez elle, c'était l'énergie dont elle faisait preuve, un dynamisme qui avait quelque chose de fascinant. Ce ne fut qu'à l'éclat de voix à côté de moi que je sortais de mes pensées, qui avaient du s'accompagner d'un regard un peu trop insistant, et que je reprenais l'inspection des objets.
"
Rha ! Moi qui croyais que tu pouvais me faire plaisir, ne serait-ce qu'une fois..."
Comment cette personne âgée avait-elle fait pour passer d'un visible agacement à une attitude proche des larmes en moins d'une minute ?
"
Oh mais... "
Une soudaine gêne me fit détourner les yeux. Ma gorge se serra, mes fluides internes ralentirent, comme s'ils se figeaient. Quelque chose me disait que je n'avais pas à laisser traîner mes oreilles dans cette conversation, impression qui se renforça quand la dame âgée se mit, me semblait-il, à se frotter les yeux en tremblotant.
"
Ne te mets pas dans un état pareil juste pour une louche... Nanny..."
La jeune femme poussa un soupir et contourna son étalage, allant sans doute enlacer la dame âgée, vu le bruit de tissu que je percevais. Tentant de duper ma curiosité, je m'obligeais à comparer les prix annoncés avec ma fortune actuelle. Plongeant mes doigts dans mon sac, j'en sortis la petite bourse de cuir humble qui contenait mes yus. Déroulant puis passant l'un de mes doigts dedans, je finis par rapidement la refermer. M'acheter ne serait-ce que l'un de ces gobelets revenait à me séparer d'une ressource loin d'être infinie. Un frisson parcourut soudainement ma nuque et je me retournai immédiatement. L'espace d'un instant, je crus percevoir deux yeux rivés sur moi comme le seraient ceux d'un charognard sur un cadavre. Pourtant, un clignement d'yeux plus tard, seuls des passants papillonnant aux étalages emplissaient mon champ de vision. Je repris mes occupations.
"
D'accord, tu me paieras plus tard. Ca te va ?Les sanglots se changèrent en un petit rire. Soudain, avec une vivacité à laquelle je ne m'attendais pas, l'humaine âgée referma avec poigne ses doigts sur le manche de l'objet et s'éloigna à pas rapides.
"
Héhé ! Merci ma petite Lyndha ! Promis, je te fais ta soupe de poisson ce soir !"
"
Qu'est-ce que ?! Oh ! L'espèce de camiü !En vain, je tentais de masquer un rire nasal sous mes longs doigts fins. Les apparences pouvaient décidément être trompeuses. Jamais je n'aurais songé un seul instant que cette dame pouvait bluffer. Mon rire mal dissimulé attira l'attention de la soit-disant Lyndha qui s'empressa de me gratifier d'un regard où j'avais l'impression de lire "pas la peine d'en rajouter". Ses yeux s'arrêtèrent un instant sur ma chevelure puis revinrent vers mon visage. Rien pourtant ne semblait m'indiquer un quelconque changement dans son attitude. Elle fixa ensuite mon drapé ou plus précisément l'attache qui maintenait ce dernier fermé.
"
Vous devriez en changer. A vue de nez, l'attache ne va pas tarder à casser."
"
Ah ? Eh bien... Merci du conseil."
D'autres personnes vinrent à l'étalage, auxquels je décidai de laisser ma place. L'ambiance de la voie principale s'était accrue, renforcée au point de commencer à me déstabiliser. La présence d'une telle foule, cet afflux de couleurs, de bruits et d'odeurs commençait à me monter à la tête. Ma main rugueuse vint lisser mon visage et ma tempe gauche tandis que je remontais mon vieux grimoire sous mon bras droit. Jetant un rapide coup d'oeil alentour, je décidai de bifurquer dans une ruelle annexe où toute cette tension serait sans doute moins palpable.
Mes pas m'entraînèrent dans une ruelle où les pavés se faisaient plus rares et où la boue, elle, reprenait ses droits. Bientôt, l'impression qu'on m'observait revint. Je ralentis mon avancée, en proie à
l'incertitude. Que faire ? Etait-on en train de me suivre ? Cela pouvait être un passant comme moi, ou juste un animal... Sauf que je n'entendais quasiment pas le bruit des pas dans la boue. Etait-ce juste un peu de méfiance mal placée qui me faisait imaginer des choses ? Non. Si ? Inspirant par le nez, je pris finalement une décision radicale.
Je me retournai.
"
Et m... !"
Un mouvement sombre entra dans mon champ de vision, plus bas que moi, alors qu'une sensation de frôlement me venait depuis ma hanche. Là où mon sac se trouvait ! Quelqu'un ! Quelqu'un sous une longue cape à capuche se trouvait à quelques centimètres de moi ! La désagréable surprise fut subitement supplantée par une sensation de
danger imminent. Un flash clair me parvint, fraction de visage capté par mes yeux alors qu'avant même de pouvoir réagir, un avant-bras renforcé d'un bracelet de cuir se plaquait en travers de ma poitrine avec violence. Une main gantée ajouta de la puissance au mouvement, orientant malgré moi l'axe de mon corps. L'assaillant venait de me repousser en arrière.
Je titubai, luttai pour conserver mon équilibre en tentant deux ou trois pas en arrière. Manque de chance, pas de mur pour me retenir. Il venait de me pousser dans un petit chemin sombre entre deux bâtiments. Le sol se dérobait sous mes pieds et le choc avec la terre semblait inévitable quand une brutale charge de mon agresseur me plaqua rudement contre une paroi de bois. J'entendis un craquement désagréable. La douleur s'insinua à l'arrière de ma tête. Etait-ce justement la paroi qui avait émit ce bruit ou moi ? Mes fluides internes se mirent à brusquement se mouvoir, augmentant encore la sensation de peine dans mon crâne. Ma vue se brouillait. Seule la voix de la personne, en un murmure calme, me parvenait. Douce mais froide et menaçante.
"
Un mot... Un souffle... Tu y passes..."
Ce ne fut qu'à ces mots que je me rendis compte de la présence de l'éclat d'une dague non loin de ma gorge. L'avant-bras en travers de mon buste, l'encapuchonné tenait son arme en biais, la pointe vers le sol. Son autre main tâtait mon corps de façon habile, rapide et efficace mais qui me causait une sensation d'intrusion. A ceci succéda l'inconfort. Comment aurais-je pu ne serait-ce que tolérer une main inconnue sur mon corps ? Lentement, j'inspirai par le nez, tentant de reprendre le contrôle de mes membres qui, jusque-là, tremblaient légèrement. Je digérais mal la surprise. Un nouveau choc moral me submergea quand la main qui me parcourait de façon si intrusive se mit à descendre mon bras droit, depuis l'épaule recouverte par le drapé jusqu'à mon coude. Je resserrai mon membre contre moi, sentant la couverture rigide du grimoire appuyer rudement contre mon torse. Je ne pouvais pas laisser cet être faire. Mais comment agir ?
Canalisant ma peur, je tentais de trouver son visage dans la masse sombre de son vêtement. Si je pouvais trouver un appui... Lui donner un visage... Si je pouvais savoir... Et je sus.
Le visage avait des traits fins et pourtant pas vraiment délicats, une peau claire, légèrement brunie par le soleil et surtout une cicatrice partant du dessus de la narine droite jusqu'au milieu de la pommette du même côté. Quelques mèches noires au reflet bleuté dépassaient de sa capuche. La personne était courbée. Impossible donc de savoir immédiatement son genre. Même sa voix n'était pas un indice clair à ce sujet. La seule chose qui me vint à l'esprit fut que cette personne n'avait pas l'air tout à fait humain.
"
Elfe ?"
Ce souffle s'était échappé de mes lèvres et je pensais sincèrement qu'il ou elle ne m'avait pas entendu. Un brutal mouvement de sa part me persuada du contraire. Son visage se leva d'un coup et ses yeux jusqu'à présent camouflés vinrent rencontrer les miens. Les siens étaient noirs avec un reflet marron. Je ne savais pas ce qu'il regardait mais son duo de miroirs semblait passer de l'un de mes yeux à l'autre et j'y décelai comme... De la curiosité ? Etait-ce parce que nos regards s'étaient croisés ? Toujours est-il que cette personne commença à se redresser, sans détacher son regard du mien. Et sa prise... Son avant-bras semblait d'un coup moins pressant...
C'était ma chance !
Rassemblant mon courage, tentant d'ignorer la sensation qui vrillait mon crâne, je saisis mon grimoire à deux mains et le levai d'un coup. Tournant la tête vers ma gauche, je repoussai sur le côté droit le bras armé. L'élan n'éloigna qu'un peu la dague qui parvint tout de même à m'infliger une lacération du bas du côté droit de ma gorge jusque sur l'emplacement de la clavicule. Mon corps entier tremblait, la douleur se faisait plus intense. L'angoisse m'étreignit une fraction de seconde.
(
Vite ! Vite ! Bouge de là !)
Lançant mon genou gauche droit devant moi, je contournais le bandit, la main gauche plaquée sur ma blessure. Le liquide tiède glissait entre mes doigts alors que j'atteignais la ruelle. Alors que j'étais à un pas de la sortie, une sensation d'étranglement me submergea. Mon drapé avait été saisi et resserré contre ma gorge, me tirant en arrière.
Ugh !Mon souffle fut coupé un instant. Avec toute la force qu'il me restait, j'arrachai l'attache déjà fatiguée de mon drapé en me penchant vers l'avant de toutes mes forces. Une fraction de seconde plus tard, la dague me lacéra en biais, de bas en haut, l'épaule droite mise à nue, là où se trouvait ma nuque l'instant précédent, tranchant quelques mèches végétales sur son chemin. Le coup me propulsa en avant et par un incroyable coup de chance, je parvins à rester debout.
(
Cours ! COURS !)
La peur m'étreignait. Je sentais son regard sur moi alors que je me dirigeais au hasard de la ruelle. Il ne masquait même plus sa course. A chacun de ses pas, la sensation du métal me lacérant me revenait. Sur mes talons ? Juste à côté ? Loin ? Bifurquant dans une autre ruelle, mes pieds firent résonner le ponton de bois. Je tendis l'oreille, la peur au ventre. Il allait déboucher derrière moi, je le savais !
Mais non.
Quelques secondes s'écoulèrent sans qu'il ne se montre. Mon fluide de vie glissait silencieusement le long de mon bras, manquant entacher mon grimoire. Reprenant un instant mon souffle, je finis par apercevoir une ombre devant moi. Avec la souplesse d'un félin, le bandit venait de sauter d'une poutrelle. Comment avait-il fait cela ?! Et d'où venait-il au juste ! Dague en main, il soufflait pourtant fort et ses cheveux lui collaient au visage. Il fit alors un geste auquel je ne m'attendais pas, il repoussa sa capuche. Ses oreilles un peu pointues confirmèrent en partie ma supposition. Sa voix froide me parvint.
"
Semi seulement."
Je gardai le silence, la main gauche plaquée sur ma plaie de clavicule, reculant de quelques pas.
"
Ca suffit. Les yus ou la vie. Simple, non ?"
J'observai son visage rapidement. Ses yeux... Froids mais pourtant ni cruels ni amer... A découvert... Non, je ne voulais pas agir de la sorte mais je n'avais visiblement pas le choix. Je reculais de quelques pas et lui s'avançait, la dague menaçante. Lorsqu'il fut entre moi et le ponton donnant sur le fleuve, j'agis. Tendant la main dans sa direction, serrant le grimoire contre moi, je lançai un sort dans sa direction.
(
Jet d'acide !)
Le malheureux n'aurait pas du abaisser sa capuche. Le jet d'un liquide d'une teinte claire et légèrement pourprée l'atteignit au visage, éclaboussant son oeil droit. Hébété un instant, le bandit se mit à grogner, tentant visiblement de résister à la douleur, frottant de son gant la surface de peau touchée. Je devais saisir ma chance. Mettant mon grimoire en bouclier, je rassemblais mes dernières forces et fonçai dans sa direction. Le choc fut brutal mais moins fort que je l'espérai. Fort heureusement, il suffit à déséquilibrer puis faire basculer le semi-elfe par-dessus le ponton. Au bord de ce dernier, mes genoux flanchèrent un instant et j'observai la surface du fleuve où avait disparu le bandit. Je retins mon souffle. Je ne souhaitais pas sa mort et espérais le revoir à la surface.
(
Oh Moura... Je t'en supplie...)
D'un coup, à une vingtaine de mètres, le visage semi elfique reparut. Le soulagement me submergea, d'autant que l'eau avait sans doute nettoyé l'acide. Nos regards se recroisèrent un instant avant que je ne m'oblige à me relever. Faire preuve de naïveté était un luxe que je ne pouvais pas me permettre. M'éloigner, oublier et guérir étaient mes principales priorités. Revenant sur mes pas, je retrouvais mon drapé et son attache que je n'avais pas cassé, juste retiré. Sauf qu'elle était un peu plus tordue maintenant.
Je retournai sur la voie principale, prenant la décision d'éviter les ruelles boueuses. Mes blessures me lançaient mais je doutais qu'elles soient réellement profondes. Il n'empêchait...
(
Bon sang ! Qu'est-ce qu'une dague peut faire mal !)
L'ambiance vibrante de la rue me submergea, de sorte que pas un de mes sons ne me fut même perceptible et ce, même quand un léger fluide émergea de mes paupières. Je devais avoir pris une poussière dans l'oeil.
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Dans les rues (suite)