Le point de rendez-vous n'était pas exactement aux portes de la cité, mais dans une ruelle toute proche. Cela permettait de pouvoir quitter la ville rapidement sans avoir à attendre sous le nez des gardes. Evelyn s'adossa à un mur et se laissa glisser au sol. L'adrénaline retombée, toute la fatigue et le stress accumulés ces trois derniers jours semblaient peser sur ses épaules, et elle ne souhaitait qu'une chose, en finir avec cette mission. Elle espérait que Silan ne tarderait pas.
Des bruits de pas lui firent lever la tête, puis se relever. Silan apparut au détour de la ruelle. Il sursauta quand il la vit.
"Ah! Grands dieux, je ne vous avais pas vue", se reprit-il.
Evelyn se força à sourire.
"- C'est plutôt bon signe.- J'en déduis que tout s'est passé comme prévu?"La jeune fille hocha la tête.
"- J'ai l'argent de votre père. Répartissons le nous, et séparons-nous. Je ne sais pas quand l'alerte sera donnée, avec un peu de chance seulement demain matin, mais mieux vaut ne rien laisser au hasard.- A ce propos..."Evelyn reconnut aussitôt l'intonation de sa voix. Par instinct, expérience, peu importe, elle savait quand elle était en danger, et si Silan ne lui avait auparavant pas paru menaçant, elle révisa instantanément son jugement et recula d'un bond. Il leva les mains en signe d’apaisement, paraissant presque surpris par sa réaction tandis que l'écho de pas se faisait entendre.
"- Non, non, calmez vous, vous n'avez rien à craindre. Donnez-moi le sac et nous nous séparerons bons amis, n'est-ce pas?" proposa-t-il avec un sourire engageant
A l'autre extrémité de la ruelle, une silhouette trapue se dessina. Evelyn s'était à demi tournée, les yeux alternativement sur Silan et sur l'inconnu qui approchait avec un énorme gourdin à la main. Furieuse, elle ne répondit pas. Ce sale traître! Et dire qu'elle avait eu des scrupules à se servir de lui!
"- S'il-vous-plait, donnez moi l'argent. Helgen ne vous fera aucun mal sans ma permission.- Je croyais que c'était l'homme de main de votre père? Protesta Evelyn.
- Oui, mais... Disons que je ne suis pas le seul à ne pas me contenter de ce qui m'est échu."Un silence à couper au couteau s’installa.
"- Nous avions un marché, articula la jeune fille d'une voix blanche.
Je vous ai aidé. - Et je vous en suis infiniment reconnaissant. Mais comprenez... Enfin..." Il semblait chercher ses mots. "
Je ne vois pas pourquoi nous partagerions en deux parts égales le fruit de notre collaboration. Nous venons de mondes tellement différents! Une jeune fille comme vous... De votre milieu... Douée et capable, sans aucun doute, mais sans naissance ni éducation! Je n'ai aucune raison de vous traiter comme mon égale!- Vous me méprisez.- Loin de là, mais nous n'avons rien à voir l'un avec l'autre. Vous êtes... utile, mais sans plus."Evelyn croisa les bras. Sa peur cédait lentement la place à une sombre colère face aux excuses mêlées de mépris de classe du jeune bourgeois. Il avait l'air mal à l'aise, presque désolé d'avoir à énoncer ce qu'il considérait comme une vérité fondamentale. Un individu pourri, la corruption le rongeant corps et âme depuis des années, tellement mauvais qu'il n'avait aucune conscience de la malice de ses actions. Inexpérimenté, maladroit, mais tellement dangereux.
"- Bien joué. J'ai presque cru que vous n'étiez pas un enfoiré prétentieux. - Épargnez moi ce genre de langage", grimaça Silan.
Il soupira.
"Je vois que je ne parviendrais pas à vous faire entendre raison."Il posa les yeux sur Helgen et leva la voix :
"Ayez l'obligeance de rêgler cette affaire rapidement et de me rapporter mes possessions. Nous nous retrouverons à l'endroit convenu."Helgen hocha la tête sans un mot en affirmant sa prise sur son gourdin tandis que Silan, ne daignant pas même lancer un dernier regard vers sa victime, tournait les talons et s'éloignait d'une démarche élégante.
"Oh non, vous n'allez pas vous en tir..."L'injonction furieuse d'Evelyn fut interrompue par un coup formidable d'Helgen qui la manqua de peu mais la força à ignorer Silan pour lui faire face. Elle recula de deux pas maladroits en tirant son couteau.
(M'enfuir? Il bloque devant. Derrière? Vers les gardes, mauvais. Par les murs? Trop long.)La réalisation frappa la jeune voleuse comme un poing glacé dans les entrailles. C'était trop incongru, trop étrange, trop violent.
(Je dois combattre. Pour ma vie.)Elle se força à regarder son adversaire, et ce qu'elle vit dans la demi-seconde précédent le combat ne lui plut pas du tout. Celui-ci faisait deux bonnes têtes de plus qu'elle, et était clairement plus large. Ses muscles saillaient sous une chemise trop étroite tandis qu'un mauvais sourire lui tordait une face déjà pas bien accueillante du fait de la petite taille de ses yeux. Sa posture était assurée, un pied légèrement en avant et l'autre en retrait pour assurer une stabilité maximale. Evelyn n'était pas assez versée dans la science des armes pour savoir s'il était un bon combattant ou non, mais à ses yeux inexpérimentés il en avait tout l'air.
Elle brandit son couteau qui paraissait bien pitoyable avec son manche usée et sa lame ébréchée, et se mit en garde. Si son adversaire était plus expérimenté qu'elle, elle avait tout intérêt à lui faire confiance sur la qualité de sa posture. Elle l'imita donc.
Le mercenaire ne lui laissa pas le temps de songer plus avant à sa stratégie et se prépara à tenter de l'assommer avec son gourdin en le soulevant au dessus de sa tête.
Evelyn se plaqua contre l'un des murs de la ruelle et évita de justesse de se faire fendre le crâne, mais la massue heurta le sac qu'elle avait attaché à son dos par un lacet de cuir. Le coffret, le sachet et la harpe heurtèrent le sol avec fracas.
(C'est étroit. Il ne peut pas frapper latéralement.)Alors qu'Helgen relevait son arme, la jeune fille recula encore de quelques pas. Le terrain n'était pas favorable à son adversaire.
Il prépara un nouveau coup.
(Son arme est lourde.)Elle suivit le gourdin des yeux, genoux légèrement fléchis, prête bondir dans une direction ou une autre au moindre indice.
(C'est lent. Chaque coup doit être préparé.)La masse s’abattit, une bonne vingtaine de centimètres à côté d'elle cette fois. Evelyn étaient parvenue à anticiper et s'était écartée avec agilité.
(Je peux prévoir!)La jeune fille n'était que concentration et excitation. Sa peur et sa colère avaient disparu, tous ses sens étaient focalisés sur le défi à surmonter. Rien d'autre n'existait que cette ruelle, son adversaire et elle. Son souffle était court mais régulier, ses gestes pas tout à fait précis mais rapides, et son regard virevoltait de point d'intérêt en point d'intérêt avec une logique qui lui était propre. Elle ne maîtrisait rien, mais elle comprenait.
Le coffret et les autres objets volés étaient quasiment aux pieds du mercenaire. Pour l'instant, la voleuse ne pouvait pas les récupérer.
(Le faire reculer).Du fait de l'étroitesse de la ruelle, Helgen était plus ou moins contraint d'utiliser toujours la même attaque : lever son arme et l'abattre violemment. Une fois cette action effectuée, il devait relever la masse.
C'était à cet instant qu'il était vulnérable.
Le mercenaire contracta ses muscles. La lourde massue s'éleva lentement. Evelyn fondit vers le flanc gauche de son adversaire, du côté de sa main libre. Sans viser un endroit en particulier, elle taillada devant elle avec sa lame. Un filet de sang gicla. Elle l'avait touché en dessous de l'aisselle.
Helgen grogna et lança immédiatement son poing libre dans l'estomac de la jeune fille avec une force incroyable. Le choc lui fit lâcher un son étranglé alors qu'elle se pliait en deux, la douleur explosant dans son ventre au point de lui donner la nausée. Elle releva la tête et parvint à voir à travers la buée des larmes qui lui étaient involontairement montées aux yeux que son adversaire avait reculé et se tenait prudemment à distance. Il pressait son flanc de sa main tandis qu'un filet de sang glissait entre ses doigts, mais n'avait pas lâché son arme.
(Avance. Avance!)La jeune voleuse se força à se redresser et à mettre un pied devant l'autre pour se rapprocher de son adversaire. Elle était maintenant au niveau des biens volés, mais ne pouvait pas se permettre de se baisser pour les récupérer et s'enfuir. Tant que le mercenaire serait-là, elle ne pourrait rien faire. La douleur lançait des éclairs dans sa tête, elle ne parvenait plus à se concentrer.
La rage au cœur, Evelyn compris qu'elle allait devoir faire un compromis.
Encore une fois, elle se mit en garde, prête à éviter les attaques d'Helgen. Le coffret, quasiment sous ses pieds, la gênait. Elle vit la masse s'élever, bondit en arrière.
Le coffret éclata avec un craquement assourdissant, reversant une petite marée d'or sur les pavés et projetant des pièces orphelines qui rebondissaient sur les murs avec de joyeux tintements et des éclats dorés. Stupéfait, Helgen marqua un moment d'hésitation. Evelyn rengaina prestement son couteau, tomba à quatre pattes et fourra deux poignées d'or dans ses poches. Des voix et des pas retentissaient, la garde avait été alertée par le bruit. Helgen se ressaisit et tenta d'attraper la jeune fille, mais elle se faufila entre ses jambes. Déséquilibré par ce mouvement brusque, il vacilla et s'effondra dans un fracas métallique.
La jeune acrobate attrapa la lyre et le sachet de tissu et fila sans demander son reste, courant aussi vite que le lui permettait la douleur dans son ventre dans les rues de la ville, le souffle court et les poches pleines d'or.