"Madame, vous semblez épuisée! Venez donc vous délasser et oublier les aigreurs d'une vie ingrate en profitant du spectacle de votre servante!" S'exclama Evelyn à l'adresse d'une petite femme rondelette coiffée de velours qui passait de l'autre côté de la rue. Un peu surprise, cette dernière s'arrêta et posa les yeux sur la silhouette menue vêtue d'habits tapageurs mais élimés et dont le côté droit du visage était couvert par un masque représentant une demi lune. Des balles de couleur virevoltaient au dessus de sa tête, si vite qu'on avait l'impression que ses mains ne les touchaient pas, pour le plus grand plaisir d'un petit groupe de badauds qui l'entouraient.
(Bien. Ne pas la lâcher.)"Voyez donc les milles et un tours les plus excentriques, les plus étonnants, les plus... Ah! Je n'ai plus d'idée! Les plus quoi, cher public? Continua la jeune artiste de rue qui laissa dramatiquement tomber ses balles à terre avent de basculer en arrière pour faire la roue en roulant exagérément les yeux à l'attention du public. Quelques rires fusèrent dans la petite assemblée.
"- Les plus drôles!- Les plus bizarres!- Les plus piteux!"Cette dernière remarque avait été faite par un grand dadais au visage grêlé de boutons qui ricanait en coin, très fier de sa plaisanterie. Evelyn lui lança son sourire le plus éclatant et répliqua :
"- Certes, cher monsieur! Vous avez donc tous la chance d'assister aux tours les plus grandiosement et magnifiquement piteux de tout Yarthiss! Une aubaine que vous ne retrouverez pas de sitôt! " La femme à la coiffe de velours restait en retrait du groupe de spectateurs, mais elle n'était pas partie. Ses vêtements simples mais bien coupés et sa silhouette replète laissaient présager une bourse qui, si elle n'était probablement pas pleine à craquer, serait probablement plus emplie que celle du reste des spectateurs. Peut-être était elle la femme d'un quelquonque bourgeois de la ville. En tout cas, Evelyn se refusait à les laisser partir, elle et sa bourse.
Baratiner ne suffirait pas ; la jeune fille allait devoir prendre des riques. Son regard se posa sur la rambarde du pont. Une idée lui était venue, et elle avait besoin de déterminer si celle-ci était géniale ou stupide. Elle n'hésita pas longtemps.
(Qui ne tente rien... Vit plus longtemps? Enfin, c'est pas comme si j'avais le choix... En piste, l'artiste!) L'artiste en question se redressa lentement dans une attitude sollenelle qui tranchait avec son comportement précédent. Elle ouvrit les bras et resta un moment immobile, avant de déclamer :
"Et maintenant... Maintenant je me dois de vous faire un aveu. Vous me plaisez, cher public. Et je tiens à tenir ma promesse concernant le caractère exceptionnel de ma prestation. C'est pourquoi... C'est pourquoi, spécialement pour vous, je vais tenter de réaliser une action extrêmement périlleuse. Ma réussite n'est pas garantie, et le danger est grand, mais... Je sais que vous serez en mesure d'apprécier." La jeune fille recula de quelques pas et, d'un bond agile, se percha sur la rambarde du pont, qui n'était à dire vrai qu'une grosse corde passée dans des rondins à intervalles réguliers. Intervalle qui, par une étonante coincidence, correspondait assez bien à la distance entre les mains et les pieds d'Evelyn lorsqu'elle faisait le pont.
Une goutte de sueur glacée lui glissa le long du dos. Ce genre d'acrobatie était un cran au dessus de celles qu'elle réalisait habituellement ; la probabilité qu'elle finisse avec la nuque brisée était désagréablement élevée. Mais si elle ne voulait pas finir égorgée dans une ruelle, elle avait intérêt à gagner rapidement de quoi satisfaire Joli-Coeur. Avant ce soir, à vrai dire. Elle ne pouvait pas se permettre de se présenter à lui les mains vides.
Chassant ses craintes de son esprit, Evelyn adressa un sourire rayonnant à la foule, s'attardant plus particulièrement sur la femme à la coiffe de velours. Celle-ci s'était rapprochée de quelques pas presque malgré elle, captivée.
Evelyn expira profondément et annonça d'un ton voltairement grave:
"Le pont sur le pont.".
(Sérieusement? L'impro ne me réussit pas...)L'assemblée retint son souffle, visiblement peu soucieuse du nom douteux de l'accrobatie.
D'un mouvement leste, l'acrobate s'élança en arrière. Le fait d'avoir les pieds serrés pour tenir sur le rondin de bois ne favorisait ni l'équilibre, ni la souplesse, et la jeune fille eût la sensation désagréable que le temps se ralentissait alors qu'elle descendait, descendait, et que ses mains n'entraient pas en contact avec le bois...
Elle atteignit l'autre pillier. Suspendu ainsi, son corps forma un arc parfait se détachant nettement à contre-jour, tandis que des applaudissements enthousiastes retentissaient. Evelyn sourit, pas à l'attention de la foule cette fois, mais à elle-même. Ses bras tremblaient du fait de l'effort physique, sa respiration était irrégulière et elle n'osait pas tourner les yeux vers le petit groupe de spectateurs, mais elle était certaine que la femme à la coiffe de velours était tout aussi captivée que le reste de l'auditoire. Elle avait gagn...
Elle penchait. Lentement, imperceptiblement, la gravité s'imposait à son corps qui semblait comme attiré par la surface lisse et luisante du fleuve. Prise de panique, Evelyn tenta de se redresser, perdit le peu d'équilibre qui lui restait et bascula brusquement. Son pied fut un instant retenu par la corde de la rambarde, mais cela ne retarda l'inévitable que d'une fraction de seconde avant qu'elle ne soit précipitée dans les flots avec un cri étranglé.
La jeune fille frappa l'eau avec violence et perdit pendant un court moment tous repères tandis que le froid des flots l'enserrait de toutes part. Confuse, elle se tourna de tous côtés, incapable de savoir dans quel sens nager ; un rai de lumière lui indiqua finalement la direction de la surface et elle se débatit pour la rejoindre. Enfin, sa tête émerga et c'est avec un soulagement sans limites qu'elle aspira une grande bouffée d'air. Se maintenir à flots lui demandait un effort important, ses compétences en natation se limitant au strict minimum. Maintenant qu'elle avait la tête sortie hors de l'eau, elle percevait une certaine agitation sur le pont qui la surplombait. Quelques visages apparurent par dessus la rambarde, certains inquiets, d'autres hilares. Le garçon au visage boutonneux avait l'air particulièrement heureux de la tournure qu'avaient pris les évènements et s'esclaffait en poussant son voisin du coude. La femme à la coiffe de velours avait disparu.
Se détournant, Evelyn commenca à patauger maladroitement vers la rive, envoyant des éclaboussures dans tous les sens. Quelques minutes plus tard, elle se hissait sur un ponton et s'affalait par terre, essouflée et épuisée, sous le regard de pêcheurs interloqués. Ses vêtements et ses cheveux dégorgeaient d'eau en formant une flaque qui s'écoulait dans le fleuve entre les planches disjointes, mêlant aux sons de l'activité portuaire un léger clapotis. Une athmosphère paisible bien peu en accord avec l'état d'esprit de la jeune acrobate.
(C'est foutu. On est en milieu d'après midi, mes fringues ne sècheront pas assez vite pour que je puisse donner une autre représentaion avant ce soir. Et même si je le pouvais, il faudrait que je tombe sur un client extrêmement généreux pour réunir la somme demandée par Joli-Coeur.) Evelyn lacha un long soupir, les yeux clos.
(J'ai sommeil...) Elle se força à se redresser et entreprit d'essorer ses habits. L'étoffe légère sècherait vite, estima-t-elle. D'ici deux heures, elle serait à nouveau sèche.
(Autant aller voir Joli-Coeur immédiatement. Avec un peu de chance, j'arriverai à négocier. Pas vraiment le choix, de toute façon.) Evelyn se mit en route vers les bas-quartiers de la ville.