Après quelques heures d’un sommeil léger et agité, Nandòr ouvrit les yeux. Le ciel commençait à peine à s’éclaircir au dessus de sa tête. Il était resté allongé dans la même position toutes ces heures durant, ce qui lui valait des raideurs musculaires impressionnantes.
(J’n’ai même pas envie d’savoir c’que ça fera quand j’vais essayer de m’lever !)
Il tourna la tête et observa pendant quelques secondes Dinab et Harmonie, toujours endormis, puis finit par se redresser. Face à lui, la vue du marais le fit grommeler. Il n’y couperait pas et allait même le traverser dans très peu de temps. Il prit son sac, l’ouvrit et en sortit un bout de pain emballé dans un petit linge blanc. Ses compagnons de route se réveillèrent à leur tour.
« Bonjour. » dit-il. « Vous en voulez ? »
Son pain n’était pas très alléchant et il ne lui en restait que très peu mais il ne laisserait pas ses compagnons avec le ventre vide, surtout avec la traversée du marais qui les attendait. Ne sachant pas s’ils avaient emmené quelque chose à manger avec eux ou pas, il leur proposa donc de partager son maigre repas. Ce fut alors qu’Harmonie sourit légèrement et lui désigna …
(Qu’est-ce que c’est que cette …)
C’était un cerf ! Mort, étendu là, comme s’il s’était reposé avec eux. La vue de ce cadavre au petit matin ne manqua pas de couper le peu d’appétit que ressentait Nandòr à ce moment là. Il rangea le petit bout de pain qui lui restait dans son sac. Il lui en resterait ainsi encore un peu pour le lendemain.
Puis il se releva douloureusement, fit quelques pas pour se dégourdir les jambes et se pencha avec précaution pour attraper son sac qui était resté à terre. Il parcourut les quelques mètres jusqu’à l’orée du marais.
Là, il patienta jusqu’à l’arrivée de Dinab et Harmonie. Il était encore tôt, il pressa donc moins ses compagnons que la veille. Et puis, mieux valait ne pas foncer tête baissée dans cette mélasse. Il fallait avancer rapidement mais aussi avec une grande prudence. Un faux pas et c’était l’enlisement. Ou pire encore … Cela dit, Harmonie n’avait pas l’air emballée à l’idée de pénétrer dans le marais. Elle avait l’air d’hésiter, se tortillant un peu dans tous les sens. Elle proposa même de le contourner, ce qui parut tellement absurde à Nandòr qu’il ne prit même pas la peine de répondre.
(Et perdre encore une journée ? Non, merci !)
Lorsque ses deux compagnons furent à sa hauteur, Nandòr pénétra enfin dans le marais. Une ambiance lugubre régnait en ces lieux. Des bruissements de feuilles par-ci, des cris inquiétants d’oiseaux par-là … Tous les sens de Nandòr étaient en alerte. Il avançait à travers la brume qui flottait plus densément au ras du sol.
(Comment peut-on voir quelque chose dans cette bouillasse ?)
Le ciel était couvert par les nuages. Heureusement, ils n’étaient pas assez épais pour filtrer toute la lumière et, au travers, on pouvait voir se dessiner timidement le soleil. C’est à lui que Nandòr se remettait pour guider leur chemin. Ils avançaient donc lentement, comme à tâtons, à travers l’immense marais. Au bout de deux bonnes heures de marche, ils se retrouvèrent face à un problème de taille … Ils s’étaient perdus. Les nuages cachaient totalement le soleil désormais et, à force de faire des tours et détours pour éviter la tourbe, aucun d’eux ne savait maintenant où ils se trouvaient. Nandòr soupira en levant les yeux au ciel …
« L’un de vous sait par où on doit aller maintenant ? »
Il n’attendait pas vraiment de réponse. C’eut été trop beau … Il commença alors à regarder autour de lui. À sa gauche, un rocher au sol sur lequel il avait failli trébucher quelques minutes plus tôt. À sa droite, un arbre mort devant lequel ils étaient passés à peu près une heure auparavant. Nandòr le reconnut très facilement de par sa forme originale qui avait suscité quelques remarques de la part de ses compagnons. Il regarda alors ces derniers qui, eux aussi, avaient remarqué ces indices. Ils tournaient en rond.
(Voilà ! Voilà c’qui finit toujours par arriver dans ces marais pourris ! La prochaine fois, j’les contourne, même si ça signifie marcher un jour de plus ! Salop’rie !)
Puis un bruit derrière lui vint troubler ses jurons intérieurs. Tous eurent le réflexe de se retourner mais ne virent rien. Ils scrutèrent d’autant plus attentivement, sans bouger, presque en retenant leurs souffles. Ce fut Dinab qui pointa la direction. Un peu sur leur droite, une ombre se dessinait à travers le brouillard près du sol, une ombre qui semblait se rapprocher doucement. Tous étaient sur leurs gardes. Ce fut Harmonie qui brisa le silence, proférant des menaces à cette ombre qui, désormais, ne semblait plus bouger. Nandòr sursauta …
« Qui va là ? Montre-toi si tu l’oses ! Ah c’est facile de se planquer comme ça … Approche, sale créature des marais ! »
Pour toute réponse, Harmonie entendit … un jappement !
(Un jappement ? Nan mais … je rêve !)
L’ombre se remit en marche vers eux, des poils longs se dessinèrent plus distinctement, puis un museau noir sembla fendre le brouillard. Un chien ! C’était un chien qui s’avançait doucement vers eux. Encore quelques mètres, et tous trois purent découvrir un lutin, chevauchant l’animal comme s’il s’agissait d’un cheval.
« Hé demoiselle ! Surveille ton langage ! On n’est pas si sales que tu peux le croire !!! »
Le lutin parlait à Harmonie d’une voix fluette, sur un ton jovial. Il finit sa phrase par un éclat de rire qui résonna dans l’immensité du marais. Nandòr resta silencieux devant le nouveau venu, qui les observait scrupuleusement l’un après l’autre.
Il s’adressa d’abord à Harmonie.
« Très jolie demoiselle d’ailleurs ! J’m’appelle Pfilm et toi ? »
Puis son regard se posa sur Dinab.
« Wouah, t’as de ces yeuuuuuuux ! Montre-moi ça de plus près ! »
Le lutin descendit de sa monture pour se rapprocher de Dinab.
« Bleus ! Comme les miens … On a bien choisi, hein ? »
Puis il se tourna vers Nandòr et sourit de plus belle.
« Hé mon gars, souris ! La vie, c’est joli tu sais ? Tu vas pas la passer en tirant une tête pareille tous les jours quand même ? »
Le lutin entreprit une grimace, qui se voulait être la caricature de Nandòr.
(‘Bécile …)
Le lutin rit alors de plus belle.
« Bon, vous faites quoi chez moi ? Vous venez rendre visite à quelqu’un ? Vous savez, vous avez pas l’air de venir du coin, ça se saurait … D’ailleurs tout se sait ici ! C’est pas si grand qu’on l’croit ! J’parie que vous êtes perdus ! Ouaiiiis, ça arrive tout le temps ici ! »dit-il en se grattant la tête. Il regarda autour de lui d’un air sceptique.
« Bon alors, vous allez m’dire où vous allez ou bien … ? »
Nandòr, voulant à tout prix cesser ce flot de paroles incessant, coupa presque la parole au lutin.
« Nous nous rendons à Tulorim. Tu nous indiquerais le chemin ? »
Le lutin prit alors un air très malicieux.
« Mon ami, pour sûr que j’sais par où c’est, Tulorim ! Mais ça se monnaye … » dit-il en se frottant les mains.
Nandòr leva les yeux au ciel – ce qui lui valut une autre grimace caricaturale du lutin – avant de sortir sa bourse. Il observa le lutin quelques secondes, puis alla placer un yus dans sa petite main. Il s’attendait à voir le lutin pestiférer et le traiter de radin … Alors que celui-ci sautilla sur place, en long, en large et en travers.
« Tu sais faire des affaires toi, hein ? V’nez par là, moi et Mlipf – mon fidèle destrier – on va vous montrer le chemin » dit-il en enfourchant d’un bond le chien.
« Yaaaaaaaaaaaa ! »
Le chien se releva et ouvrit tranquillement la voix.
Pendant deux heures, les trois compagnons suivirent de près le lutin, écoutant toutes les anecdotes que celui-ci avait à raconter. Puis le brouillard commença à se dissiper, l’air se fit de plus en plus pur et le soleil revint peu à peu réchauffer les visages. Ils arrivaient au bout du chemin. Pfilm s’arrêta alors, invitant les trois voyageurs à le précéder d’un signe de la main.
« Encore quelques dizaines de mètres et vous en serez sortis ! C’était chouette de vous connaître … Même si vous n’êtes pas très bavards, vous êtes de bonne compagnie ! Bon aller … À un d’ces jours ! »
Le lutin indiqua au chien de rebrousser chemin et, doucement, leur ombre disparut à nouveau dans les marais.
Ils en étaient enfin sortis ! Adieu marécages puants, les plaines s’annonçaient devant eux comme un rêve tout en couleurs chatoyantes après un cauchemar monochrome. Ragaillardi par cette vision, Nandòr reprit alors la marche d’un pas plus sûr et à un rythme plus soutenu. De plus, ils avaient déjà perdu un certain temps dans ce marais, il fallait maintenant rattraper le temps perdu. Si ses compagnons étaient en forme, ils pourraient peut-être même marcher une ou deux heures de plus à la tombée de la nuit ! La veille, c’était le marais qui les avait stoppés. Si aucun marais ne se représentait …
(Ce s’rait un comble, tiens !)
… Il pourrait alors rattraper leur petit retard le soir même ! Il avait conscience d’être un peu dur à suivre mais il était ainsi. Lorsqu’il se fixait un but, tous les moyens étaient bons pour l’atteindre le plus rapidement possible. Oui, Nandòr avait retrouvé dans ce voyage une certaine énergie. Il se laissa même aller à quelques discutions avec l’un ou l’autre de ses compagnons, tout en évitant toujours les questions personnelles et les regards. Mais c’était un début … Ainsi, il put découvrir davantage les personnes qui partageaient son voyage. Dinab irradiait la joie de vivre et se forgeait un véritable tempérament d’aventurier. C’était quelqu’un dont la bonté était gratuitement offerte et Nandòr savait respecter cela. Harmonie, quant à elle, lui paraissait assez fleur bleue… Ce qui contrastait totalement avec le caractère enflammé dont elle savait faire preuve, comme par exemple lors de l’incident à l’auberge où elle avait défendu Dinab et failli en venir aux mains avec l’ivrogne. Les heures passèrent ainsi assez rapidement. La nuit était tombée depuis une bonne heure quand Nandòr – bien qu’il aurait aimé continuer la marche encore une heure ou deux - proposa à ses compagnons une halte, afin de se reposer. Il voyait bien que sa tendance à décider de la cadence du voyage agaçait parfois Dinab. Mais qu’y pouvait-il ? Des années de solitude ne pouvaient enseigner le savoir-vivre en communauté. Il s’arrêtait donc quand IL était fatigué, il mangeait quand IL avait faim et reprenait le voyage quand IL avait regagné des forces. Et puis, il ne se sentait pas plus surhomme ou pas plus amoindri qu’un autre. C’était donc tout naturellement qu’il pensait que ses compagnons ressentaient la faim en même temps que lui, de même que la fatigue, etc… Oui, tout naturellement !
Nandòr resta un long moment assis, craignant de devoir se rallonger sur un sol dur. Mais il n’allait décemment pas dormir dans cette position. Il aplatit donc son sac sur lequel il posa sa tête et se coucha en une position latérale, légèrement recroquevillé sur lui-même. Ainsi, il ferma les yeux et laissa le sommeil le gagner assez rapidement …
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