Dehors, on pouvait encore apercevoir et entendre l’écho de la bagarre qui se déroulait à l’intérieur. Je lâchai un soupir de soulagement, heureuse que Svein m’ait suivi sans trop râler. Une main plaquée sur le mur en pierre à l’arrière du bâtiment, l’autre tenant son ventre et le dos arqué, il se vidait de tout le liquide alcoolisé qui lui restait dans l’estomac. Je le laissais se dévider entre un tonneau et des ordures et je m’écartais un peu. Le son qui en émanait n’était pas des plus ragoûtants et je préférais m’en éloigner. Il revint vers moi en titubant et en maugréant des choses incompréhensibles. Il manqua de s’étaler au sol, mais je me précipitai sous son bras pour le soutenir. En articulant correctement, il me remercia et je lui proposais d’aller ailleurs, loin de l’établissement.
L’aidant à marcher droit, nous nous arrêtions dans un coin plus tranquille non loin de l’endroit où je demeurais. Je ne savais pas où emmener cet homme ivre pour la nuit. Il ne pouvait tout de même pas la passer dehors et seul. Épuisée par ma charge, je le laissais s’assoir dos contre le mur. Avec un bruit sourd, il réussit à se poser maladroitement, il ne pourrait pas aller plus loin je le sentais. Je m’assis près de lui, les genoux repliés, les bras autour d’eux et le menton appuyé dessus. Je ne me résolvais pas à le laisser seul, même s’il ne pouvait pas lui arriver grand-chose dans son état. Je soupirai, moi et mes bonnes intentions. Je venais de décider que j’allais passer la nuit au côté de Svein, car je n’arrivais pas à le laisser seul. Il me faisait pitié, s’enivrer comme ça, sans aucune raison. Je ne savais pas s’il voyait dans quel état il se mettait, mais il devrait en avoir honte.
La tête toujours posé sur mes genoux, je me laissais perdre dans mes pensées. C’est un genre de grognement qui émanait de l’homme à côté de moi. Je l’observai un instant en tournant ma tête de son côté. Ces jambes étaient écartés et un de ses genoux relevé. Il avait les bras qui pendaient le long de son corps et le regard un peu perdu.
« Pourquoi faite-vous ça ? » Le questionnai-je d’une petite voix.
Il releva la tête vers moi, de la lucidité refaisait peu à peu surface dans son regard et il me regarda interrogateur.
« Faire quoi? » Me répondit-il au bout d’un moment.
« Je veux dire de … de vous enivrer comme ça… ? » Il regarda un moment dans le vide, comme s’il cherchait la réponse dans sa tête sans vraiment la saisir. Il sortit pas totalement du vague et s’adressa à moi nostalgiquement.
« Tu sais, parfois il y a des moment où tu ne sais plus vraiment quoi faire pour noyer une peine qui persiste même après des années. C’est là que tu perds la carte presque à en devenir fou. Tu ne vois pas d’autre solution et tu fais ce qui te permet de te sentir bien et d’oublier, mais dès que t’arrête, ça recommence et alors tu recommence aussi pour oublier encore. » Je voyais qu’il faisait de gros efforts pour articuler le plus clairement possible. Ce qu’il disait était profond et j’en vins presque à compatir pour lui. Je me redressai et me rapprochai de lui. Assise dos au mur, j’accotai ma joue sur son épaule.
« Qu’est-ce que vous voulez oublier? » Il me répondit seulement qu’il voulait oublier des tas de choses et un léger silence s’installa. Toutes les choses qu’il venait de me dire étaient tragiques et je ne pensais pas qu’un homme saoul pouvait faire preuve de d’intelligence. Ça me fis réfléchir, mais pas longtemps. Sous mes yeux, il sortit de sous son manteau une petite bouteille au bouchon dévissable. IL l’ouvrit, mais avant qu’il puisse en avaler la moindre goutte, je la lui enlevai prestement des mains.
« Hey, mais qu’est que tu fais!? Rend la moi! » Il essaya de récupérer sa bouteille en tendant les bras dans sa direction, mais je la maintenais hors de sa portée. Il m’ordonnait de la lui rendre, mais sa maladresse temporaire du à l’alcool et ses gestes saccadés ne l’aidait pas beaucoup. Quand il essayait de la reprendre lui-même, une étincelle de démence scintilla dans ses yeux. Cependant il fit preuve d’un peu plus d’audace en pensent qu’en maîtrisant mes mains il aurait l’objet de sa convoitise. Il se rua sur moi en poussant un genre de grognement et essaya de saisir mes poignets. Cela m’effraya et je le repoussai d’un violent coup de pieds. Il retomba là où il était, presque dans la même position et le souffle court.
« Vous voyez ce que ça vous fait, l’espace d’un instant vous êtes devenu fou! Et tout ça pour de l’alcool. Vous m’avez fait peur, on aurait dit que vous étiez près à me tuer pour avoir cette fichue bouteille! » J’étais excédée par sa manière d’agir, l’alcool est quelque chose qui peut rendre fou et maintenant je le croyais. La respiration haletante et la tête accotée sur le mur dans ses mains, il prenait conscience de ce qu’il avait fait. J’étais moi-même troubler par son excès de colère ou de démence. Au moins Isaak m’en avait averti et je savais plus ou moins à quoi m’attendre.
« Tu as raison. » Me dit-il quand il fut calmé.
« Mais je ne peux pas faire autrement. » J’approchai la bouteille de mon nez et reniflai son contenu. Je grimaçais et je la vidai au sol, le plus loin possible au bout de mes bras. L’odeur était si forte que juste en la sentant, même un rat pourrait marcher croche.
« Hey ! Mais qu’est-ce que tu fais? Arrête! » « Pas étonnant que vous soyez dans cet état, avec l’odeur que ça a, ça pourrait être c’est du poison! »J’étais un peu indignée par ses manières.
« Vous ne devriez pas boire comme ça. » Ajoutai-je avec une voix conciliante.
« Je sais. » Son murmure se perdit dans l’écho du vent et tout d’un coup je me sentais comme alourdi par l’ambiance.
« Essayer de dormir… et de décuver un peu… je vais rester à vos côtés jusqu’à demain. » Il me regarda avec un air interloqué. Puis d’une voix dur il me dit :
« J’n’ai pas besoin de toi. » « Aller! » Insistai-je.
« Je n’ai pas le cœur à vous laisser seul. » Je lui fis un sourire charmeur et bienveillant.
« Fait comme tu veux. » J’attribuais une nouvelle petite victoire à mon charme et me rapprochais de Svein. Il tressauta quand je posais ma tête sur son épaule afin d’avoir un peu plus de confort pour la nuit. Il n’en fit pas un cas et s’endormi pas longtemps avant moi. Dormir assise dans une ruelle sale n’était pas très réconfortant, mais au moins je faisais quelque chose de bien en restant avec lui.
Je dormie jusqu’au matin et à mon réveille, quand j’ouvris les yeux je n’étais plus couchée sur l’épaule de Svein. J’étais étendue sur le sol, je me relevais brusquement sur mes coudes et cherchais l’homme en manteau rouge des yeux. Je ne le vis pas, il m’avait donc abandonné dans une ruelle. Je me levai et m’étirai. Les nuits à même le sol laissent des courbatures, je venais de m’en souvenir en tâtant les membres qui m’étaient douloureux. Sans plus attendre, je quittais cette ruelle et me dirigeais vers chez moi peut-être avec quelques détours.
Le marché de Tulorim