EN venant des ruelles Woas et Wea avaient une présence rassurante selon l'appréciation de Thomajan, qui ne cessait de se remettre en cause au long du chemin, à mesure qu'il apprenait à leur côté, prenant d'informations en informations la mesure de son ignorance, confit qu'il était dans le miel de sa vie de bourgeois. Ils poussèrent quelques badauds qui se plaçaient sur son chemin, prenant garde à ne pas provoquer de friction fâcheuse qui les ralentirait dans leur progression. D'un pas assuré, ils le menèrent droit vers les marchands susceptibles de proposer les biens qui intéressaient le jeune homme.
Le premier à recevoir leur visite fut un vieil homme, un peu courbé par l'âge, qui ne voyait plus très bien qui se tournait vers lui, mais conservait une remarquable acuité en ce qui concernait les objets se trouvant à quelques centimètres de son nez, ainsi que Thomajan aurait à le constater lorsqu'il lui tendrait le paiement pour ses divers achats. Le grand-père avait consacré sa vie à préparer couleurs, encres, parchemins, plumes, tout le nécessaire pour fixer un savoir, une image, sur un support ; la préparation des encres relevait encore de ses compétences, ainsi qu'en témoignait ses doigts teintés de différentes couleurs, aucune ne semblant être celle de sa peau ; derrière lui se tenait, solidement campé sur ses deux jambes, un apprenti – ses doigts accusaient eux aussi une couleur fort peu naturelle – qui devait également tenir lieu de garde du corps : un gourdin à l'aspect dissuasif pendait à sa ceinture. Thomajan choisit quelques fioles d'encre noire pour son père, ainsi qu'un flacon d'encre rose pour sa soeur, qui trouverait le moyen d'en faire usage. Les yus ayant changé de main, les trois reprirent leur chemin.
La deuxième étape fut pour un étal de tissus et rubans ; Thomajan avait quelques économies, aussi en consacra-t-il une partie à acheter de menus présents pour sa soeur et pour sa mère, qui ,bien qu'étant d'une grande simplicité, se plaisaient à se laisser parfois aller à quelque coquetterie. Les rubans seraient l'occasion pour elles de donner un peu plus de couleur et de fantaisie à leurs coiffures, un peu moins d'austérité à ces chignons relevés au-dessus de la nuque qu'elles adoptaient lorsque leurs activités ne leur permettaient pas de laisser leurs cheveux battre au vent. Pour sa soeur, le fils de Wiehl opta pour une bande de tissu bleu-pâle, brodé de motifs floraux violets, avec au coeur de chaque déploiement de pétales une perle de bois verte ; pour sa mère, il prit une étoffe pourpre où courraient en blanc des chevaux, précédés de quelques oiseaux. Pendant qu'il faisait son choix, Thomajan remarqua que ses deux sentinelles l'avaient dédaigné quelques instant pour acheter des babioles, des broches de cuivre et de plumes, qu'ils s'empressèrent de faire disparaître dans des poches dissimulées de leur gilet ; conscient que les deux hommes ne goûteraient que fort peu aux remarques d'un jeune provincial comme lui, Thomajan retint sur le bord de ses lèvres ses remarques taquines. Grand bien lui en prit, les veilleurs étaient à nouveau sur ses talons, et affichaient les mines patibulaires qu'ils avaient abandonnées pour quelques secondes.
« Vous faut-il encore d'autres choses ? » grommela Woas. « Des épices je crois ? »
« C'est exactement cela. Connaissez-vous un marchand pratiquant des prix honnêtes pour des produits de bonne qualité? » « Nous connaissons. » conclut Wea.
Ils jouèrent des coudes, poussèrent quelques jurons, et se frayèrent un chemin, avec le tact et la délicatesse de ceux qui ont un objectif en tête, et ne souhaitent pas perdre du temps à l'atteindre. Woas fit un signe à Wea, signe que Thomajan ne comprit pas ; Wea lui chuchota à l'oreille de ne rien faire quoi qu'il arrive, et de se tenir tranquille. Le garçon se demanda ce qu'il allait se passer, intérieurement, puisque l'heure n'était plus aux questions. Tous trois, ils se penchèrent vers un étal, observèrent les épices présentées, qui, selon les critères d'appréciation de Thomajan, ne devaient pas être de grande qualité. Occupé à soulever les couvercles de verre des petites boites, afin d'apprécier les senteurs, le fils de Wiehl ne perçut pas la main qui se glissait jusqu'à sa ceinture pour retenir sa bourse, pas plus qu'il ne vit l'éclat métallique d'un rasoir qui allait en trancher le cordon ; un manège qui n'échappa aucunement aux deux frères, attentifs sous leurs attitudes déguisées. Woas prit sans peine le gamin par le col, et le souleva de terre, tandis que Wea retirait des mains du garnement son « arme ».
« Alchèc, sors donc de derrière tes tentures, ou je livre ton marmot aux hommes de la Milice ! » beugla Woas.
Un homme ventripotent, tout de vert bouteille vêtu, s'empressa d'apparaître et de repousser loin des « clients » l'apprenti qui habituellement se chargeait des transactions communes.
« Mon enfant ! Woas, lâche-le immédiatement ! Tu n'as pas honte de brutaliser ce joyau d'innocence, le fruit de la chair de ma défunte femme, une sainte femme ! »
« Alchèc, arrête tout de suite ton baratin, ça ne prend pas. Tu sais très bien pourquoi j'ai chopé ton chiard, et tu sais aussi pourquoi je ne vais pas le lâcher, sauf si on peut arriver à un accord à l'amiable. »
« Si ma sainte femme n'était pas morte, elle mourrait d'entendre de telles paroles ! Qu'ais-je donc à me reprocher ? Je pratique un commerce honnête qui me permet à peine de vivre et vous, bande de barbares, vous venez en plus vous en prendre à... »
« Bon, eh bien je suppose que si tu es aussi innocent que tu le prétends, tu ne verras aucun inconvénient à ce que j'emporte ce moutard avec moi jusqu'à la Milice. Il n'a rien à raconter, et il n'y a rien de compromettant chez toi. Que risques-tu ? Rien, c'est vrai. Bon, allons-y. »
« Non ! Non, ce ne sera pas nécessaire. Je refuse de faire tomber quelque soupçon que ce soit sur mon affaire. Les temps sont durs, je ne voudrais pas que l'image de marchand intègre que j'ai si durement acquise soit entachée par un scandale ; même si j'en serais de toute manière lavé, les gens n'entendent que les mauvaises paroles, et non pas le doux chant de la justice. »
« Bien sûr, bien sûr... La personne qui nous accompagne est à la recherche d'épices... Pas tes poudres odorantes colorées que tu proposes à tous les idiots assez bêtes pour croire qu'elles valent le prix que tu en demandes. Les autres épices. Au prix de celles présentées ici. »
« Quoi Woas! Mais tu veux ma mort ! Comment pourrais-je seulement nourrir mon enfant après ça ? Quel regard me jetterais ma sainte femme depuis l'au-delà si elle voyait la chair de sa chair mourir de faim dans un caniveau ? Elle viendrait hanter mon sommeil ! »
« Alchèc, ou tu nous donnes ce que l'on te demande, ou je serai obligé de livrer ton gamin, ce qui ne me pose pas le moindre problème de conscience. Vu ? »
« Comme tu voudras Woas... »
Thomajan put procéder à l'achat d'épices d'excellente qualité, à un prix défiant toute concurrence. Si le manège de Wea et Woas lui avait paru au premier abord honteux, il lui avait permis de réaliser de belles économies ; le marchand lui était de toute manière devenu très antipathique à mesure que la discussion avançait. Wea lui expliqua que le gamin n'était pas vraiment le fils du vendeur d'épice, mais un de ses « employés » : Alchèc dirigeait une petite bande de voleurs à la tire, qui ne se faisaient jamais trop remarquer, mais qui subtilisaient de quoi vivre et l'enrichir un peu plus que ne le lui permettrait son « honnête » commerce.
« Pourrions-nous aller aux temples maintenant ? » « Mais très certainement, suivez-nous. »
Vers le Temple