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Mais l'aube ne fut pas sitôt levée, que notre homme l'avait devancée, et se mettait déjà en route vers l'adresse indiquée au dos du croquis. Pour lui qui connaissait bien la ville, elle fut vite trouvée, mais il remarqua que tout autre aurait eu vite fait de se perdre dans le dédale des ruelles, avant de trouver la maison. De l'extérieur, ce n'était qu'une maison d'habitation comme les autres, une petite porte en bois fermait l'entrée. Il y avait deux étages, dont les fenêtres étaient obstruées par de solides volets de sorte que personne ne pouvait, en restant dans la rue, apercevoir quoi que ce soit de l'activité du receleur. Il s'installa au coin de la rue, adossé à une gouttière et encore tout ensommeillé. La tête dans le vague, occupé à retrouver les paroles d'une chanson paillarde qu'il avait entendu quelques jours auparavant; il laissa passer ainsi deux bonnes heures avant de revenir à sa tâche et aux considérations temporelles qui auraient dû le presser. Si personne n'entrait ou sortait de la journée, Pentavus serait bien avancé de son observation, il fallait que quelque chose se passe, qu'elle advienne d'elle-même ou qu'il la provoque. Secouant ses maigres épaules engourdies dans lesquelles s'étaient profondément gravées les saillances de la gouttière, il chercha un plan pour rentrer dans la maison sans se faire immédiatement assassiner. Il ne pouvait même pas jurer que la porte ne s'était pas ouverte pendant sa longue somnolence, un sentiment d'incompétence et de discrédit l'envahit de partout, propageant dans chacun de ses membres une mauvaise humeur tenace. Maugréant des malédictions par tous les dieux possibles et inventés à l'adresse de la maison, de ses habitants, de ses commanditaires et de la gouttière, il piétina quelques pas en avant puis revint à l'abri du coin du mur. S'il entrait dans cet antre particulièrement secret et fermé sans aucune explication, il n'en ressortirait peut-être pas. Ruminant mille prétextes possibles qui ne convaincraient personne, issus de son esprit singulièrement peu fécond quand il ne voulait pas travailler, il finit par être las de cette activité cognitive qu'il finissait souvent par délaisser, même dans la nécessité : enfant ce n'était pas lui qui imaginait les plans, il se contentait de les suivre. Les volets de l'habitation et de toutes celles qui l'entouraient étaient clos, et leur bois présentait un assez bon état, sans faille ni brisure, qu'il pouvait raisonnablement supposer que personne, de l'intérieur, ne l'observait. Alors il se risqua à s'approcher de la maison. Tout était calme, personne dans la rue et aucun bruit dans les masure alentours. (Elle est vraiment... mortelle, cette rue. Je suis devant la porte et personne ne me surveille ni ne m'enlève... Comment je vais faire si personne ne réagit à tout ce que je peux tenter?) Il gratta même à la porte, fort de son audace, trop lâche pour tambouriner réellement, puis s'éloigna, blasé et découragé. Au détour d'une rue mitoyenne, il marchait lentement quand une main s'abattit sur son épaule. Le violent sursaut qui s'ensuivit créa une langoureuse douleur dans sa poitrine, qui mit un long moment à s'estomper complètement. Une sorte de vieil homme assez décrépi, les longs cheveux blancs tombant sur des épaules excessivement maigres, lui souriait de toutes ses rides. (Cette chose ne peut pas venir de la maison, je l'aurais entendu... Il doit sortir de quelque part dans cette rue, je suis bien sûr de n'avoir pas été suivi, je ne suis pas distrait à ce point ! Qu'est-ce qu'il me veut, l'ancien?) Mais l'homme vêtu de hardes comme celles de Pentavus, mais dont on avait négligé les déchirures et les taches contrairement à celles du voleur, le lâcha et lui demanda d'une vieille voix éraillée :
« Je peux vous aider, jeune homme? »
(Drôle de question, je n'ai pourtant pas l'air d'un touriste.)
« Hum, mouais. Je suis chargé de parler aux propriétaires de la cinquième maison à droite, après l'angle de cette rue. J'ai un message pour eux, qu'est-ce que vous savez sur eux? Non, attendez... vous allez me le dire gratuitement, hein? »
Le vieillard ricana doucement, d'un rire étrange qui secouait ses épaules osseuses.
« Moui... C'est un vieil homme intelligent... méfiez-vous de lui, mais aussi de sa fille, qui vit dans cette maison. Il y a aussi le frère cadet et un autre, déjà adulte mais tellement sot qu'on ne songe même pas à l'envoyer à l'étranger ou dans d'autres villes pour s'occuper des affaires, du convoi des marchandises. Ce benêt reste à la maison, fait le ménage, et tout ça. Remarquez, c'est bien le seul qui soit autorisé à sortir dans la ville et à montrer son argent, pour ravitailler en brol et en céréales! »
Le vieillard pouffa, puis commença à partir d'un grand éclat de rire que sa voix éraillée rendait un peu effrayant, et finit par s'étouffer et cracher du charbon.
« Meu meu meu... bref, jeune homme, voilà une famille dont vous devriez prendre garde. Un gueux comme vous n'a rien, ni à leur acheter, ni à leur vendre, et si c'est la fille que vous briguez, allez vite voir ailleurs avant de vous retrouver dans le pétrin ! Parce que cette fille-là, jeune homme, c'est le deuxième cerveau de la maison, pourquoi croyez-vous que les garçons sont envoyés au loin dix mois sur douze? En l'absence du patron, elle est toujours là, vive comme une lame, acérée comme un bec d'aigle, par Phaitos! Hum, on ne doit pas m'entendre jurer par ces dieux-là ici, sinon j'aurai des ennuis. Vous me faites dire n'importe quoi, jeune homme ! Allez, au large, au large, rentrez chez vous, il n'y a rien à voir ici ! Laissez les vieux os contempler la rue tranquille, nom d'une meute de Katrels fondant sur les troupeaux des Sept Marchands ! »
Sur ces mots, il donna un grand coup dans le bras de notre ami, avec une force positivement surprenante pour son apparence de squelette animé. Pentavus s'écarta, contrarié de la liberté que l'homme se permettait à son égard et et gêné d'avoir été touché par un être extérieur à lui-même ; il entendit un tintement au sol mais, alors qu'il baissait la tête, le vieillard éclata à nouveau d'un grand rire plus clair cette fois, qui s'éteignit dans un grincement sinistre. surpris de ce revirement d'humeur qu'il n'avait pas prévu, Pentavus ne remercia pas et s'éloigna rapidement. Les éléments nouveaux se mettaient lentement en place dans sa tête ; pourtant il n'avait pas la moindre piste d'un stratagème pour voler le coffret tant convoité.
« On verra bien. »
Tandis qu'il faisait lentement deux fois le tour d'un large ensemble de hautes bâtisses en prenant un air de promeneur innocent, il réfléchissait. Un vieux commerçant implacable, dangereux pour qui menacerait de près ou de loin ses transactions, capable de frapper à tout moment avec autant de bras qu'il avait de clients puissants et influents. S'immiscer là-dedans n'était pas une mince affaire, et à côté les cent-cinquante yus apparaissaient dérisoires. Il fallait pourtant trouver quelque chose pour pouvoir faire un plan des lieux, savoir du moins comment il pourrait y pénétrer pour accomplir sa détestable tâche. Sur cette absence d'idée, il se retrouva à nouveau à son poste d'observation. Devant la pauvre masure, source de tant d'obstacles, rien ne bougeait mais des mouvements attirèrent son attention, venant des deux extrémités de la longue rue droite. Deux silhouettes s'apprêtaient à disparaître au coin des murs ; l'une, haute et massive, se dirigeait sensiblement vers le centre de la ville ; la seconde, furtive, menue, glissante et soustraite si vite au regard qu'après son évaporation il douta de l'avoir vraiment vue. (Crotte de mammouth... lequel je vais suivre, maintenant?) Un ricanement derrière lui fit manquer un battement à son cœur : le vieil homme qui l'avait envoyé paître se tenait là, comment était-il arrivé sans que Pentavus ne l'apercût? Comment l'avait-il retrouvé, alors que ce dernier était certain, par habitude de prendre garde à ce genre de chose, de n'avoir pas été suivi? Voilà des question qu'il n'eût que peu le temps de se poser. Avec un air d'amusement extrême, presque malicieux, le vieillard aux cheveux gris lui indiqua sans un mot la rue qui partait vers les places publiques de la ville. Sans se poser trop de questions, déjà interloqué par l'énigme que posait cette sorte de mendiant à l'humeur lunatique et qui soudainement était apparu, conscient de l'alternative qui s'offrait au jeune homme et en possédant déjà une réponse. L'ombre qui s'enfonçait dans le labyrinthe des habitations avait déjà disparue, aussi Pentavus s'empressa-t-il de marcher dans le pas de la forme géante, obéissant sans un mot à ce conseil inattendu. Discret au possible, c'est à dire qu'il fut remarqué de tout le monde aux alentours, sauf de celui qu'il filait, lui et sa cible parvinrent tantôt sur la place publique, vaste, sale et pleine de monde, de Tulorim. Là se tenait le marché de la semaine, et salades, entrailles de poissons et déjections de bétail jonchaient joyeusement le pavé décrépi. Parmi cette foule bruyante, avide et crasseuse, il aurait eu du mal à se frayer un passage si l'homme qu'il suivait, et qu'il ne voyait pour l'instant que de dos, ne créait par son passage silencieux une vague de tension chez tous ceux qui le voyaient, qui rivalisaient d'amabilité envers lui, lui proposant mille produits à des prix ridicules, leurs faces hideuses et menteuses couvertes de suie et graisse déformées en des sourires hypocrites et apeurés. Pentavus, comme chaque fois, baissa la tête de honte, de honte de ce qu'il voyait. Qui que soit cet homme, le comportement de la populace à son égard était abject et consternant. Lui-même, il volait, il mentait, il recevait de l'argent pour ses bas services, se soumettait aux pires tyrans et malfrats de la ville ; pourtant, par une réaction qu'il ne sut expliquer, il ressentit devant cette masse qui s'assujettissait elle-même, un dégoût irrépressible. Le vautour qui blâme les hyènes pour être charognardes. Le grand gaillard s'était arrêté à un étalage, et notre homme put le rejoindre sans trop s'approcher ; malheureusement pour lui le peuple qui s'agitait au marché n'était pas que dense et vil, il était aussi imprévisible et sujet aux mouvements de foule, si bien que Pentavus se retrouva pressé contre un étal de poissons, côtoyant sa cible. (Bon, au moins plus besoin de s'embêter à être discret). Il le regarda. Contrairement à ce que les réactions des gens l'avaient suggéré, ce n'était pas un guerrier ou un homme violent, cela se lisait sur son visage. Il était grand et massif, et celui qui voudrait le défier y trouverait bien du mal ; mais il portait des cheveux blonds, lisses et brillants, sur une tête très ronde à la peau laiteuse et aux joues rosées. De petits yeux bruns et doux posaient sur la jeune poissonnière visiblement tendue un regard généreux, le tout présentant une apparence parfaitement inoffensive, excellemment nigaude ,voire à la limite d'une niaise béatitude. Le personnage entier n'était qu'un gros bambin qui faisait ses courses, tant que le comportement du public, méfiant et cérémonieux, était incompréhensible. La marchande, une jeune dame aux longs cheveux nattés, pâle et confuse, lui tendait en ce moment un lourd paquet de poissons gras enveloppés dans du papier ; en retour, elle recevait dans le creux de sa jolie petit main frêle quelques pièces échues là sans compter, et qui correspondaient peut-être au prix d'un dixième du poids du colis. Puis le bonhomme remercia d'une voix joyeuse et fit volte-face. (Il faut rentrer dans cette maison... On va essayer d'utiliser cet imbécile.) Passant en distribuant les coups et les bousculades devant tous les autres acheteurs qui, après le départ du terrifiant enfant, s'étaient rués sur l'étal, Pentavus héla la pauvre poissonnière.
« Mademoiselle ! Vendez-moi le même paquet que celui-ci, les mêmes poissons exactement ! »
La jeune fille hésita un moment devant la foule qui lui criait dix commandes en même temps ; le visage disgrâcieux du voleur ne l'incitait pas à le faire passer avant les autres, pourtant le 'mademoiselle' parvint à la convaincre, dans un monde où on la hélait plus souvent comme 'ma poule' ou 'pauvrette'. Moyennant une assez grosse somme qu'il lui glissa dans la main tandis que son visage s'empourprait jusqu'à devenir d'un rouge assez vif, Pentavus obtint ce qu'il avait demandé, et le paquet en main il se fraya un chemin en sens inverse, à la recherche du nourrisson géant. Il le trouva achetant des légumes plus loin. Il le fila un moment, toujours chargé de son odorante cargaison qui coulait sur son manteau lavé de frais ; enfin le colosse reprit le chemin de sa maison, le voleur marchant dans ses pas. C'était le moment de passer à l'action. Ôtant sa ceinture qu'il fourra dans son mince sac de toile, accompagné des diverses pauvres armes qui y étaient pendues, il courut dans les rues parallèles enchevêtrées qu'il avait appris à connaître par coeur. Il déboucha, toujours courant lourdement et sans regarder devant lui, sur le chemin que suivait sa cible, mais dans l'autre sens : il voyait l'homme blond au bout de la rue qui marchait tranquillement, dans quelques minutes ils se croiseraient. Pentavus accéléra sa course, baissa la tête pour ne plus rien voir que ses pieds qui foulaient le pavé sale, et s'arrangea pour aller heurter le bonhomme de plein fouet, à quelques mètres seulement de la porte de la maison. Le voleur s'envola et vint atterrir sur la pierre glissante, mais l'autre ne fut pas même ébranlé, et encaissa le choc debout avec un air doucement surpris. Pentavus se releva vivement, réellement étourdi par le vol-plané, et s'excusa confusément.
« Eh, pardon, mon gars... Je t'avais pas vu. Mais faut pas rester dans le passage, hein, bon. Mon paquet, et je repars, parce que si le cuisinier n'a pas les poissons pour le repas des maîtres, aha, je risque d'en voir des vertes et des pas mûres, moi. Euh, rends-moi mon paquet, quand même ! »
Tout cela n'était pas très bien joué, le ton était forcé et peu naturel, mais il fallait être plus intelligent que ce bonhomme-là pour le comprendre. Ecoutant ce flot de paroles avec de grands yeux étonnés, il regarda le colis qu'il avait ramassé, puis l'autre qui était allé s'embourber dans la fange de la rue. Pentavus suivit son regard, comme s'il découvrait la similitude des paquetages, et enchaîna, se forçant à parler encore sans laisser le temps à l'autre, qui de toute façon était singulièrement lent :
« Ah bah tu as un paquet de poissons toi aussi, mon p'tit gars... Eh, tu sais quoi, je veux bien te laisser celui-là qui est propre, parce que c'est peut-être toi qui vas le manger. Mais alors, je ne peux pas rentrer en cuisine chez les maîtres avec ces bêtes pleines de boues, je me ferais rosser. Amène-moi chez toi, je pourrai laver la friture et rentrer vite fait. Va, je suis gentil, mais c'est bien parce que ce n'est pas moi qui aurai la chance de manger ces bêtes, alors un peu de boue... personne ne le saura. Je suis généreux, mais faisons vite avant qu'on ne nous voie. Emmène-moi laver les poissons, et mon pauvre costume à l'occasion. »
Le bébé aux grands yeux l'avait écouté comme s'il avait parlé trop vite pour que chaque mot ait le temps de frapper assez fort son cerveau pour être assimilé correctement. Il avait fait quelques pas vers la porte de sa maison, réaction stupide et dangereuse pour lui, qui évitait au menteur de montrer qu'il savait que c'était là sa maison. Ramassant le colis souillé, Pentavus se dirigea également vers la porte, faussement assuré, plein d'angoisse et de gêne au fond de lui-même. Une telle exhibition était tout ce qu'il y avait de contraire à sa nature muette, discrète, inhibée. Mais il fallait bien vivre. Mais le candide ne l'entendait pas de cette oreille. Fronçant soudain les sourcils, donnant à son visage poupon une expression dangereuse, il se posta devant la porte, la barrant entièrement de son corps large et haut.
« Pas dans la maison. Désolé. Prends tes poissons, vas-t'en. »
Les mots étaient hachés, comme à peine liés entre eux. C'était une mauvaise idée, mais le voleur ne voulut pas renoncer si vite après cette mise en scène qui lui avait tant coûté. Prenant un air sérieux, il tenta de passer sans plus tenir convenablement son rôle de misérable petit commis, mais l'autre l'en empêchait fermement. Dans son ambition de passer malgré tout cette porte, même quitte à se faire jeter dehors l'instant d'après, l'amena à bousculer le gras titan, qui fit un infime pas sur le côté. Furieux et visiblement inquiet, le gros bambin fondit sur lui, tenta de le frapper de son coude. Pentavus eut la chance imméritée de glisser à ce moment à cause du pavé humide, et évita ainsi la massive articulation, enrobée à parts égales de graisse et de muscle, une véritable massue de chair fraîche. Ce coude-là était si dangereux que notre homme ne se plaint pas lorsque l'arrière de sa tête vint cogner durement le sol, envahissant sa boîte crânienne d'une douleur lancinante. Tandis qu'une fine pluie se mettait à tomber sur la tête des deux combattants et sur ville calme, paisible après la fin du marché, les poches des uns remplies d'argent sonnant, les marmites des autres débordant de légumes, de soupes, de poissons pour les plus riches des pauvres, de viandes juteuses pour les plus misérables des aristocrates, la bataille continuait. Pentavus glissa, volontairement cette fois-ci, pour éviter le poids et les coups de son adversaire qui se jetait sur lui, et se remit debout, chancelant, à peine prêt pour une nouvelle agression.
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