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Ils l'avaient contacté par l'intermédiaire de Traditor, ce qui indiquait combien ces beaux messieurs aux manteaux de velours épais et cher orné de broches et de boutons en argent, étaient sans expérience. Quoi! Par Traditor! Personne ne l'avait plus convoqué avec ce nom comme mot de passe depuis des mois, car cela signifiait qu'ils avaient tous deux traîné le cuir de leurs précieuses chausses dans la boue des pires quartiers de la ville, sur un renseignement probablement douteux et cher payé, pour trouver cet homme-chimère. Cet aiguilleur mal léché prélevait sa grasse et fortement alcoolique subsistance un peu partout, ponctionnant à loisir les petits larrons qui dépendaient de lui et dont il connaissait, et le nom, et la planque, sans préavis et sans pitié pour ceux qui refusaient de le payer pour des services non encore rendus. Ces deux hommes se tenaient là, trop droits sur leurs tabourets mangés par les mites pour faire croire à quiconque qu'ils avaient l'habitude de ces endroits grouillant de toutes les professions les moins tendres et les plus illégales. Comme dans chaque couple de manants qui en venaient à solliciter les services des clients réguliers de Grigwig, ceux-là avaient la grâce d'être complémentaires, un petit, un grand, très grand, le premier blond comme on n'en voit pas à Tulorim, le second brun aux cheveux très courts. Ils étaient arrivés quelques minutes en avance, l'avaient demandé au tenancier qui, après les avoir envoyés successivement aux quatre coins de la salle le temps de quêter l'approbation de Pentavus, les avait orienté vers lui. Ils avaient tenu au ridicule d'une poignée de main, que notre homme ne leur avait cédé qu'avec gêne et angoisse, il avait dû les toucher, tous les deux ; puis ils n'avaient plus dit un mot, lui lançant des regards calmes, voire aimables, se glissant une parole murmurée de temps à autre. Souvent les clients vont droit au but, fiers d'une mission qu'ils ne veulent pas remplir d'eux-mêmes, après quelques instants. Mais eux, non. Cela faisait pourtant plus d'une heure qu'ils étaient là.
« Bon. Qu'est-ce que vous voulez? »
La voix était rauque, comme un peu rouillée. Ces mots dits à voix basse ne provoquèrent qu'une faible réaction chez les deux hommes, qui se regardèrent paisiblement.
« Si vous avez besoin de rien, je m'en vais. »
Ce fut le plus grand qui daigna répondre, et jusqu'à la fin il fut le seul à parler :
« Quelles sont les limites de votre action? Que proposez-vous de faire, au juste? »
(Bon sang, ils s'adressent à moi dans ce genre d'endroit et se demandent ce que je peux bien faire? Qu'est-ce que c'est que ces gus, Traditor en entendra parler... )
« Je fais n'importe quoi qui soit payé. »
Les yeux des acolytes brillèrent du même éclat presque surnaturel, une légère décharge de plaisir malsain et de satisfaction anticipée.
« Vrrraiment tout? »
Un court silence s'instaura, ils étaient réellement effrayants. Pentavus avait côtoyé des assassins, des psychopathes en tout genre, à Exech mais pas seulement, il y avait de ces créatures-là partout, et lui-même se vantait d'en faire un peu partie. Mais de ces gens-là se dégageait une aura alarmante, de longues canines semblaient émerger de leurs lèvres fines tant ils étaient contents. Férocément content. Pourquoi des commissionnaires mandatés, qui n'étaient très probablement ni le premier bénéficiaire du travail à venir, ni leur exécuteurs, avaient-ils une expression si... inquiétante? Pentavus se méfiait, mais il en aurait fallu davantage pour lui faire peur. Il finit par maugréer de cette même voix basse et de mauvaise volonté qu'il avait en toutes circonstances :
« Je ne me mutile pas, je ne couche avec personne et je ne vole pas d'êtres vivants. »
Le même éclair passa dans les regards.
« Vous n'êtes pas capable de faire ces choses-là? »
« Pour laquelle des trois vous êtes venu? Je ne fais pas là-dedans, allez vous-en. Ou alors tournez les talons, dans cette salle tout le monde est capable de ce pour quoi vous payez, quoi que ce soit. »
N'étant pas introduits dans les règles du métier, les étrangers signeraient leur contrat de mort s'ils agissaient ainsi, exposant l'argent qu'ils proposaient à la foule de malfrats qui buvaient sombrement dans le restaurant de l'auberge. Ils n'en firent rien, malgré leur flagrante inexpérience, et continuèrent de le fixer de leurs yeux démoniaques. Ils ne prirent pas la peine de se consulter, même d'un coup d'oeil ou d'un signe de tête, comme si l'on parlait pour les deux, en une seule voix pour la parole de deux individus.
« Vos exigences nous conviennent. Vous adopterez les méthodes que vous préférez, nous ne voulons pas le savoir. Tout ce qui nous intéresse, c'est que vous nous rapportiez l'objet que nous désirons. Vous pouvez faire dans cette entreprise autant de morts qu'il vous plaira, seulement ne secouez pas le matériel, c'est fragile, vous le mettrez immédiatement après en avoir pris possession dans ce sac que vous fermerez sans délai. Nous vous attendrons ici dans deux jours, même heure, avec notre objet. Alors, vous serez payé. Cela vous convient-il? »
(Me prennent pour un imbécile.)
« Il manque des données. Combien vous offrez? Et qu'est-ce que vous voulez, où je le trouverai? Vous devez le savoir, plus vous me donnerez d'informations et plus vite vous l'aurez, votre souffle de vent. »
Un rictus apparut sur les lèvres des interlocuteurs de Pentavus, comme s'ils pensaient tous deux quelque chose comme « Tu ne crois pas si bien dire, vulgaire voleur. » Le même homme, au visage luisant et aplati d'un gentilhomme hypocrite, lui répondit à nouveau sous le regard et comme sous le contrôle muer et omniscient de son collègue.
« Vous recevrez cent soixante-quinze pièces si vous respectez les délais et que vous vous gardez de cogner, secouer, et tenter d'ouvrir l'objet que nous vous demandons. Est-ce que la somme vous convient ? »
Pentavus grimaça. C'était beaucoup, cela lui permettrait d'acquérir ce qu'il convoitait depuis un moment et de vivre un peu plus librement. Pourtant, il apparaissait dans cette affaire une possibilité que la cible soit d'envergure, la marchandise convoitée d'un très grand prix, ce qui rendait la prime très médiocre pour compenser les éventuels frais, l'énergie investie et les risques encourus. Mais la bourse était vide, l'homme acculé comme il l'avait été chaque jour de sa vie depuis son départ, et l'aubergiste ne garderait pas longtemps ses secrets s'il n'était pas payé dans la semaine. Les hôtes des repères de voleurs acceptent de faire crédit à leurs clients qui peuvent s'enrichir soudainement, mais un client peu productif sera jeté à la porte, son nom et toutes les informations récoltées lors de son séjour dévoilée au grand public. Il ne s'agissait donc pas de choisir le travail, déjà assez rare. D'un signe de tête, il donna son accord sur le prix.
« Mais j'ai besoin d'une avance sur ce prix-là. Disons... vingt-cinq yus maintenant, cent-cinquante après-demain. J'accepte, dites-moi tout ce que je dois savoir. »
L'homme lui répondit immédiatement sans prendre le temps de consulter son collègue, ce qui signifiait d'une part qu'il accordait l'avance et son montant, d'autre part que l'argent ne leur faisait pas défaut et que vingt-cinq yus était une somme à ce point indifférente pour eux, qu'il dérogeait à leur règle de ne se prononcer sur rien tant qu'il n'avait pas quêté l'approbation de l'autre.
« L'objet que vous nous ramènerez, en voilà un croquis. C'est une sorte de coffret de cette forme, tout en métal. Vous le trouverez dans la maison d'un receleur qui vit au nord de la ville, l'adresse est au dos du papier. Nous supposons que le coffret a été placé dans l'arrière-boutique, à vous de mettre la main dessus. Sur ce, dit-il tandis qu'ils se levaient tous deux de concert, adieu. Nous serons là dans deux jours, au coucher du soleil, ne manquez pas l'heure et ne venez pas les mains vides. »
Ces derniers mots étaient dits avec une telle férocité dans le regard, le message ne pouvait être plus clair. Les gentlemen partirent dignement sous les regards haineux des représentants de toutes les espèces de voleurs, chasseurs de primes, assassin, escrocs. Ils avaient laissé sur la table vingt-cinq pièces neuves, un morceau de parchemin plié et un sac de toile épaisse taillé dans un matériau étrange, inconnu de Pentavus. Ce dernier rangea rapidement le tout, tournant entre ses mains le sachet dont la solidité semblait à toute épreuve. Une caisse en métal, pourquoi la mettre précisément dans ce sac-là? (Elle ne risque pourtant pas de s'envoler !) songea-t-il en ricanant.
Il n'attendit pas qu'un de ses voisins vînt s'enquérir de l'argent qu'il avait reçu, et quitta immédiatement la salle de l'auberge dans laquelle l'odeur d'un alcool indigeste montait, de plus en plus forte à mesure que la soirée avançait. Gravissant les escaliers qui menaient aux chambres, il ne sortit la clef de la sienne que lorsqu'il fut devant la porte, qu'il verrouilla derrière lui. Il avait, le jour où il était arrivé, posé un locquet supplémentaire qui lui avait coûté la moitié de ce qu'il avait. On n'est jamais trop prudent, et vingt-cinq yus sont vingt-quatre et demie de plus qu'il n'en faut pour motiver un lent égorgement. La nuit se passa sans incident, du moins pas chez notre homme, qui parvint à dormir quelques heures. En bas, une bagarre éclata entre deux ivrognes, ce qui était rare dans cet endroit où trop d'agitation pouvait étendre un homme à jamais, mais ivrognes-là étaient la garde rapprochée de chefs de clans, et en ce cas personne n'est assez fou pour s'interposer. Mais Pentavus ne le sut pas, enveloppé dans un sommeil difficile. Le délai qui lui était accordé était court, peut-être même trop, tout dépendrait des gens qui vivaient à l'adresse écrite sur le parchemin. Une fois réveillé, il observa le croquis, c'était effectivement un caisson en métal noir enserré d'étaux d'argent, si l'on en croyait les traits moins épais que la plume avait tracés sur ces cercles qui semblaient faire office de fermoir. Le tout avait une forme oblongue, sur une base ronde et plate. Le coffret s'élevait sur quelques dizaines de centimètres, du moins si le dessin était à la bonne échelle, et se terminait en pointe arrondie, comme une très épaisse chandelle. (Mouais... Je préfèrerais peut-être acheter une chandelle de cette taille, juste pour mettre un peu de lumière et de chaleur dans cet endroit glacial... Allons, pour cent-cinquante yus.) Ses petits yeux sombres, craintifs et de toute éternité inquiets, se fermèrent sur l'obscurité pour quelques heures de somnolence.
Ce fut l'aube qui le réveilla. Non pas, poétiquement, les premiers rayons du soleil, dorés et doux, qui ouvrirent ses yeux en accueillant son regard, non, mais bien les annonciateurs de l'aurore, les premiers commis boulangers, bergers et lads qui sortaient, les uns le blé moulu, les autres les troupeaux de vaches et de moutons, d'autres encore le foin pour les chevaux, tout cela dans un concours de qui ferait le plus de bruit. Ce matin-là la palme fut sans conteste attribuée aux bergers, qui prenant le même chemin pour aller faire paître l'un au nord de la ville, l'autre au sud, emmêlèrent leurs troupeaux et se disputèrent longtemps avant que chacun reparte avec son cheptel, deux ou trois moutons échangés par mégarde.
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