Le texte qui suit contient des scènes violentes pouvant heurter certaines sensibilités!
Chapitre huitième: Sombre, Sindel, sombre!
Si les rues de Yarthiss avaient semblé sombres et inquiétantes à l'Hirdam, que dire de celles de Tulorim? Pour l'instant, lui et Moraen marchent dans ce qui doit être une rue principale, grouillant de monde et bruyante à souhait. Des camelots en tout genre vantent leurs marchandises, le Sindel suppose que leur succès doit dépendre du volume de leur voix, mais c'est à peine s'ils parviennent à couvrir le brouhaha des cochers qui s'invectivent pour se frayer un chemin, des piétons qui incendient verbalement lesdits cochers lorsque ils forcent le passage quitte à écraser pieds et autres membres se trouvant sur leur passage. Là un homme hurle au voleur dans l'indifférence générale, ici un mendiant agonise silencieusement sans attirer davantage d'attention, dans un recoin sombre quelques chiens s'acharnent en grognant et aboyant sur une masse dont Tanaëth préfère ignorer la nature. Malgré tout les deux Sindels parviennent à avancer sans trop de peine, leurs hautes statures et les armes ostensiblement affichées jointes à leurs mises modestes dissuadent les moins téméraires de leur chercher noise. Moraen incline soudain la tête, l'appuyant sur l'épaule de son compagnon pour lui murmurer d'un ton inquiet:
"Nous sommes suivis. Non, ne te retourne pas. Approchons-nous d'un étal, tu en profiteras pour jeter un coup d'oeil. Un petit homme avec une cape elfique et une barbiche, il est derrière nous depuis l'auberge et ne nous quitte pas des yeux.""Sans doute un vaurien en quête d'un mauvais coup. Ou alors il n'a jamais vu des Sindeldi.""J'espère que tu as raison. Mais je doute que les nôtres soient si rares ici.""Moi aussi. Nous verrons bien, s'il s'approche trop..."(Syndalywë? Tu vois le type qui nous suit?)(Oui. Il est à une vingtaine de mètres derrière vous.)(Préviens-moi s'il vient plus près, veux-tu?)
(D'accord. Attends...il vient de faire un signe à un autre humain, sur votre gauche, un peu en retrait.)(A quoi ressemble.t'il?)(Pas très grand, enfin, moins que vous, des cheveux gris coupés ras, une cicatrice sur la joue droite. Il bouge bien, un peu comme un danseur, gracieux.)(Hum. Bon, tu peux les surveiller les deux?)(Évidemment!)(Merci.)Tanaëth informe laconiquement Moraen de ce que sa Faera vient de lui dire, la chasseuse le prend par le coude pour l'inciter à accélérer un peu l'allure.
"Nous sommes encore loin de cette université?""Je n'en sais rien. Elle devrait être devant nous, probablement aux abords de la place qu'on distingue un peu plus loin."
(Tanaëth! Le type à la barbiche, il sort un...un truc! Comme une flûte!)(Une...flûte?)Syndalywë n'a pas le temps de répondre avant que Moraen reprenne la parole:
"Bon, alors on avance et on fait mine de rien pour l'inst..Aie! Saleté de bestiole!"Elle porte vivement une main à sa nuque, agacée, la ramène devant ses yeux alors que la surprise se peint dans son regard. Entre ses doigts se trouve une minuscule fléchette métallique. Le temps que Tanaëth établisse un lien entre le projectile, la "flûte" et leurs suiveurs, Moraen titube et s'appuie lourdement sur lui, son visage prenant une teinte violacée malsaine! Elle semble s'étouffer, tente de dire quelque chose mais sans y parvenir, ses yeux exorbités roulent en tout sens, révélant une profonde panique! Le Sindel parvient de justesse à l'empêcher de s'effondrer en la saisissant sous les bras mais déjà il sent le corps mollir contre lui, sans savoir si elle sombre dans l'inconscience ou si...
"Moraen! Moraen! Tiens bon! Reste avec moi! Je vais t’amener chez..."(Attention derrière toi,) hurle mentalement Syndalywë!
Une bousculade éclate, toute proche. Une voix claque comme un fouet, ordonnant:
"Occupez-vous de lui! Et crevez sa pute, vite!"L'Hirdam réagit à l'instinct, s'accroupissant vivement pour éviter un éventuel coup et déposer le corps qu'il tient dans ses bras. Un sifflement juste au-dessus de sa tête lui apprend qu'il l'a échappé belle! Il se relève d'un bond en dégainant son épée, juste à temps pour parer un nouveau coup vicieux de la rapière que tient son assaillant, certainement le "danseur" évoqué par sa Faera. Il voudrait riposter mais l'homme est trop vif, il pare en catastrophe un nouveau coup en reculant, sent que quelque chose de pointu se plante dans son dos, déchirant sa chair du côté droit. Tanaëth hurle de rage et balaye brutalement l'espace autour de lui en effectuant une rotation fort peu académique pour se créer un peu de place, un rude choc dans son bras lui apprend que sa lame a percuté quelque chose! Il n'a pas le temps de distinguer ce qu'il a touché que l'attaquant à la rapière se fend avec un art consommé, et la lame du Sindel est loin, si loin, bien incapable de revenir assez vite pour parer! La fine épée transperce la cuisse de l'Elfe sans qu'il ne sente rien sur l'instant, il en profite pour essayer d'asséner un revers brutal au bretteur mais ce dernier glisse en arrière d'un entrechat plein de grâce, évitant aisément l'attaque plutôt grossière.
Autour des combattants, les passants s'écartent craintivement, la plupart regardant prudemment ailleurs, pas un ne tente d'intervenir. Tous agissent comme si c'était là un spectacle normal et par trop courant pour mériter qu'on s'y attarde!
L'homme à la rapière exécute une volte aérienne, Tanaëth tente de parer le coup, mais il a l'impression de bouger au ralenti, comme s'il était sous l'eau et pas son adversaire! Ce dernier bouge à une vitesse proprement ahurissante, il écarte la lame de Tanaëth au moyen de la partie forte de sa frêle rapière, puis utilise dans le même mouvement le tranchant de sa lame avec une maîtrise remarquable pour tracer un sillon sanglant sur l'avant bras du guerrier, contraint de lâcher son arme qui tombe au sol avec un tintement sinistre.
Le Sindel a l'impression d'être ailleurs, comme si ce combat se déroulait sans lui. Il songe fugacement que c'est tout de même étrange de ne pas sentir de douleur, éprouve l'envie d'examiner ses blessures pour comprendre comme cela se fait. Mais son instinct de survie lui dicte de se baisser en toute hâte pour éviter le redoutable coup de pointe qui va lui percer la gorge! Ironiquement, c'est sa jambe blessée qui le sauve en se dérobant sous lui, il se retrouve sans trop savoir comment un genou en terre, la main gauche posée sur la poignée de son épée qu'il relève désespérément pour tenter de se défendre. Il ne se fait guère d'illusions, s'il est presque aussi adroit de la main gauche que de la droite pour les tâches de tous les jours, il en va tout autrement de l'escrime. Étant donné ce qu'il est parvenu à faire avec sa bonne main, autant se faire une raison! Et puis, Moraen étant probablement morte, tout comme sa famille, à quoi bon lutter encore?
(PARE A DROITE!)Sans réfléchir il obéit à l'ordre de la Faera, l'acier tinte contre l'acier en produisant quelques étincelles. Il distingue sur sa droite un corps allongé qui baigne dans son sang, probablement le type qu'il a touché au début du combat, encore vivant mais hors course, la lourde lame lui a salement défoncé les côtes et a sans doute atteint des organes vitaux. Un mouvement l'alerte, il bascule sur le côté à l'instinct, pas tout à fait assez vite cependant, la rapière lui inflige une nouvelle blessure à l'épaule gauche, rouvrant sans doute la plaie de la semaine précédente. Le Sindel a une brève pensée pour Sithi en lâchant une nouvelle fois son épée, il sent ses forces l'abandonner à mesure que son fluide se répand, la mort ne tardera guère.
(LÂCHE! VENGE-LA! BATS-TOI!)Syndalywë hurle littéralement dans son crâne, rageuse et outrée! Mais la vision de l'Hirdam se brouille, c'est à peine s'il distingue encore son assaillant qui, goguenard, l'observe tranquillement, attendant que les dommages infligés fassent leur oeuvre. L'insulte de la Faera touche à peine Tanaëth, mais son regard voilé tombe à cet instant sur le corps de Moraen, allongé quasiment contre lui. La venger. Ou mourir en le tentant, au moins, il lui doit bien ça. Puisant dans ses dernières ressources, il veut s'appuyer sur une main pour se redresser, mais sent quelque chose du dur et cylindrique sous sa paume. Il referme les doigts autour du manche de la dague de la chasseuse, qui a glissé hors de son fourreau lorsque il l'a déposée au sol. Le bretteur s'approche d'un pas, certainement pour achever la besogne, confiant. D'un geste brusque Tanaëth se retourne sur le dos, avec toute l'énergie qui lui reste il plante brutalement la dague dans le pied de l'homme qui hurle de douleur et de surprise en bondissant en arrière! Le regard brûlant de haine il s'apprête à achever l'Hirdam lorsque la voix qui a donné précédemment l'ordre de les tuer s'exclame:
"La milice! Il est foutu et sa garce aussi, on s'en va! Fissa!"Le tueur hésite une fraction de seconde, mais l'autorité du donneur d'ordres doit être bien enracinée car il obtempère en jurant, non sans un dernier regard méprisant agrémenté d'une ultime pique:
"Ma grand-mère se battait mieux que toi, vermine de Sindel! T'as d'la chance qu'on soit pressés, j't'aurais bien fait saigner encore un peu."Tanaëth voudrait répondre, mais son esprit peine à fonctionner, d'étranges taches noires occultent partiellement son regard et il ne parvient qu'à grogner en s'affaissant au sol. Il entend des bruits de pas qui s'éloignent et se fondent dans un brouhaha incompréhensible, puis quelques instants plus tard, c'est un visage inconnu qui se penche sur lui, et une voix toute aussi inconnue qui déclare sans la moindre trace d'émotion:
"Y va crever, y'a rien à faire, chef."(NON NON NON!!! TANAETH!!! PAR LES FLUIDES PRIMORDIAUX! L’UNIVERSITÉ! TAAAANNNAAAEEEETH!)(Synd..Syndalywë...je...)(Tais-toi! Il faut qu'ils t'amènent à l'Université! Tu entends? Il y a des magiciens là-bas! HO! Tu ne me lâches pas! Pense à Moraen!)Moraen. Jaëlle. Ses parents. La banshee. Les loups en train de dévorer des cadavres. Des prunelles couleur d'acier, puis d'autres, bleues comme l'océan. Un tribunal, sinistre parodie de justice. Des Ithilausters froids comme la glace, dédaigneux, la sentence qui tombe comme un couperet écœurant. Banni. Exilé. Une vague. Profonde. Abyssale. Écarlate. De pure colère. Elle enfle, sans fin, submerge tout, anéantit tout. Haine. Rage. Désespoir. Tout s'embrouille, magma de pensées incohérentes, sans aucun lien entre elles de prime abord. Cela n'a pas d'importance: il y a cette vague, il n'y a plus qu'elle. Elle trouve sa source en un lieu intérieur inconnu. Un lieu qui devrait être voué au calme, mais le calme dans l'immédiat signifie la mort. La vague s'écrase sur le rivage de l'inconscience, elle est de lave, brûlante, inextinguible!
Le Sindel hurle alors que les flots de sa colère se déchainent, les miliciens reculent dans un désordre qui doit être comique de l'extérieur, mais l'Hirdam ne le voit évidemment pas. Il se redresse sur un coude, tremblant, rampe de quelques centimètres pour approcher son visage de celui de Moraen. Ses lèvres se posent sur celles de la jeune femme avec une douceur irréelle. Elle est froide. Si froide. Il trouve encore la force de basculer sur le côté et de croasser d'une voix rauque:
"Pas...pas crever...Uni...versité...s'il...vous plaît...elle...moi...réco...récompense!"L'obscurité l'envahit, il se sent partir. Un ultime effort, il répète:
"Vite...récompense..."La nuit. Sans lune, celle-ci.
Les miliciens se regardent, abasourdis. Ils se tournent vers l'officier de la bande qui branle du chef en marmonnant:
"Ben dis donc, coriace l'elfe! Allez, d't'te façon faut bien évacuer tout ça, y'a du beau monde qu'habite dans l'coin. Am'nez moi ces deux là à l'Université en vitesse, ça change rien d't'te manière, pis avec un peu d'bol, c't'histoire de récompense c'est pas du flan. Cracherais pas sur un p'tit rab' c'mois-ci.""L'mois dernier non plus, chef.""C'pas faux. Pis l'prochain pareil. Allez, au boulot, c'pas moi qu'vais m'taper l'portage quand même. Faut qu'ça serve, être chef, pas vrai vous'aut?""Ben vrai ça, chef! L'troisième, on en fait quoi?""Bah. J'tez-le dans un coin discret, les chiens l'bouff'ront."Pas troublés pour un sou les gardes s'exécutent, ahanant sous l'effort pour soulever les corps et les emporter diligemment vers leurs destinations Après tout, les ordres sont les ordres, et s'il y a en plus l'espoir d'un pactole à la clé, ma foi, ça mérite bien quelques petits sacrifices!