précédemmentCela faisait déjà plus d’une semaine que Jirex avait rejoint les rangs de Vollard. Chaque nuit, il mettait son agilité et son sang-froid au service de son maître, pour lequel il accomplissait des missions plus ingrates les unes que les autres. Seul ou avec ses nouveaux alliés, il espionnait, menaçait, détroussait certains concurrents de son employeur et en assassinait parfois d’autres. Une routine, certes mouvementée, mais à laquelle le Segtek était déjà habitué.
Cette nuit-là encore il devrait prendre une vie. Assis sur le toit de son nouveau logis, il regardait la lune, comme on regarde une vieille amie, s’élever doucement dans la nuit. La lune lui était précieuse, elle l’avait accompagné à travers tous les combats qu’il avait dut mener au cours de sa vie. Elle était en réalité la seule chose qui lui rappelait son clan, sa jeunesse, son bonheur. Bonheur qu’il avait perdu de vue en même temps que ses deux frères, il y a de cela quelques années.
Le gobelin salua l’astre avec la pointe de sa lame comme le ferait un gladiateur qui entre dans l’arène. Le métal aiguisé se tinta alors de reflets bleutés en guise de réponse qu’il aimait interpréter en tant que bon présage. Son rituel terminé, il se leva et observa les toits de Tulorim. Par endroits, des colonnes de fumée s’échappaient de la mer de tuiles qui s’étendait devant lui, laissant imaginer à la petite créature les bons repas que certains avaient la chance de pouvoir déguster, en sécurité.
Ce soir, comme c’était parfois le cas, le gobelin agirait seul. Sa mission était simple : il devrait, à la suite d’un échange entre deux individus, appartenant probablement à des groupes importants, suivre l’un d’eux et l’éliminer, sans être repéré. L’affaire qui l’attendait l’inquiétait peu. L’habitude guiderait ses gestes, et déjà au lendemain il ne souviendrait plus du visage de l’homme qu’il aurait abattu. Il se mit alors paisiblement en route vers l’adresse des évènements, se déplaçant de toits en toits avec nonchalance et une certaine élégance féline. De plus loin l’on ne devait apercevoir qu’une ombre, glissant sur les toits de Tulorim.
Quelques minutes plus tard, il s’arrêta au-dessus d’une petite ruelle. A la lumière des rares chandelles encore brûlantes dans les habitations, il put discerner la silhouette d’un homme, adossé au mur juste en face de lui. Il portait un chapeau, cachant involontairement son visage des hauteurs. Mais le segtek n’eut aucun doute, c’était bien sa cible.
La rue était déserte, il lui aurait suffi de se jeter sur l’homme en contrebas pour en finir immédiatement avec lui, mais il était encore trop tôt. Probablement pour faire porter les accusations de son crime sur l’autre contracteur, il devait attendre qu’un échange ait lieu.
De longues minutes plus tard, la créature brûlait d’impatience, comme un prédateur qui salive à la vue de son prochain repas. Lorsqu’une autre silhouette déboucha d’un carrefour pour s’engouffrer dans la ruelle.
Les deux hommes se rapprochèrent, se saluèrent, jetèrent un regard méfiant aux alentours, sans malheureusement penser à lever la tête, s’échangèrent quelque chose et se quittèrent. L’échange fut bref et discret. Quelques secondes d’inattention auraient suffi à le rendre inaperçu aux yeux du gobelin. Cependant, il n’en avait pas perdu un détail. Pour lui, c’était le signal, la chasse était lancée.
Le gobelin suivit des hauteurs l’homme au chapeau pendant quelques secondes, le temps que l’unique témoin quitte la rue. Puis, il se prépara à bondir sur sa victime avant de se raviser au dernier moment. L’homme venait de bifurquer innocemment vers une ruelle opposée, devenant inaccessible à son assassin. Jirex pesta en observant sa cible lui échapper de si peu. Certes, la ruelle était mince mais la distance rendait inévitable une mort brutale à l’imprudent qui tenterait de la franchir d’un bond, aussi agile et léger qu’il soit. Le gobelin dû alors se résigner à rester sur les hauteurs pour descendre dans la rue, perdant ainsi un avantage capital. Ceci complexifiait grandement les choses : il ne pouvait prendre le risque d’engager un combat frontal, l’équilibre des forces serait en sa défaveur. Non, il savait que l’effet de surprise était son meilleur atout, mais sa cible était méfiante, jetant régulièrement des regards en arrière. Sa mission venait de prendre une autre tournure.
La créature descendit silencieusement des toits en s’aidant d’une gouttière et s’engagea derrière sa proie, cherchant éperdument un plan pour l’assassiner. D’assez loin, il la surveillait tout en prenant soin de se tapir dès que possible dans les coins les plus sombres. Il savait qu’un simple regard en arrière au mauvais moment, pouvait anéantir tous ses espoirs de réussite.
Cependant, petit à petit, de cachette en cachette, le gobelin parvenait à se rapprocher de l’homme. Le moment fatidique approchait, celui où il serait assez proche pour lui trancher la gorge assez rapidement Le pauvre homme ne le remarquerait même pas. Mais c’est alors qu’une nouvelle difficulté entra en ligne de compte : sa victime déboucha sur l’une des plus grandes rues de la ville. Cette artère, même aux heures les plus tardives, n’était jamais déserte. Ce qui rendait son assassinat impossible, la discrétion étant un point important de sa mission. Le jour, enseveli sous la foule multicolore des passants, il était parfois difficile de se repérer. Mais la nuit, vidée de ses passagers, cette grande allée devenait le chemin le plus sûr. Les nombreux témoins et les patrouilles de milices en repoussaient efficacement les malfrats par leur simple présence.
Jirex, toujours en filature, quitta les sinistres ruelles désertes et rejoignit les dernières activités de Tulorim. A cette heure-ci, on pouvait observer toute l’étendue de ce qui ressemblait en fait à une tranchée colossale, s’étendant aux portes de la ville jusqu’au fameux marché de Tulorim. La monstrueuse coulée de dalles dévoilait toute sa grandeur aux quelques passants qui la parcouraient encore. La plupart d’entre eux devaient être des ivrognes, décuvant leur soirée trop arrosée ; le reste restait indiscernable dans l’obscurité, filant d’un pas nerveux à travers la nuit.
Le gobelin n’avait ici plus à se soucier d’être tapi dans les différents recoins, il pouvait se mêler aux quelques ombres qui glissaient sur le pavé. Plusieurs mètres devant lui, il pouvait apercevoir l’unique chapeau de paille qui dansait au-dessus des silhouettes, lorsque celui-ci s’arrêtât subitement. Mêlé au groupe, le segtek s’en rapprocha. Il découvrit que son homme parlait à voix basse avec quelqu’un : une ombre indissociable des autres qui devint un petit homme, dégarni et barbu, aux traits sévères. Mais déjà le chapeau de paille reprenait sa route, captivant de nouveau l’attention du gobelin.
Ce n’est seulement que quelques pas plus loin que le chapeau quitta l’immense fossé pour rejoindre de nouveau le fin dédale de ruelles, toujours suivi par son assassin.
Lorsque l’homme se retourna, au milieu d’une petite ruelle, il découvrit, sur ses talons, une petite silhouette enfantine. Méfiant, il empoigna sa lame sans hésitation, prêt à parer toutes éventualités.
Jirex se sut immédiatement démasquer. Lorsqu’il croisa le regard de l’homme au chapeau, un terrible frisson lui parcourut l’échine. Il avait échoué. D’un simple regard, l’homme venait d’anéantir tous ses efforts. Le combat frontal n’étant pas envisageable, la créature n’avait aucun moyen d’arriver à ses fins… à moins que…
Il s’avança audacieusement vers l’homme, qui n’était plus qu’à quelques mètres et lui lança :
« Hey ! Hey ! Oui, vous là ! Je suis un voyageur, je ne connais pas vraiment la ville et j’aimerais rejoindre « la taverne de Tulorim » vous ne sauriez pas où … »« Ne t’approche pas, sale Segtek ! Je ne suis pas dupe ! recule où je t’égorge ! » aboya-t-il en guise de réponse.
« Eh ! du calme enfin, je cherche seulement mon chemin » répondit humblement le gobelin, levant les mains en l’air.
« De quoi as-tu peur ? Tiens regarde... Je laisse mes armes ici » Il souleva ses deux dagues du bout des doigts et les laissa tomber sur le pavé dans un tintement métallique.
« Tu vois, je ne suis en rien agressif à ton égard ».
Malheureusement, s’il avait eu plus tôt le bon sens de cacher l’une de ses lames sous sa cape, sa tâche n’en aurait été que plus simple.
A la vue de cet étonnant comportement, l’homme qui était alors prêt à dégainer sa longue épée, sembla se détendre, mais resta cependant silencieux.
« Eh bien, tu as perdu ta langue ? La taverne de Tulorim, tu connais ? Je dois m’y rendre en vitesse, c’est important… je suis prêt à en payer le prix ». Il accompagna ses paroles faussement confiantes d’un léger tapotement sur la bourse d’yus qui pendait à sa ceinture.
L’homme lâcha enfin le pommeau de son arme et tendis la main, paume vers le ciel. Ce qui en disait long sur sa demande. Le gobelin détacha sa bourse et s’approcha pour la donner à son interlocuteur. En s’approchant, il remarqua, du coin de l’œil, un éclat bleuté accroché à la taille de l’homme : une seconde arme, plus courte, une dague. Puis, levant les yeux, le segtek aperçut pour la première fois l’horrible visage rieur de sa cible qui arborait le sourire avide que provoque l’appât du gain.
Mais, soudainement, la bourse tomba au sol dans un son mat, quelques pièces dorées sautèrent et roulèrent sur le pavé. L’homme se pencha pour la ramasser, mais Jirex s’était déjà jeté sur la dague de son ennemi. Il la sortit de son fourreau, s’agrippa au bras de son adversaire, se hissa sur son dos avec grâce et se retrouva sur les épaules de sa victime, le tranchant de la lame sur sa gorge avant que le pauvre homme ne puisse faire le moindre geste.
Jirex termina sa mission. D’un seul mouvement, il arracha la vie à sa cible. Egorgé, l’homme émit un dernier gargouillis et tomba, face contre terre, les bras en croix, mort. Le chapeau de paille tournoya un instant dans les airs et atterri doucement dans la marre de sang.
La créature observait son œuvre avec la fierté d’avoir accompli son devoir, aussi ingrat soit-il. Il récupéra sa bourse, ses armes et ce pourquoi cet homme avait dû mourir : une sacoche obtenue lors de l’échange qui eut lieu quelques minutes plus tôt. Alors, il fit demi-tour et s’éloigna, laissant de nouveau derrière lui un corps sans vie.