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Encore une fois, Erzébeth explora l'expression de son interlocutrice avec un air presque envoûté. Elle se mit à glousser :
- Mes intentions... Envers le monde, ou juste envers-vous ?
Elle se rapprocha de Sinaëthin. Entre elles deux, l'atmosphère était tendue. Il était évidant que les croyances de l'elfe blanche étaient à l'opposée de celles des sbires d'Oaxaca. Néanmoins, elle continua.
- Je vous dirais bien que je mène ces orques à Oranan pour y récolter la tête de quelques hauts placés qui s'enlisent dans la médiocrité et la honte, ces sinistres penseurs et philosophes qui régissent le monde du fond de cet odieux confort, qu'ils soient amateurs de jeunes hommes ou de pucelles arrachées des campagnes pour l'occasion.
Elle marqua une pause. Sirius l'observait, elle s'engageait sur un terrain glissant sans se soucier le moins du monde du poids de ses mots. Bien sûr, tout les hommes autour d'elle s'accordaient avec cette vision. Quant à Sirius, il sentait que ses mots avaient bien plus de poids qu'elle ne le laissait croire, et que ses plans étaient de ceux qu'il ne fallait pas prendre à la légère.
- Le monde est au bord d'un gouffre béant, l'immense échiquier se met en branle et en plus de semer la terreur dans les villages, mon rôle est d'abattre les hauts jusqu'à sentir sous ma botte la gorge du plus haut d'entre eux, le Roi lui même.
Alors c'était après le "Roi" qu'elle en avait. Heartless ouvrit l’œil, soit cette femme était juste folle, soit elle était folle et en plus elle était capable de bouleverser l'Histoire ! Était-elle de ceux dont on se souviendrait du nom des décennies durant ?
- Tout comme vous, j'ai été mise de côté, abandonnée et j'ai connu des décennies de captivité et de souffrance. Je cherche une justice.
Elle cherchait la guerre. Étrangement, ce mot inspirait au hors-la-loi des sentiments mêlés, car il avait été témoin d'un champ de bataille ravagé et laissé à l'oubli, mais il avait aussi tant entendu parler de héros qui s'étaient distingués ici. Les plans de la tueuse se faisaient plus clairs...
- Quant à vous, j'ai soigné vos blessures et pansés vos corps meurtris. Je n'ai pas l'intention de vous tuer. Je veux vous proposer quelque chose. Joignez-vous à moi. Sirius, mes navires manquent de capitaines. Le Redoutable Jugement, joyau de ma flotte est l'un d'eux. Tu pourrais accomplir ton rêve, voguer sur les mers à ta guise, n'ayant de compte à rendre qu'à moi, j'ai l'équipage et les lieutenants, il ne me manque qu'un capitaine.
Qui put dire les pensées qui naquirent dans l'esprit d'Heartless en ce moment-là, lui qui avait gardé la tête baissée et l'air vacant, jusqu'à ce qu'Erzébeth lui propose, face-à-face, une alliance ? Non, pas une alliance... il était clair qu'il allait devoir se mettre à son service, lui rendre des comptes... Mais elle connaissait son tempérament, elle caressa son orgueil en lui promettant un poste d'envergure. Et elle tenta de faire de même avec Sinaëthin, devinant l'idéalisme caché derrière ce visage de glace.
- Sinaëthin, vous n'avez pas répondu à ma question. Votre ennemie aurait-elle pris soin de soigner vos plaies ? Pensez-vous que ça soit ça, la guerre ? Une haine aveugle d'un camp à l'autre ? - Non.
L'archère répondit sans prendre de détour. Elle n'était pas idiote, et contrairement à Heartless, elle avait une idée précise de la guerre. Elle énonça son objection, calmement, comme si elle n'était pas entourée d'au moins une vingtaine de soldats entraînés.
- La guerre c'est le massacre de milliers d'innocents, tout ça parce que quelques individus possédant plus de pouvoir que les autres se battent pour façonner le monde à leur image, selon leur idée de ce que le monde devrait être. Vous tentez de nous amadouer en jouant la carte de la compassion, en faisant un parallèle entre nos situations. Comme je vous l'ai déjà dit, notre regroupement dans le marais était fortuit, peu m'importe le comportement des autres et ce qu'il sera advenus d'eux. Je ne les connaissais pas. Vous avez peut-être souffert. Nous aussi. Vous parlez de captivité, il est si facile d'oublier que c'est à vous que nous devons d'être là. Vous parlez de justice, mais c'est la vengeance qui semble vous consumer, à vos paroles. Vous avez peut-être les meilleures intentions du monde, Hrist, mais je ne saurais y prendre part.
Un silence de plomb frappa l'audience. On ne pouvait opprimer la parole de Sinaëthin qui d'ailleurs, c'était vrai, n'avait rien à voir avec les hommes du genre d'Heartless. Elle avait appelé la femme Hrist, car c'était le nom qu'elle lui avait donné. Le nom d'Erzébeth n'était en vérité qu'une chimère lointaine des jours de Kerezstur.
- Je ne vous considérerais comme mon ennemi que si vous refusiez de me laisser libre.
Sinaëthin avait choisi de refuser son offre. Mais Heartless, lui... que pensait-il ? Ses pensées étaient elles claires, ou bien était-il encore tourmenté par ces nuages noirs, les voix des hommes de son village natal, de ceux d'Exech et de Tulorim qui le traitait comme un moins que rien, de Thunderhead qui lui disait qu'il n'était pas à la hauteur, des miliciens mourant de sa lame, de ses propres hommes qui l'avaient laissé à pourrir sur les Monts Eternels, de la tribu de Fenris qui étaient gouvernée par la force seule... Ou alors était-ce cette vision des voiles irréelles qu'il avait eu alors qu'il était à la limite de l'inconscience... Que pensait-il ? Lui-même ne le savait peut-être pas.
On entendit Heartless rire faiblement. Il leva la tête et passa la main sur son front, un petit sourire aux lèvres :
- C'est tout un programme. Laisse-moi du temps pour réfléchir...
Son sourire était son meilleur masque, seulement, à cet instant, l'on put déceler de nouvelles rides se former sur son front. Il fit un pas en direction des cabines, tournant presque le dos à Hrist.
- Tu me le permets ? J'voudrais rester seul un moment, et j'ai une de ces soifs... Ça fait une éternité que j'ai pas bu un verre...
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