...De simples calculs pouvaient, en théorie, invalider tout espoir d'esquive de l'attaque de Yurlungur. À vue de nez, Armont pesait bien au moins quelques centaines de kilos. Une telle masse était inconcevable à soulever pour la fillette, aussi s'imaginait-elle le colosse qui lui faisait face comme un vulgaire balourd, gros et lent, lourdaud phénoménal, aussi lent de l'esprit que malhabile dans ses coups. Une telle hypothèse était en sa faveur : il lui suffisait alors d'esquiver toutes les attaques du géant et de répliquer par des coups, même légers, pour réussir tôt ou tard à l'épuiser puis à l'achever. C'était un plan diablement long à mettre en place, mais dans sa situation, il était impensable que Yurlungur chicane sur telle ou telle possibilité de rester en vie à l'issue de cette confrontation. De plus, elle aurait pu utiliser l'une des techniques de Liniel pour s'en sortir plus vite : sa dernière contre-attaque était par exemple très bien ficelée - à son goût. En théorie, donc, il aurait dû être blessé, ce qui aurait rapporté un peu d'espoir à la petite fille...
La pratique se révéla différente - trop différente. Sans qu'elle s'en aperçoive, Armont outrepassa sa garde et, alors qu'elle croyait être sur le point de lui porter un coup dévastateur, ce fut une main gigantesque qui vint la saisir directement par la taille telle un jouet ordinaire, un jouet qui allait casser si l'on persistait à le broyer comme le faisait le titan face à elle. En cet instant, elle aurait presque préféré en être un, de jouet. En principe, ceux-ci ne souffrent guère dans les mains de leurs maîtres, si l'on prend en considération qu'ils n'ont aucune conscience - ne serait-ce pas beau ? Perdue dans une peur difficilement contrôlée et un défaitisme certain, Yurlungur gardait toute son attention obnubilée par la douleur lancinante qui traversait ses chairs et ses os, se déversant tel un torrent furieux dans son frôle corps. L'une de ses côtes était peut-être déjà cassée, mais Sephon était loin, et le Rebouteux de Dahràm aussi, soit les seules personnes plus ou moins habilitées à lui procurer des soins, aussi rudimentaires ceux-ci fussent-ils.
Une lueur d'espoir apparut à l'horizon lorsqu'Armont hurla, brisant cette nuit noire de sombres présages qui s'était peu à peu imposée. L'avait-elle tout de même atteint ? Les pensées de la fillette, trop accaparée par la douleur, n'étaient que trop floues et vagues pour se souvenir avec exactitude de ce qui lui semblait déjà être les derniers instants de sa vie. Elle se sentit voler, sans comprendre vraiment pourquoi, mais il lui sembla qu'Armont venait de la lâcher - heureux événement ! Il valait mieux se satisfaire de sa chance plutôt que de songer au pourquoi du comment. Ne s'était-il pas tourné, dans le même mouvement ? Oh, et puis, quelle importance ! Il était presque agréable de flotter ainsi dans les airs, à simplement profiter de cette diminution progressive de souffrance, l'étreinte mortelle maintenant relâchée... Un sourire aurait pu apparaître sur ce visage poupin, maintenant que le sang circulait à nouveau en toute liberté à travers les veines et les artères de la petite fille Varockienne.
Mais elle frappa brutalement les barreaux de la prison et la souffrance revint, aussi pure et violente qu'avant, mais contrastant désagréablement avec l'infime instant de douceur qu'elle avait ressenti dans les airs. Bizarrement, bien que cela la sonnât un peu, elle se réveilla toutefois de la torpeur qui avait failli l'emporter avec elle, reprenant rapidement le fil de ses pensées pour se sortir d'un incongru pessimisme. Elle avait plus mal que tout à l'heure, certes, mais elle n'allait pas flancher pour si peu. Qui était-elle, après tout ? Elle avait réussi à récupérer la capuche aux mille visages aux griffes mêmes d'un des généraux d'Oaxaca ! Elle avait retrouvé la Cape Scorpionne ! Elle, qui s'appelait...
L'Autre eut un instant de doute, cassant sans qu'elle y prête garde sa mini-séance de regain de confiance en soi. Comment s'appelait-elle, puisqu'elle n'était pas Yurlungur ? Elle se releva en serrant les dents, les nerfs à feu et le corps en sang, fixant le dos d'Armont lardé de divers instruments de torture. En d'autres circonstances, elle aurait pu admirer avec une certaine délectation la composition effectuée sur ce dos aux muscles saillants, apparemment hasardeuse mais pourtant si magnifiquement répartie, avec ces filets de sang qui commençaient à peine à s'échapper des plaies ainsi ouvertes. Mais même Armont, malgré son manque évident de réflexion (pourquoi n'avait-il pas tenté de soulever la cage ?), la domination de ses instincts et de ses sensations pures sur son intellect (pourquoi l'aurait-il lâchée, si ce n'était pour ces quelques picotements dans son dos ?), avait un nom. Lui qui ne servait qu'à l'éradication pure et simple des intrus, il revêtait aux yeux de ses maîtres suffisamment d'importance pour recevoir une dénomination, contrairement à l'Autre, qui n'était désignée que par un banal adjectif substantivé mettant en avant le rejet qu'elle subissait.
L'Autre aurait voulu demander à Yurlungur son nom, mais cette dernière contemplait la scène de l'intérieur, terrorisée, lui adressant des petits cris hystériques censés la faire réagir face à la menace que représentait l'être - nommé - devant elle. Remettant la question à plus tard, sur le visage du corps aux deux âmes s'afficha néanmoins une expression presque triste, contrastant avec les deux seules qui, d'ordinaire, dominaient successivement - à savoir la colère aveugle ou l'insolente assurance. Sans aucun doute, le colosse était bien trop puissant pour elle. Ce n'était en principe pas une raison pour fuir, pas pour l'Autre en tout cas, mais il fallait qu'elle vive pour se trouver un nom.
Sans même vraiment y réfléchir et toujours à moitié sonnée, la fillette fonça donc droit vers l'unique échappatoire de cette lugubre salle, bondissant au-dessus de la porte brisée - avant de se rendre compte en manquant de trébucher que son oreille interne était elle aussi un peu déboussolée par le coup puissant qu'elle avait reçu - et débouchant dans le couloir, où elle regarda sans parvenir à se décider les escaliers descendants. Devait-elle fuir face à cet ennemi qu'elle savait trop fort ? La porte du rez-de-chaussée était de toute façon fermée, si elle se souvenait bien, aussi lança-t-elle un regard à droite, vers le reste du couloir, dans l'espoir d'une porte ouverte. À moins que l'ultime échappatoire soit l'une de ces fenêtres...
Mais son indécision ne put durer bien longtemps car un grondement sourd la fit frémir, parcourant son échine et excitant incroyablement ses nerfs. Armont avait remarqué son départ et, d'ici quelques instants, il serait sur elle. Était-ce un soupçon de joie qui se faufilait entre toute cette frayeur ? La joie de se sentir vivante, peut-être pour quelques minutes seulement, ou quelques secondes, mais une joie tout de même... La joie d'avoir réussi à échapper - jusqu'ici - à un adversaire en principe bien plus fort qu'elle, l'orgueilleuse flatterie qu'elle s'adressait à elle-même de lui avoir résisté... C'était un sentiment profond, propre aux êtres qui s'épanouissaient dans l'action, dans le sang et dans les armes. Il était presque jubilatoire, malgré tout, d'être présenté face un adversaire incroyable. La victoire en devenait une apothéose tandis que toutes les pensées dérangeantes disparaissaient, ne laissant place qu'à l'action pure, la mise en jeu de toutes ses ressources dans un seul but : survivre. Or, pour survivre, il fallait généralement tuer. Il lui était impossible de tuer Armont loyalement : qu'à cela ne tienne, elle l'abattrait sournoisement.
Était-ce un sourire qui faillit apparaître sur le visage de la petite fille alors qu'elle se remettait à courir vers le bout du couloir, toutes inquiétudes soudainement renfermées en elle-même, n'écoutant que le faible grincement du plancher sous ses pieds et les plus sonores gémissements, derrière elle, des planches de bois au passage de l'imposant Armont, sentant son cœur battre dans sa poitrine, si fort et si rapide - comme elle ! Il y avait aussi son souffle rauque, retentissant dans un manoir qui aurait pu être paisible sans sa venue, tous les autres sons qui auraient pu s'élever - le hululement d'une chouette, le hurlement d'un loup, ou même le vrombissement d'une mouche - étant écrasés dans l'action, simplement ignorés par les sens affûtés de la fillette. Yurlungur ne savait pas exactement pourquoi elle était partie par là, renonçant à la solution de facilité des escaliers, solution qui aurait rendu sa fuite plus aisée si jamais elle se trouvait à nouveau en mauvaise posture face au géant à la hache. Ce n'était sûrement que pure vantardise, comme si elle criait au monde qui l'entourait, à la vieille femme et à Armont qu'elle refusait la simple fuite, se condamnant peut-être elle-même mais toujours dans l'arrogance et l'impudence qui lui étaient propres. Que ne ferait-elle pas pour énerver à nouveau la rombière qui avait cru pouvoir la faire fuir avec un simple sablier ! Bien qu'il faudrait sans doute pour cela vaincre Armont, chose impossible dans l'immédiat.
Quelques portes simples défilèrent sans attirer son regard et ce ne fut qu'arrivée devant les imposants battants de la double richement ornée qu'elle ralentit, son esprit enfin remis du choc de tantôt et carburant maintenant à plein régime dans l'atmosphère fraîche du manoir au milieu de la nuit. Si elle n'avait pas pu se résoudre à ouvrir l'une des multiples portes apparemment identiques qui se présentaient à elle, la fillette n'avait désormais plus le choix puisqu'il n'y avait plus aucune salle à laquelle accéder plus loin dans le couloir. Dans sa précipitation, elle n'avait pas pu songer en arrivant à la signification de la présence d'une telle porte ici, ni à la raison pour laquelle il y avait autant de dorures tout autour de cette dernière, mais tout lui paraissait maintenant clair et limpide. Pour qui d'autre qu'Aethalin aurait-on mis en place de telles décorations, plutôt superflues autrement ? Yurlungur avait songé, suite aux indications de Papillon, que le château était encore habité par son maître, mais ce n'était sûrement pas vrai. Ni la vieille femme, ni le spectre ni Armont ne s'étaient désignés comme des membres de la famille Enulcard et il semblait s'agir de genres de fantômes plus que de véritables êtres vivants, à l'exception d'Armont qu'elle suspectait fort être un mort ramené à la vie par une obscure magie.
Il n'y avait donc aucune raison particulière pour qu'Aethalin soit encore vivant. C'était possible, oui, mais il était tout de même probable qu'il soit mort, après autant de temps, et que seule son ombre hante encore ces murs : ce qui ne laissait place derrière cette porte qu'aux anciens appartements du maître, ou à sa salle au trésor, ou encore à celle où l'on aurait pu laisser ses restes après son décès, dans tous les cas également les reliques tant recherchées. Quand bien même il serait encore vivant et qu'il s'agissait donc de ses appartements, ses reliques devaient se trouver prêt de lui... Ainsi, où que soit la vérité dans l'énigme, la petite fille s'imaginait déjà les trouver derrière. La conclusion était arrivée, brillante et évidente, au même moment qu'Armont dans le couloir, toujours aussi impressionnant et sanguinolent. N'osant pas se risquer à le narguer d'un sourire, Yurlungur se précipita sur la double porte et tenta d'ouvrir la porte. Ô combien elle désirait entrer ! Ses mains tremblaient légèrement, mais elle s'agrippa fermement à la poignée et appuya dessus, son regard empreint d'une excitation sans pareille mêlée à une touche de folie, étincelle inaltérable engoncée depuis trop longtemps aux fond de ces deux yeux bruns. Bientôt, elle serait reine, couverte de gloire et de reliques, et elle pourrait aller se reposer dans la douceur et la paix à Dahràm, dans les bras de sa mère. Bientôt, le Gros Néral lui pardonnerait tout au vu de ses accomplissements et l'accepterait à nouveau parmi les siens. Un grognement bestial l'arracha de ces douces pensées alors qu'Armont la repérait enfin. Bientôt, si elle ne faisait rien, il la tuerait... La porte, la porte ! Qu'elle s'ouvre maintenant ou que Yurlungur se taise à jamais...
(Sésame, ouvre-toi !)...