...Au sol, le liquide avait la texture, l'odeur et la couleur du gras de cochon, plutôt que du sang, montrant une erreur de jugement de la fillette. Mais il n'y avait pas de cochon par ici et de nombreuses interrogations émergeaient : d'où venait-ce ? Pourquoi du gras alors que du sang aurait été bien plus habituel dans un lieu où l'on cherche à effrayer ? Était-ce seulement du cochon ? Ne semblait-il pas étrange de laisser du gras, facilement inflammable dans les piètres souvenirs de la fillette, dans un lieu où le principal gardien était un géant ayant peur du feu ?
Mais la petite fille n'eut pas le temps d'y réfléchir davantage puisqu'une forme indistincte se mit à bouger dans l'ombre devant elle, la faisant instinctivement porter la main à sa dague. Aucune lumière ne semblait pouvoir percer cette zone mystérieuse, semblable à la salle à l'étage où semblait toujours se trouver Armont et elle tentait vainement de plisser les yeux, comme si cela pouvait l'aider d'une quelconque façon. Néanmoins, quelque chose avait bougé, elle en était certaine – elle aurait même juré qu'il s'agissait de quelqu'un au vu de la forme vaguement humanoïde entraperçue. Était-ce son protecteur, celui qui voulait sans relâche la conduire vers la sortie en dépit de toutes les réticences qu'elle avait formulées ? Était-ce autre chose qui l'épiait depuis l'ombre, prêt à lui fondre dessus ou à avertir ses ennemis dans la maison de sa position exacte ? Soupçonner son imagination dans un tel instant ne pouvait la conduire qu'à la mort : si ses sens mêmes se faisaient défaillants, elle ne tiendrait de toute façon guère et l'unique solution restait de rester à l'écoute de tous les messages que lui envoyaient son corps.
Soudain cependant, la voix reprit, presque tremblante, ou du moins comme inquiète - par ses propres paroles ? - paroles qu'elle avait lancées vivement, trop pour que ce soit naturel. En avait-ce seulement l'intention ? Et, après ces quelques mots, Yurlungur voyait les différentes théories qu'elle avait pu échafauder s'effondrer : non, Enulcard n'était pas mort, non, Armont n'était pas le plus dangereux des habitants du manoir, non, ses propres justifications pour rester ici n'étaient pas suffisantes. Elle plissa derechef les yeux, prise de court par toutes ces informations, le spectre lui révélant une fois de plus qu'il était indispensable à sa survie du fait, sans doute, d'une forme de Magie qu'il usait pour la protéger. Si c'était bel et bien un spectre comme ceux des quelques légendes qu'elle avait entendues, il devait pourtant être immatériel et insensible à toutes les formes d'actions qu'on pourrait avoir sur lui, ce qui rendait son affolement illogique ; de plus les spectres étaient réputés pour leurs mauvaises intentions. Le Grand Prêtre de Phaïtos, à Dahràm, ne lui avait-il pas également expliqué qu'ils étaient de surcroît incapables d'agir directement sur le monde physique malgré leur présence intangible dans celui-ci ? Les manifestations physiques, les messages qu'il lui adressait tout comme la tempête de meubles dont elle ne se souvenait que trop bien ne conciliaient pas avec l'image qu'elle avait de lui : pourtant il n'y avait pas d'autres théorie plus solide.
Toutefois, le plus important était surtout la présence d'Enulcard. Qu'un si vieil être vive encore, alors qu'on disait la maisonnée abandonnée depuis des lustres, ne pouvait signifier que son inhumanité. Un Elfe, peut-être, eux qui étaient connus pour leur âge démesuré ? S'il était réellement aussi cruel que le “spectre” le prétendait, il faudrait opter pour un Elfe noir - mais toujours est-il qu'il devait posséder toutes ses reliques proches de lui, si ce n'était sur lui, ce qui ne pouvait satisfaire Yurlungur. Profaner une tombe n'était pas fameux, mais c'était quelque chose de possible, d'utile à son sens et presque dépourvu de tout danger, puisqu'il ne s'agissait que de récupérer une relique ; tandis que la prendre sur quelqu'un était plus... périlleux.
(Différent, dira-t-on...)Enulcard, dans tous les cas, semblait être un Mage puissant, pour qu'il puisse à ce point effrayer une créature immatérielle, pour qu'il enferme dans son castel une cohorte de monstres de tous genres et pour que ses “yeux” puissent voir tout dans son propre château, a priori, le seul recours des explorateurs venus le déranger étant de compter sur le soutien d'un spectre compatissant.
À nouveau, un conflit émergea entre le cœur et la raison de la petite fille. Que dire d'un enfant qui, malgré ses idées parfois brillantes, ne pouvait s'empêcher de voler à la recherche d'un trésor perdu, d'une nouvelle aventure ou d'un affrontement épique ? Fuir, comme le conseillait le spectre, était l'acte pour lequel tout le bon sens penchait naturellement, ainsi qu'une partie de son cœur - il aurait été absurde d'affirmer qu'elle n'était pas effrayée par Armont, par tous ces événements étranges et obscurs - mais elle savait, elle savait qu'abandonner dès à présent serait contraire à ses opinions, à ses désirs, à ses choix : à elle-même. Et quelle excitation à parcourir ces couloirs surannés, ces pièces délabrées : quelle ardeur surnaturelle prenait un malin plaisir à la saisir dès lors que sa vie était en danger ! Les deux parties s'opposaient, aussi opposées sur le fond que sur la forme.
(Quoi ! Tu fuirais devant l'ennemi !)(Mais il est trop fort...)(N'a-t-on pas déjà affronté des adversaires plus puissants ?)(Mais je ne peux rien contre lui...)(N'a-t-on pas déjà affronté des opposants plus coriaces ?)(Mais je risque de mourir !)(N'a-t-on pas déjà maintes fois failli mourir ? Et regarde où l'on en est ! Yurlungur est vivante, elle vit, elle vit !)Ce dialogue intérieur, pendant lequel quelques précieuses secondes s'écoulaient, elle ne put s'en sortir que grâce à un souvenir : au souvenir d'un objet. Ce n'était pas un petit machin anodin comme on en ramassait tous les jours sur le sol, comme les cailloux que les gamins émerveillés aiment à collectionner, non : elle l'avait trouvé sur le corps de la nécromancienne qu'elle avait affrontée quelques jours plus tôt, tel un butin de guerre, sous la forme d'une petite fiole semblable à celles que possédaient les Mages et qui leur permettaient, si elle avait bien compris, à déclencher leurs pouvoirs aussi ensorcelants que redoutables. Cette petite fiole, elle l'avait observée, jaugée, examinée sous tous les angles possibles et imaginables, presque fascinée par le mouvement perpétuel de la noirceur mise en fiole.
Oui, sans aucun doute, il s'agissait d'un fluide d'obscurité.
Elle, qu'en aurait-elle fait ? L'ingérer aurait été dangereux - quoique fort exaltant - et il était certain qu'elle aurait pu l'user d'une bien meilleure façon plus tard, quand bien même ce n'eût été que la vendre dans une boutique de Dahràm pour en tirer quelques yus. Mais lorsqu'elle la tira de sa sacoche, elle ne put s'empêcher de lui sourire presque déçue de s'en séparer, comme un enfant qui se sépare d'une breloque brillante avec laquelle il a pris l'habitude de jouer.
Mais pour cacher quelque chose à la vue de quelqu'un, quoi de mieux que de la Magie d'ombre ? Si c'était de la puissance qu'il manquait au spectre pour la cacher et la protéger, cette fiole permettrait peut-être (sans doute !) de l'aider un peu, de faire gagner du temps à la fillette pour trouver sa relique et, qui sait, renverserait éventuellement le rapport de forces entre le spectre et le seigneur des lieux, Aethalin.
Tendant la petite fiole devant elle, Yurlungur affirma d'une voix forte :
«
Si vous faiblissez, prenez ceci. Vous en userez bien mieux que moi, sans doute. »
Ne sachant pas trop quoi faire et s'imaginant bien que la tenir simplement devant elle ne ferait rien, elle la déposa au sol et - vérifiant au passage qu'Armont n'était pas juste derrière elle -, elle recula de quelques pas pour laisser le spectre prendre possession du “fluide”, quelle que soit la manière qu'il allait employer.
«
Mais... ajouta-t-elle.
Si je comprends bien, vous souffrez également de la domination d'Aehalin sur ce castel, n'est-ce pas ? »
La question était rhétorique mais, en l'absence d'interlocuteur réellement visible devant elle, Yurlungur se dandina d'un pied sur l'autre, les deux mains croisées dans son dos, avant de reprendre quelques instants plus tard :
«
Il me paraît dès lors difficile de m'enfuir en vous laissant seul à jamais ici. Si je trouve Enulcard et que je le vainc ou que je le convainc, il nous laissera peut-être repartir, n'est-ce pas ? Mais vous connaissez mieux ce manoir que moi, enchaîna-t-elle,
dites-moi simplement comment préparer la rencontre et je le ferai. »
En prononçant ces derniers mots, elle avait fixé d'un air plus que déterminé le fond de l'obscurité pour confirmer qu'elle ne plaisantait pas.
«
Je le ferai et vous serez libre. Malgré tout, je ne suis pas si cruche que ça, fit-elle avec un petit sourire,
et je m'y connais un peu dans le culte de Phaïtos. Votre âme désire se rendre au Royaume du Dieu des morts, n'est-ce pas ? »
Une question à moitié rhétorique, à moitié de confirmation, Yurlungur s'arrêta, laissant le spectre méditer là-dessus et prendre possession de la fiole. Repensant au gras - de cochon ou d'autre chose - étendu à ses pieds, elle se baissa, sortit le bout de tissu qu'elle avait gardé dans une poche et, en essuyant un peu le sol, en récupéra dessus. Prenant garde à le replier de telle manière à laisser le gras à l'intérieur pour ne pas tâcher ses vêtements, elle le replaça dans sa poche. Elle n'avait certes pas de feu, mais elle avait désormais un composé hautement inflammable.
Il ne restait plus qu'une chose à vérifier, étant donné le mutisme étrange de la Faera espionne.
(Papillon, tu m'entends ? Où se trouve Armont maintenant ?)...