Mais le pirate éluda la question encore une fois, riant avec le capitaine du Chasseur des brisants. Leyna, rougissant légèrement sous la colère, se tourna vers barbe-rouge :

« Il suffit ! Je ne vois pas pourquoi nous nous encombrons de sa présence ! »

Le colosse haussa les épaules :

« Bah ! Pour le plaisir de parler à un confrère avant de décider qu'en faire. Je vais probablement devoir te tuer, Thunderhead. J'ai une réputation à tenir, qu'est-ce que tu veux ! Mais ça aura été un plaisir de discuter avec un gaillard comme toi ! »

Il ajouta ensuite avec un regard appuyé à la jeune femme :

« Mais c'est à moi et à moi seul d'en décider. Alors, puisqu'on arrive à Exech, tu ferais mieux de te dépêcher de descendre pour raconter tes histoires et me trouver un nouvel équipage. Et que ça saute ! »

Inutile de résister. Leyna prit une profonde respiration pour se calmer et retrouver sa sérénité. Décidément, que d'émotions fortes ces temps-ci ! Vivement qu'elle puisse prendre une bonne séance de méditation. Cela lui ferait le plus grand bien.
Elle se leva d'un geste gracieux et, avec Barbe-rouge, se dirigea vers la sortie pour laisser le capitaine déchu à sa cellule.

Thunderhead, les voyant s'éloigner, se décida tout de même à lâcher un commentaire :

"Hé, si vous croisez la Confrérie d'Outremer, faites-moi signe !"

Cela fit sursauter Leyna et froncer les sourcils de Barbe-rouge. Ce dernier garda la porte ouverte mais ne sortit pas. Tandis que la prêtresse lançait un regard aiguë au pirate, le capitaine grogna :

"C'est quoi cette histoire ? Cette confrérie n'est pas une invention de la gamine ? Explique toi, je ne demande qu'un prétexte pour te débarquer en un seul morceau..."

Leyna n'aurait pas parié sur la véracité de la dernière phrase, mais elle devait reconnaître que pour une fois, Saryon faisait la bonne remarque. Et elle devinait pourquoi. Il n'avait pas caché son désire de voir un peuple de la mer uni. Une confrérie de l'océan était soit une opportunité... soit une menace à anéantir.

Gallion commit l'erreur de vouloir jouer au plus malin, arguant d'un air ironique que l'autre avait sûrement mieux à faire, alors que le capitaine à la peau bleue était maintenant sur ses gardes. Leyna sentit de façon presque physique la colère qui irradiait jusqu'à elle.

« Tu as raison, grinça le sang-pourpre, j'ai mieux à faire qu'écouter tes sarcasmes. Et la gamine doit aller me recruter un nouvel équipage. J'espère pour toi qu'elle sera rapide parce que personne d'autre ici ne voudra te donner la becquée. Peut-être que tu seras plus bavard alors... »

D'une poigne rude, il tira Leyna hors de la salle et claqua la porte. Leyna contint son désir de se faire toute petite. Elle avait hâte de quitter le pont, mais combien de temps pour récupérer un équipage ? Et elle devait aussi aller prier au temple de Moura...

Le navire était maintenant à quai et elle pouvait admirer Exech dans toute sa splendeur crasseuse et décadente. Elle avait beaucoup entendu parlé de cette ville, repaire de bandits et de pirates en tous genre. Elle était sombre, et pourtant écrasée sous le soleil. Il n'y avait aucune trace d'organisation dans les ruelles et, si on exceptait les temples et un château en ruine dominant le port de loin, aucun bâtiment reconnaissable.
Mais le plus frappant restait l'odeur. La jeune femme retroussa son nez délicat par pur instinct face à l'agression caractérisé de mille effluves qui devenaient presque visibles par leur intensité, formant un dégradé qui allait de l'immonde à l'ignoble en passant par une pléthore d'infecte et d'abominable.
Valgan était descendu pour accrocher les amarres. Saryon descendit par la passerelle en bois, en fait un corbeau dont la pointe avait été repliée, Leyna le suivant de près.

Elle en profita pour s'enquérir des gens de la mer qui faisaient escale à Exech.

« Ah bah ça... marmonna un homme solidement bâti. Il y en a qui ont causé des troubles, récemment. Du coup, ils se sont fait embarquer par la milice... c'était qu'un prétexte pour foutre en taule quasiment tous les sang-pourpres de la ville, notez bien. On risque de ne plus être les bienvenus pour longtemps... »

La nouvelle était inquiétante, pour sûr. Et elle se hâta de les amener au capitaine.
Barbe-rouge, malgré l'heure tardive, se tenait sur la proue, l'air pensif, voire tourmenté. Quand elle approcha, il sembla presque surpris mais, après un instant de trouble, il se mit à grogner :

« Je t'avais demandé un équipage et c'est tout ce que tu me ramènes ? »

Elle hocha la tête en silence. Elle n'avait qu'une hâte : aller se coucher. Elle laissa donc le capitaine avec ses nouvelles recrues et se dirigea vers sa chambre.

Elle n'avait pas fait trois pas dans le bâtiment qu'un coup violent lui fit perdre connaissance...

Sur le pont, plusieurs marins du sang-pourpre s'activaient au nettoyage et à vérifier les cordages. Le Chasseur des brisants n'était pas au sommet de sa forme, Leyna le savait, et l'équipage était toujours sur la brèche pour le maintenir en état.
Dès qu'elles montèrent à bord, une dizaine de paires d'yeux se tournèrent vers elles. Mais ce n'était pas le moment de flancher. Au nom de Moura, il fallait être forte !

« Où est le capitaine ? » lança une Leyna impérieuse.

Il y eut un moment de silence, puis, une voix gronda :

« Qui est la gamine qui me demande ? »

Saryon descendit du pont arrière, puis se figea en la voyant.

« Que... que fais-tu ici ? »

Elle se contenta de lui répondre par un regard glacial. Kassara passait d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Tentant de se reprendre, le capitaine voulut meubler le silence :

« Hum... ton nouveau maître te traite bien ? Je suis sûr qu'il te libérera bien vite, il avait l'air de quelqu'un de sympathique... »

Kassara hoqueta de surprise. Leyna sentit une rage brûlante l’envahir. Elle avait l'impression de sentir quelque chose dans sa sacoche, quelque chose qui appelait le sang...
Elle se mit à fredonner.

Ses bras commencèrent à monter et à descendre, dessinant un ballet hypnotique. Sous les yeux du capitaine figé de stupeur, elle se mit à danser en faisant voleter ses voiles. Danser et chanter la colère longtemps contenue... Exprimer l'inexprimable... Dans un combat où la vraie force ne serait pas la force brute, en laquelle Saryon la dépassait de loin, mais la force de la volonté. La valse animée par magie était expression de la volonté de vengeance de la prêtresse.
Volonté qui quittait le capitaine. Sauvage. Incapable de résister à une petite tenue et des membres gracieux. Sa défaite n'en fut que plus humiliante lorsque le genou de la jeune femme le frappa à l'entrejambe. À partir de là, il fut facile de le maîtriser.

« Tu m'as livré à un monstre, ordure ! » gronda-t-elle.

« Aaaah... salope ! Il m'avait promis qu'il traitait bien... et toi, je n'avais plus rien à gagner à te garder, maintenant que j'avais l'équipage et la gloire... »

« Et maintenant ils sont miens. Tu m'as défié et je t'ai vaincu. Désormais, le Chasseur des brisants ira là où je dirais. »

Le capitaine siffla entre ses dents serrées :

« Il ne peut y avoir de femme capitaine... »

« Qui s'en plaindra ? »

« MOI ! » cria un sang-pourpre en s'élançant.

Mais la jeune femme était préparée à devoir se défendre et sa dague jaillit, transperçant le ventre de l'homme. Il s'effondra, terrassé par la blessure. Son visage prit une teinte violacée tandis que le poison de l'Écho de vie l'amenait lentement vers le repos éternel.

« D'autres doutent de ma force ? » cria Leyna.

Plusieurs semblèrent prêts à se révolter, mais la vision du cadavre les convainquit que ce n'était pas le moment. En revanche, il faudrait être prudente les prochains jours...
La prêtresse se retourna vers le capitaine :

« Acceptes-tu de guider ce navire en mon nom ? »

Barbe-rouge retrouvait son souffle et il se releva avec autant de fierté qu'il le pouvait.

« Tu es peut-être digne du Chasseur des brisants... mais jamais je ne serais le premier capitaine du sang-pourpre à obéir à une femme. Je préfère encore que tu me jettes par-dessus-bord ! »

Voyant l'expression sauvage de la semi-elfe, Kassara intervint :

« Ne cède pas à la colère. Je suis sûr que si tu commets ce meurtre, tu le regretteras. »

Leyna sentait sa sacoche brûler. Que se passait-il ? Elle avait soif de sang... mais son amie avait raison. Saryon agissait comme un vrai sang-pourpre et, s'il avait démontré son absence totale de scrupule, il l'avait par ailleurs toujours bien traité. Peut-être s'était-il réellement juste laissé berner par un fanatique de Thimoros... Dans tous les cas, il restait un vrai fidèle de Moura, plus que bien des prêtres...

« Tu iras ramer, alors... Peut-être, si tu changes d'avis, tu retrouveras ton poste. Valgan ? »

Elle se tourna vers le bosco, un homme qu'elle connaissait depuis longtemps. Il avait certes tenté de la tuer, et elle de même, mais ils étaient malgré tout devenu amis et il avait une longue expérience de la mer. Mais celui-ci recula d'un pas.

« Désolé, ma belle, mais je n'ai pas les compétences. Malgré ce que Saryon a commencé à m'apprendre, je n'ai pas les compétences pour manœuvrer le Chasseur des brisants. »

La jeune femme se sentait bouillir. Qui donc accepterait de lui obéir ? Elle ne pouvait rester dans cette ville, et accepter un supérieur se solderait sûrement par une nouvelle vente à elle ne savait quel seigneur pervers. Hélas, aucun sang-pourpre n'accepterait de suivre une femme.

Aucun sang-pourpre...

« Galion Thunderhead est toujours à bord ? Amenez-le-moi ! »

Des murmures de colère montèrent de partout, mais Kassara intervint :

« La journée a été éprouvante pour tout le monde. Vous feriez mieux d'obéir... »

Valgan jeta un regard à Barbe-rouge qui hocha la tête :

« La petite à raison d'être en colère, semble-t-il. Vendre une prêtresse de Moura n'était pas la meilleure idée de ma carrière. Fais ce qu'elle dit en attendant qu'elle revienne à la raison. »

Leyna ne releva pas, restant de marbre tandis que Valgan allait chercher le géant prisonnier. Dès qu'il parut sur le pont, amaigrie mais encore impressionnant au point que les yeux de Kassara s'arrondirent de stupeur, Leyna croisa les bras et lança :

« Thunderhead, vous deviendrez capitaine de se navire à condition d'obéir à la volonté de Moura, et à la mienne. En dehors de cela, vous pourrez le mener où bon vous semble. Cette proposition vous convient-elle ? »

Le colosse, nullement impressionné, fit remarquer qu'obéir à une femme ne lui disait rien. Sut-il à quel point il passa près de la mort à cet instant ? Sans doute pas, mais la prêtresse, dont les nerfs étaient proches de lâcher, si.
Il accepta néanmoins.

« Bahahahahaha !! Comme tu voudras ! J'ai toujours obéi à Moura, j'vois pas pourquoi j'refuserais ! Tu dois être une fille futée pour demander ça à Gallion Thunderhead ! Où je veux, c'est ça ? »

Futée ? Désespérée plutôt ! Mais elle se garda bien de le dire. Elle répondit :

« Où tu voudras, mais nous passerons d'abord par Tulorim pour déposer mon amie. »

Elle désigna Kassara, mais la jeune femme, qui n'avait toujours pas détaché les yeux de Galion, secoua la tête.

« Non... Il n'y a plus rien pour moi, là-bas. Je t'accompagne. »

Leyna la regarda droit dans les yeux et y lut une profonde détermination. Elle avait fait son choix. La semi-elfe hocha la tête. Ils n'iraient pas à Tulorim.

Barbe-rouge, qui avait pris place sur un banc de rameur de mauvaise grâce, marmonna :

« Si on ne fini pas sous l'eau... nul autre que moi ne peut vraiment manœuvrer le Chasseur des brisants. C'est un savoir qui se transmet de capitaine en capitaine... »

Thunderhead ne manqua pas de se moquer du capitaine déchu, qui serra les dents et ne répondit rien. Puis, il alla à la barre pour décider de mettre le cap sur Oranan. Il n'avait encore fait aucune remarque sur la tenue des deux femmes mais ne se privait visiblement pas de se rincer l’œil.
Leyna demanda à trouver des vêtements pour Kassara. Kéosan, l'aéromancien, se proposa de lui trouver ce qu'il fallait. Leyna allait elle aussi retrouver sa cabine pour se changer quand le nouveau capitaine l'apostropha d'un air moqueur :

« T'es bizarre, toi, tu dis que t'es ma patronne, mais tu m'dis pas où aller. Laisse-moi deviner, t'as nulle part où rentrer, pas vrai ? »

La prêtresse haussa les épaules. Il avait le don d'enfoncer les portes ouvertes.

« Je vais avec les courants de Moura, et à leur image, je n'ai pas d'attache. Tant que la déesse ne me dira rien, je suivrais. Qu'y a-t-il de plus normal ? »

Elle sentait un peu de sérénité revenir. Mais avait tout de même grand hâte de chercher dans sa sacoche. Elle craignait de deviner ce qu'elle allait y trouver...

Le pirate rit, affirmant que malgré sa propre piété, existante bien que limitée, la déesse ne lui avait jamais parlé et qu'il valait mieux faire ce que l'on désirait plutôt que l'attendre.
Leyna, heureuse d'être enfin de retour dans son élément, expliqua calmement :

« La parole de la déesse s'écoule à travers notre vie sous forme d'événements. Nos réponses sont nos actions. Actuellement, je n'ai d'autre désire que de me reposer, et je vais le faire. »

Elle regarda Exech qui s'éloignait, ville sinistre qu'elle ne pouvait s'empêcher de considérer comme mauvaise. Peut-être ce qu'elle avait fait avait affaibli les sectateurs ? Elle ne pouvait que l'espérer.

« J'espère seulement que la prochaine épreuve de la déesse sera plus douce... »

Disant cela, elle se retira dans sa cabine. Beaucoup de ses affaires avaient été vendues, mais rien d'important. Elle avait le livre, la dague... elle enfila son ancienne robe aux écailles argentées et se permis une petite sieste. En se réveillant, elle pria avec ferveur avant de faire ce qu'elle aurait dû faire depuis longtemps : ouvrir sa sacoche pour voir ce qui l'y attendait.

Elle ne fut guère surprise de voir le cristal rouge sang, un fragment de la pierre qu'elle avait brisée sur le front du scorpion.

(Moura... pourquoi ? Je suis toujours esclave du scorpion, et il me suivra partout...)

Hors de question de se débarrasser de cette pierre. Son sang avait été versé dessus et les étranges sensations qu'elle avait ressentit indiquaient qu'elle lui avait volé son âme. Peut-être qu'à force de prière...
Elle cacha l'objet maléfique, tremblante. Personne ne devait le savoir ! Un tel secret... une telle humiliation... Quand serait-elle libérée ? Elle devrait demander à un temple, mais qui accepterait d'aider une prêtresse qui s'était montrée à ce point déméritante ?
Elle se résolut à sortir en silence, avec son petit tambourin. Pour oublier tout cela, elle préférait encore reprendre son ancienne activité : donner le rythme aux rameurs. Elle s'installa donc devant Thunderhead, dominant les rangs de rameurs, et commença à battre en rythme.

Derrière elle, Valgan s'approcha pour dire au capitaine improvisé :

« J'ai commencé à être initié au maniement de ce navire, aussi, j'aurais un conseil que vous allez devoir suivre : pas de manœuvre brusque ! Si vous essayez de virer de bord, on va tous virer par dessus-bord ! Il n'y a pas de quille et le lestage est minimal, et les balistes menacent à tout instant de nous faire basculer d'un côté ou de l'autre. En bref, priez pour qu'il n'y ait ni attaque, ni tempête : seul le véritable capitaine peut manœuvrer le Chasseur des brisants... »

Il avait dit cela sur un ton décontracté, mais ses derniers mots laissaient clairement entendre qu'il n'aimait pas l'idée d'avoir Galion à la tête du navire. Leyna réfléchie. Elle avait déclenché tout ça, mais n'avait finalement que peu de prise sur les événements. Elle se mit à prier pour que rien de fâcheux n'arrive...

Comme pour contredire ses souhaits, le navire tangua violemment. Mais un éclat de rire lui signala qu'il ne s'agissait que d'une mauvaise plaisanterie du géant qui se moquait de Valgan.
De manière plus surprenante, il s'excusa ensuite auprès de Leyna, prétendant qu'il dosait les réactions du navire, avant d'assurer à Valgan qu'il se débrouillerait. Le sang-pourpre grinça :

« Faites bien attention, si nous chavirons, il n'y aura pas de place pour vous sur le radeau... après tout vous n'êtes pas le capitaine, pour l'équipage... »

Sur ses paroles menaçantes et avec un regard guère plus sympathique à la prêtresse, il se retira. À la place ce fut Kassara qui parut sur le pont supérieur. Leyna rata un battement sur son tambourin en la voyant. Elle portait une tunique longue, un peu sale mais encore très élégante, et allait jambe nue, les pieds chaussés de sandales et les cheveux attachés par un anneau d'or.
Les sang-pourpres avaient la réputation d'être cruels avec les femmes, du moins c'était ce que Leyna avait souvent entendue. Pourtant, ils avaient visiblement ouvert la cale à butin pour qu'elle puisse se vêtir comme elle souhaitait. Le résultat était impressionnant, mais il fallait reconnaître que Kassara aurait pu ressembler à une reine même avec des haillons.

« Si notre nouveau capitaine pouvait faire attention... j'ai déjà eu toutes les peines du monde à m'habiller avec le roulis, si c'est pour m’étaler par terre en sortant... » lança-t-elle avec humeur.

Elle n'avait visiblement pas l'habitude de la mer, mais parvenait à garder un port altier malgré son pas mal assuré.

« Tu vas mieux, Leyna ? » demanda-t-elle ensuite.

La prêtresse hocha la tête en silence et se mit à fredonner. Il lui sembla que l'ombre du cristal s'éloignait momentanément.

(Gardienne des océans, dans vos profondeurs, entendez mon chant...)