Une fois n'est pas coutume, mon plan génialement génial (élaboré par un Aldryde non moins génial) va comme sur des roulettes jusqu'à ce qu'un imprévu fiche tout par terre, mes espoirs et ma patience y compris. Je vous redétaille rapidement la situation: alors que l'attention toute entière des prisonniers est fixée sur l'autre bout du couloir, Ethel se glisse furtivement hors de la cellule, plus silencieuse que mon battement d'ailes. A peine un regard échangé, m'invitant à la rejoindre illico, et la voilà se fondant les ombres verdâtres du couloir. Et c'est ce que je m'apprête à faire quand soudain, pour je ne sais quelle raison démoniaque (je vous fiche mon billet que c'est encore mon destin qui fait mumuse), l'un des prisonniers se retourne et vrille son regard à la fois apeuré et inquisiteur dans ma direction. Bien évidemment, j'ai déjà quitté mon couvert lumineux et c'est parfaitement identifiable que je me retrouve exposé.
Quelle n'est pas ma surprise lorsque je crois distinguer dans un hoquet de surprise la première syllabe de mon prénom! D'abasourdissement et de trouille, je vacille un instant avant tourner mes pupilles vers l'être qui semble me connaître. Les battements de mon coeur font la course avec ceux de mes ailes, et je me demande qui de moi ou de mon coeur s'envolera le premier. Un grand poids tombe dans ma poitrine lorsque je distingue à qui j'ai affaire. Un elfe svelte à l'air innocent, arborant des pupilles où bleu et vert se mélangent et une marque d'une couloir similaire sur le visage. Maelan, ex-compagnon du Vaisseau-Lune, ami fidèle du Marionnettiste que j'ai menacé plusieurs fois de mort. Maelan que j'ai quitté en termes amers, bien que sans haine, j'ose l'espérer. Au regard que nous échangeons, je devine que lui aussi est assailli par nos souvenirs partagés tandis qu'il se demande, tout comme moi, pourquoi diable nous nous retrouvons à nouveau à bord du même bateau (c'est une blague d'Aurore, je me dédouane de toute responsabilité pour sa nullité la plus totale) (Hééé!).
Je suis parfaitement confus, cependant. Ethel vient de partir dans le couloir, il me faut la suivre et je ne dois pas être aperçu par d'autres prisonniers. Tâchant de démêler inquiétude et une part de soulagement de retrouver un être connu dans cette prison, bien que nous ne soyons pas les meilleurs amis du monde, j'actionne mes ailes et m'enfonce dans l'obscurité, sans plus jeter un regard en arrière.
Quelques secondes passent où l'angoisse me prend à la gorge; il faut dire que le décor s'y prête: toujours ce couloir, glauque et sale, sans plus aucune lumière et où une brume verte et putride stagne. Instinctivement, je retiens ma respiration en pénétrant dans une zone plus compacte de brouillard. Puis je tombe sur Ethel, plaquée contre un mur, juste avant l'angle droit que suit le couloir. Elle semble jeter un coup d'oeil dans l'autre partie du couloir, où je-ne-sais-quelles ignominies nous attendent. Gardant le silence, je viens voleter près de sa tête, attendant qu'elle m'indique si la voie est libre. Elle se retourne alors vers moi brusquement avec un air alarmé, funeste héraut, me criant silencieusement qu'une tuile arrive droit sur nos caboches. Au même moment, Aurore me hurle de me mettre à couvert. Mon corps subit une décharge d'adrénaline.
Une seconde plus tard, nous sommes frappés d'une vague d'ombre solide.
Le contact avec cette attaque qui est sans aucun doute d'origine magique, au-delà de m'envoyer douloureusement culbuter dans les airs, me remplit d'un effroi sans nom. On dirait la Mort elle-même me frôlant de son châle funèbre. Secoué de tremblements dégoûtés, je suis assailli par tous les sentiments les plus négatifs qui puissent coexister chez un être sans le détruire. Peur, colère, tristesse... Toutes atteignent leur paroxysme et menacent de faire lâcher mon coeur papillonnant de panique.
Enfin l'ombre se retire et je puis revenir à mes sens. Avec horreur et colère, je constate que nous sommes à nouveau dans le couloir éclairé et il me suffit de me retourner pour confirmer mes craintes: deux prisonniers me dévisagent. L'un est un elfe à la peau blanche, grand et -je le constate avec étonnement- armé. Je m'arrête un instant sur la couleur étrange de ses cheveux, mauve soutenu, avant de détailler l'autre prisonnier. Un jeune humain brun à l'air passionné. Je le reconnais immédiatement et ne puis contenir une nouvelle vague d'effroi. Cet humain, je l'ai aperçu sur la Voile Noire, au retour de la citadelle des profondeurs. Alors comme ça, nous serions trois parmi les prisonniers à avoir un lien avec le Marionnettiste?! C'est complètement insensé! Où donc suis-je, par toutes les Akrillas les plus dégénérées?! Je suis en train de rêver, je ne vois que ça...
(Pas de doute possible, Sil'. Cette prison est reliée d'une manière ou d'une autre au Marionnettiste. Des coïncidences comme celles-ci ne se produisent jamais.)
(Mais qui nous aurait traîné ici? Le Marionnettiste est mort! Enfin... je suppose.)
(Souviens-toi. Lui-même était censé être un prisonnier. Son geôlier pourrait très bien avoir attiré tous les aventuriers des navires pour se venger.)
(Mais alors... Tu crois que la disparition subite de Léonid... Tu crois qu'il est ici aussi?)
(Je ne sais pas, Sil'. Impossible de localiser, mes pouvoirs sont inutiles ici. Mais c'est fort probable...)
Je tente tant bien que mal de réprimer l'espoir insensé de retrouver Léonid dans cette prison. Il faut que je survive. Seul.
Je jette un regard dépité à Ethel qui se trouve à côté de moi, semblant aussi choquée que votre serviteur. Je constate alors qu'elle a reporté son attention sur l'autre côté du couloir, d'où émerge des ombres le responsable de ma culbute aérienne, précédé d'un rire qui m'est déjà insupportable.
Ainsi arrive donc sur la scène de notre théâtre absurde un nouveau protagoniste. Grand elfe blanc, il arbore lui aussi une chevelure mauve. A croire que les porteurs de chevelures étranges tiennent un congrès dans le coin. Je note immédiatement qu'il est entièrement et richement vêtu. A n'en pas douter, il n'a pas le même statut que nous dans cette prison. Son aura de puissance et son sceptre que je suspecte magique y sont aussi pour quelque chose. Bref, qu'il soit ami ou ennemi, sa simple entrée me fiche les nerfs en pelote.
Une fois arrivé devant nous, il s'adresse à l'autre elfe, qu'il semble connaître et reconnaître (quand je parlais d'un congrès...), sous-entendant qu'il est responsable de la destruction des squelettes. Un rapide coup d'oeil me permet de vérifier qu'en effet, les cadavres sont en petit tas éparpillés sur tout le couloir. Dois-je m'estimer heureux de ne pas avoir été affecté par la vague d'ombre? Hum, il faut croire que oui.
Tandis que les deux elfes s'avancent l'un vers l'autre pour se donner l'accolade, je viens discrètement me poser sur l'épaule d'Ethel pour lui murmurer à l'oreille:
« Je me permets d'emprunter votre épaule, je fatigue. Les squelettes ont laissé en tas leurs pièces d'armure et leurs armes; vous devriez vous équiper, au moins en protections si vous ne savez manier la hallebarde. »
Je reporte mon attention sur le nouveau venu, qui, je l'apprends de la bouche de l'autre elfe, se nomme Naral. Eh bien Naral, je te revaudrai ton entrée fracassante. Mais pas maintenant. Avisant une dernière fois le reste du couloir, bien vide comparé à tout à l'heure (où sont passés les autres d'ailleurs?), je croise le regard insistant de l'humain.
(Qu'est-ce qu'il me veut, lui?)
(Faire ami-ami, probablement. Tu es tellement engageant.)
(C'est pas faux. Mais... ce ne serait pas un tatouage du Marionnettiste qu'il aurait sur le visage?)
(Je crois, oui. Un petit pote de Maelan. Tu crois qu'il sait que tu es responsable en partie de la mort du Marionnettiste?)
Je fiche mon regard dans le sien et articule silencieusement « Plus tard. ». Je me retourne immédiatement en direction des deux elfes, auxquels j'aimerais poser quelques questions. Je m'envole, ignorant les protestations de mes ailes réclamant plus de repos, et viens me mettre au niveau de Naral pour lui dire:
« Messire elfe? Loin de moi l'idée de gâcher vos effusions, mais vous avez l'air d'en savoir plus que nous sur notre situation. Au vu de votre accoutrement, je devine que vous n'êtes pas, ou n'êtes plus, un simple prisonnier comme nous. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'endroit où nous sommes et votre expérience? »
Je tâche d'afficher un air engageant, malgré ma peur et ma frustration ne pas être en train de fuir en compagnie d'Ethel à travers les couloirs de ce maudit bagne.